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27 / 11 / 2025 | 12 vues
Hervé Schmitt / Membre
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Défense : le sursaut d’embauche du privé à la merci des commandes publiques

La loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 prévoit 413 milliards d’euros d’investissement, manne qui devrait profiter aux grands groupes comme aux PME de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française. Avec des promesses en termes d’emplois, mais aussi de nombreux défis à relever.

 

À Paris, on se veut confiant. Alors que le Budget de la Défense ne s’élève qu’à 2,1% de son PIB, la France compte sur sa nouvelle loi de programmation militaire (PLM) pour booster l’investissement d’ici 2030. L’enveloppe allouée de 413 milliards d’euros doit constituer un facteur de croissance économique, dont les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française pourront profiter pour se développer, et donc créer de nouveaux emplois industriels, partout sur le territoire. « La LPM s’appuie sur des entreprises de défense souveraines, avance le ministère des Armées aujourd’hui dirigé par Catherine Vautrin. La BIDT représente déjà 200000 emplois directs, non délocalisables, dans plus de 4000 entreprises, des grands groupes aux petites et moyennes entreprises (PME) spécialisées. L’augmentation des investissements pourra notamment entraîner des milliers de recrutements supplémentaires, en particulier de techniciens et d’ingénieurs. »

 

Mais derrière le satisfecit du gouvernement français, la réalité du contexte économique dans lequel évoluent les entreprises françaises incite à la prudence. Car côté recrutement et ressources humaines justement, la France manque de candidats hautement qualifiés. En demande d’ingénieurs systèmes, de techniciens de maintenance, de spécialistes en électronique ou en intelligence artificielle, les entreprises françaises ont du mal à recruter.

 

La France peut croire en son potentiel

 

Le potentiel est pourtant là, en France comme Europe car tous nos partenaires sont confrontés aux mêmes enjeux, avec des réponses différentes. Le développement de l’industrie de la Défense répond en effet à plusieurs objectifs : un premier de souveraineté géopolitique, un second de réindustrialisation du Vieux continent. Nos voisins allemands l’ont bien compris et ont pris une longueur d’avance dans différents secteurs, au niveau politique et au niveau financier. Avec près de 1000 milliards d’euros, le chancelier Friedrich Merz a lancé un plan historique pour la Défense et ses infrastructures. Un plan concerté avec les grands acteurs de l’industrie comme Rheinmetall qui est en train de reconvertir une vingtaine de ses usines ainsi que des usines de l’équipementier automobile Continental pour sa production liée à la Défense. Objectif : accroître de 10% ses effectifs. Pour sa part, Renk – fabricant allemand de systèmes de transmission pour les chars d’assaut et pour les navires – fait face à des difficultés de recrutement et n’a plus d’autre choix que de piocher des candidats hors des frontières. « Depuis la fin de la guerre froide, c’est la période la plus intense pour le secteur de la Défense, avec la plus forte augmentation du volume des commandes sur une période de temps relativement courte », analyse Jan Pie, secrétaire général de l’Association des industries aérospatiales et de Défense (ASD). Avec les tensions que cela crée sur le marché du recrutement.

 

Les entreprises françaises, elles, ont aujourd’hui des carnets de commande bien remplis sur fond de tensions géopolitiques globales, alimentées par la guerre en Ukraine. Elles mettent déjà les bouchées doubles pour tenir la cadence et développer leurs nouveaux projets. Ces derniers sont nombreux, tous secteurs confondus. Dans celui des missiles par exemple, la demande européenne et ukrainienne gonfle les carnets de commande mais met la pression sur les délais de livraison et donc les cadences de production. Dans ce secteur qui jouit actuellement d’une forte croissance, le Franco-italien Eurosam vient ainsi de remporter un contrat avec le Danemark grâce à son SAMP/T (système sol-air moyenne portée/terrestre), un système de missiles surface-air de moyenne portée, supposant donc la production de missiles Aster en nombre par MBDA. Or chez le premier missilier européen, les ressources humaines sont aussi nécessaires sur deux modèles en cours de développement : le missile de croisière LCM – évolution sol-sol du missile de croisière naval (MdCN) existant qui devrait bientôt compléter l’arsenal des forces –, et le Stratus, futur missile de croisière et antinavires – successeur des fameux Scalp, Storm Shadow, Exocet et Harpoon. Côté drones militaires, la France n’est pas en reste non plus : le groupe Turgis et Gaillard vient d’opérer le vol inaugural de son Aarok et devrait pouvoir le commercialiser d’ici 2027. Dans le reste de la BITD française, la tendance est aussi à la hausse de la production, comme avec le canon Caesar produit par KNDS France et dont les chaînes de production sont actuellement à flux tendus.

 

Une industrie synonyme de développement pour les territoires

 

Pour répondre à ces demandes sans cesse croissantes, les industriels français n’ont d’autres choix que d’investir dans leurs capacités de production et dans les ressources humaines. MBDA est représentative de ces enjeux de la BITD française : avec le doublement de sa production entre 2023 et 2025 et un plan d’investissement de 2,4, milliards d’euros pour 2025-2029, le groupe recrute. Beaucoup. Quelque 2600 postes, rien qu’en 2025. « Nous avons plus de 100 métiers dont l’expertise s’étend sur toute la chaîne de valeur, de la conception au support clients en passant par le développement, la production et le maintien en condition opérationnelle, avance Jean-Luc Gaillot, directeur général délégué MBDA France. Nos besoins de recrutement sont aujourd’hui particulièrement importants dans nos bureaux d’études, ingénieries mécanique, électronique et logiciels, architecture des systèmes d’armes, essais et production. » De plus, une entreprise comme celle-ci est implantée partout sur le territoire français, au Plessis-Robinson (recherche et développement), à Bourges (production d’équipements et de structure de missiles), à la Selles-Saint-Denis (recherche, production et intégration) ou encore à Lacroix-Saint-Ouen (intégration pyrotechnique de missiles).

 

Sur ses sites de production implantés à Bourges (Cher), MBDA emploie 2000 salariés, 250 nouveaux ayant été embauchés en 2024. Une politique synonyme de renouveau industriel pour ce territoire. Selon François Cormier-Bouligeon, député du Cher et rapporteur budgétaire pour la Défense nationale et les forces armées, « les emplois à Bourges participent à la protection du continent : si l’armée ukrainienne réussit à contenir les Russes, c’est en partie grâce aux canons Caesar, et c’est le même raisonnement pour les missiles utilisés en mer Rouge contre les rebelles houthis ». Les élus locaux, eux, ne cachent pas leur satisfaction, voyant là des perspectives de développement sur le très long terme. « C’est une chance extraordinaire pour notre territoire », estime Yann Galut, le maire de Bourges.

 

À l’État de jouer son rôle

 

Si les industriels – grands groupes comme PME – ont pris le train en marche en investissant massivement, ils attendent désormais des engagements forts de la part de l’État français, leur principal client. Seuls de nouveaux contrats permettront d’enclencher un cercle vertueux, afin de pérenniser la filière et de sécuriser les recrutements d’aujourd’hui et de demain. Pour la France, les enjeux dépassent même la simple réussite de quelques acteurs industriels ou les chiffres du chômage : il en va de la souveraineté et de l’expertise industrielle tricolore. Car en Europe, d’autres pays accélèrent davantage la cadence : la Pologne, l’Allemagne, la Suède ou même le Royaume-Uni nous dépassent en termes de croissance de la commande publique. Il n’est pas encore trop tard pour combler ce retard. À condition que l’État français – quelque peu paralysé par l’instabilité politique actuelle – fasse les bons choix.

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