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13 / 07 / 2011 | 236 vues
Jean-Claude Fiemeyer / Membre
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Quid d’une approche systémique du harcèlement moral dans le travail ?

Lors du « café social » organisé le 28 juin 2011 par Le Miroir Social, qui a donné lieu à des débats passionnants, les participants se sont interrogés sur le mal-être au travail et sur les évolutions souhaitables en matière d’organisation.

C’est l’occasion d’aborder les dimensions « systémiques »  du harcèlement moral.

En effet, face à une situation de harcèlement moral, nous avons tendance à nous focaliser sur la relation établie entre harceleur et harcelé. Le bon sens élémentaire nous invite, en effet, à considérer que, pour qu’il y ait harcèlement, il faut un harceleur. En principe, le comportement de ce dernier n’entre pas dans les normes admises en matière de relations dans le travail. Il s’agit donc d’un pervers dont tout un chacun déplore les pratiques, à commencer par les dirigeants de l’organisation (même s’ils font bien souvent preuve d’une grande tolérance vis-à-vis des harceleurs). Certains best-sellers ont largement popularisé cette hypothèse.

Dans la réalité, comme l’ont montré les divers intervenants du « café social », les choses sont plus complexes : les évolutions des organisations en place tiennent un large rôle dans l’existence de manifestations de harcèlement.

Cela suscite un débat important auquel je souhaite apporter une contribution.

Pour éclairer les propos qui vont suivre, nous pouvons nous inspirer d’une  problématique voisine : les criminologues estiment, en règle générale, qu’à chaque type de criminalité correspond un « profil » de criminel. Aux États-Unis, cette approche a donné lieux à des analyses de plus en plus fouillées. Pourtant, quand le juge Jean de Maillard a voulu analyser la plus grande escroquerie du siècle [1], celle qui a provoqué la crise financière de 2008, il lui est apparu impossible de mettre en évidence les « profils » des criminels. Certes, participaient à l’« arnaque », des agents immobiliers trop entreprenants, des banquiers trop complaisants, des spécialistes des montages financiers trop imaginatifs, des diffuseurs de titres trop expéditifs etc. Mais de véritables criminels conscients et organisés, pas de traces. D’ailleurs, à part Bernard Madoff, qui a joué le rôle de bouc émissaire, aucun intervenant dans le processus n’a été véritablement inquiété.

Une criminalité sans criminels

  • Jean de Maillard retire de cette analyse deux conclusions majeures : d’une part, il existe une criminalité sans criminels, d’autre part cette criminalité est « systémique », c'est-à-dire qu’elle est une composante indispensable au fonctionnement du système financier international. Elle contribue à assurer sa pérennité et elle l’aide à gérer ses contradictions : sans elle, le système se bloque.


Si l’on transpose ces réflexions au problème du harcèlement dans le travail, cela nous amène à nous poser deux questions.

  • Peut-il y avoir du harcèlement sans harceleurs ?
  • Le harcèlement dans le travail a-t-il un caractère systémique ?


Pour répondre à de telles questions, il est nécessaire de prendre un peu de recul. Je me suis efforcé de montrer, dans mon livre La fabrique du stress système, comment, dans une organisation, le stress peut provenir de la confrontation entre des systèmes relevant de logiques contradictoires. Il faut prendre ici le terme « système » dans l’acception du management, c'est-à-dire un ensemble d’éléments d’organisation (valeurs, objectifs, structures, comportements, outils…) cohérents avec une logique dominante.

Quand une logique s’impose d’une manière incontestable, le système est stable et les tensions minimales. En revanche, si des logiques contradictoires cherchent à s’imposer, il en résulte des tensions permanentes dans l’organisation, au détriment de la sérénité des gens. Prenons, par exemple, le cas d’une entreprise guidée par une simple logique de conquête. Cette logique transparaît largement dans son vocabulaire usuel [2] : élaborer une stratégie, cibler ses objectifs, établir des feuilles de route, conquérir un marché, mener une guerre économique etc. Tout son mode de fonctionnement est organisé en fonction de cette logique. Les salariés de cette entreprise la connaissent et l’admettent : face à des adversaires, à savoir les concurrents qui veulent ravir leurs parts de marché, ils sont familiarisés avec cette logique guerrière. Elle ne les stresse pas particulièrement.

Prenons maintenant le cas d’un hôpital public. Traditionnellement, la logique dominante est une logique d’excellence : il faut apporter la meilleure réponse possible aux maux dont souffrent nos concitoyens. Aux yeux du personnel, les adversaires sont la souffrance et la maladie, mais en aucun cas, les collègues de l’hôpital voisin. Médecins ou infirmières sont des êtres pacifiques vis-à-vis des tiers. Ils ont largement matière à s’investir avant de souhaiter se comporter comme des guerriers. Leurs choix professionnels correspondent au sens qu’ils ont souhaité donner à leur vie [3]. Adopter une logique de conquête inspirée de celle de l’entreprise privée et, à ce titre, vouloir les transformer en « guerriers » remet en cause leurs raisons de vivre.

Les conditions du harcèlement

  • On comprend donc qu’une organisation qui passe d’une logique d’excellence à une logique de conquête soit soumise à de graves turbulences.

C’est là que la nécessité du harcèlement apparaît. Pour illustrer cette affirmation, prenons un exemple : ceux qui ont connu le temps du service militaire obligatoire (ce qui fait encore pas mal de monde) se souviennent encore de leurs « classes », période pendant laquelle l’armée s’employait à transformer de paisibles conscrits en redoutables guerriers. Cela ne se passait pas tout seul : elle déployait une armada de cadres subalternes, caporaux, sous-officiers, officiers. Ceux-ci avaient pour mission de venir à bout des valeurs et des attitudes présumées en inadéquation avec les exigences de l’organisation militaire. Braves gens ou imbéciles au comportement sadique, tous avaient clairement pour mission de harceler les recrues.

  • Ils étaient des harceleurs au titre de leur fonction et non du fait de tendances perverses.


Nous disposons maintenant d‘éléments de réponse aux deux questions que nous avons posées.

  • Le harcèlement apparaît, non comme une anomalie résultant du comportement de certains pervers (même si cela n’est pas incompatible), mais comme un instrument privilégié de transformation de la logique dominante au sein de l’organisation. Plus ces logiques sont éloignées et plus la transformation est rapide, plus le stress est fort.


Cela amène à relativiser l’efficacité des moyens destinés à alléger les tensions en période de transformation rapide : chartes, groupes d’échanges, mise en place d’indicateurs variés, et, bien sûr, communication sélective (ce que l’on appelait autrefois propagande).

En réalité, les seuls moyens, pour des dirigeants, de conduire sans casse humaine les évolutions d’une organisation sont la recherche d’un compromis honorable entre les exigences des logiques en présence et l’adoption d’un rythme de changement acceptable. Tout le reste n’est que littérature.
 

[1] Dans son livre L'arnaque - La finance au-dessus des lois et des règles (éditions Gallimard), il explique magistralement comment, de la crise des subprimes aux spéculations sur les CDS, des centaines de milliards de dollars ont été prélevés dans les économies de paisibles citoyens pour atterrir dans des paradis fiscaux au profit de financiers sans scrupules.
[2] Cette remarque est empruntée à l’excellent livre de Martine Chosson : Parlez-vous la langue de bois ? (éditions Points, collection Le goût des mots).
[3] Dans la même veine, quand Jacques Delors expliquait, il y a quelques années, que, dorénavant, les universités devaient être « compétitives », voulait-il dire par là que les universitaires devaient désormais considérer leurs collègues d’universités voisines, comme des concurrents à vaincre, au risque de décourager la communication au sein de la communauté scientifique ?

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