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03 / 05 / 2011 | 3 vues
Marie Pezé / Membre
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Risques psychosociaux : de la communauté des égoïsmes à la solidarité de principe

Si le travail peut faire souffrir, c’est d’abord parce qu’il est porteur de nombreuses promesses :

 

  • promesse de l’utilisation et de l’amplification de ses savoir-faire, des pouvoirs de sa sensorialité, de sa motricité, de ses facultés cognitives, bref de son corps ;
  • promesse d’accomplissement de soi par le regard des autres sur son travail et de la construction identitaire  qui en découle ;
  • promesse d’émancipation sociale par l’autonomie financière, d’accès à la maturité par le dépassement de la dépendance aux parents. Promesse d’arriver à subvertir la souffrance de certaines failles, de certains chaos infantiles en œuvre originale ;
  • promesse de l’apprentissage du vivre ensemble, condition de la construction de la coopération et de la solidarité. Le monde du travail est l’espace social qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à interagir, partager et nous confronter avec tous les autres. Travailler, c’est se travailler et travailler ensemble.


L’intuition clinique qui a poussé les cliniciens de terrain à créer les  premières consultations « souffrance et travail » il y a quinze ans, s’appuyait sur la perception chez les patients, de tableaux cliniques inhabituels, d’une intensité féroce. Tableaux de temps de guerre, et nous étions en 1995. 

Tous les salariés criaient alors : « Je suis harcelé ! » - « Prouvez-le », leur disait-on

  • Première difficulté

L’insuffisance tragique de la seule plainte individuelle. Du contenu de la plainte d’abord, centré sur la seule psychologie du bourreau et de la victime. Du pouvoir d’action de cette plainte ensuite, depuis toujours signe de fragilité personnelle, surtout quand elle n’évoque pas l’activité de travail et ses conditions. La plainte individuelle est immédiatement renvoyée à l’histoire personnelle, aux difficultés intimes. Quelqu’un se plaint de quelqu’un : un chef, un cadre, un collègue.  Dans la description de ses difficultés, il fait l’impasse sur son travail, s’en tient mordicus à une histoire de personnes, de caractères, de méchanceté. Et le conflit se résume à un conflit de personnes.

  • Deuxième difficulté

Qui d’entre nous sait décrire son travail ? Le travail s’éprouve plus qu’il ne se décrit. Celui qui travaille possède la connaissance du travail par corps. Il travaille sans y réfléchir, de manière réflexe. En fait, il est habité par le travail. Le travail est déposé, enfoui, sédimenté dans ses gestes, dans sa mémoire. Au travers des divers apprentissages, des postes occupés, ces gestes de métier, mille fois répétés et ajustés, nouent des liens étroits entre l’activité du corps et les savoirs techniques d’un corps de métier. C’est ainsi que chaque travailleur transmet par son corps l’histoire de son travail. Par son corps physique, mais aussi par son deuxième corps, dit subjectif.

  • Troisième difficulté

Faire comprendre à nos collègues cliniciens que nos patients présentaient des symptômes psychologiques spécifiques, en réaction à ce qu’ils avaient subi sur leur lieu de travail. L’utilisation des  approches psychologiques habituelles  pouvait devenir une véritable maltraitance théorique. Le patient s’accusait déjà bien assez de sa faiblesse sans y ajouter l’hypothèse de son masochisme, sur lequel, s’il existait, il serait bien temps de revenir plus tard. Il s’agissait déjà de pointer les rapports de domination dans le monde du travail, la subordination liée au contrat de travail qui fait du salarié la « partie faible ».
Il fallait  surtout revenir aux temps constructifs où leur travail leur apportait du plaisir, ce qui semblait avoir le pouvoir de les apaiser, de les ramener assez étonnamment sur leurs deux pieds.

Bientôt, avec un peu de méthode dans nos entretiens, nous avons su aider nos patients à reconstruire chronologiquement le moment où les conditions d’exécution de leur travail avaient basculé, jusqu’à rendre le travail difficile, abîmé, infaisable. Et jusqu’à les rendre malades.

Réseau pluridisciplinaire

Avec cette méthodologie et la constitution d’un réseau pluridisciplinaire réactif, les sortir d’affaire est devenu possible.

  • Les parcours des premières consultations ont été solitaires car personne dans la communauté médicale ne partageait notre point de vue. Si nous n’avions pas su construire très vite un réseau et un groupe de réflexion, nous n’aurions pas tenu.  

Pressentant de plus graves violences à venir, nous avons décidé d’ouvrir nos consultations aux cinéastes. De saisissants documentaires sur les conséquences physiques et psychologiques des nouvelles organisations du travail ont été réalisés. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc Antoine Roudil, J'ai très mal au travail, de Jean-Michel Carré ; La Mise à mort du travail Jean-Robert Viallet et Alice Odiot.

Les événements ont tragiquement donné raison à notre perception de la situation. Il a fallu atteindre un nombre de suicides étonnant, concentré dans  quelques entreprises, pour qu’on s’émeuve enfin et que l’on voie se multiplier les unes des journaux, se réunir plusieurs commissions parlementaires (dont les rapports, on le sait, sont allés encombrer les tiroirs).

Bras de fer stérile

Des bras de fer théoriques ont désormais lieu entre chercheurs, pour trouver les causes : harceleur pervers, bon et mauvais stress, organisation du travail pathogène…

Des bras de fers commerciaux surgissent car la souffrance au travail est un marché juteux. De savants calculs statistiques visent à dédramatiser : « Mais c’est un chiffre normal ! »

Des bras de fer idéologiques et stéréotypés empêchent la perception des problèmes réels, ruinant toute possibilité de dialogue social : la croyance que le droit du travail français empêche le développement économique, la croyance dans la paresse du salarié français, pourtant l’un des plus productifs au monde…..

De l’approche victimologique, donc la recherche du pervers, à la dénonciation des organisations du travail pathogènes, jusqu’aux accords anti-stress, anti-violence, anti-risques psychosociaux, ce qui est mis en place ne fait pas pour nous le tour de la question.

Surtout qu’il peut s’avérer tentant pour certains (chefs d’entreprise, cadres, salariés, thérapeutes, consultants), défensivement ou stratégiquement, de dénier la réalité et de tenir un discours léger, se contentant de parler du mieux-être au travail, en donnant des recettes.

Ou bien d’opposer aux plaintes individuelles des questionnaires quantitatifs de tous ordres,  de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching, une rhétorique stratégique sur la faille individuelle, bientôt des tests génétiques, des mesure du taux de cortisol du salarié. Tout continuera à être essayé pour tendre vers l’embauche d’un salarié employable, inoxydable, interchangeable.

  • Le maillon essentiel de résistance à mobiliser demeure pour nous le sujet qui travaille.

Sommes-nous quittes de nos petits silences quotidiens, de nos petites cécités, de nos têtes tournées ailleurs quand il faudrait regarder ? Sommes-nous indemnes de nos petits consentements ? Un salarié docile oppose l’efficacité de son dressage à l’action critique.

Nous pensons que se trouvent peut-être là de puissantes marges d’action à conquérir.

La peur au travail a été si savamment distillée par les guides de management, que nous en sommes, à tous les niveaux hiérarchiques, les courroies de transmission. Il règne dans ce pays une conviction managériale reposant sur la certitude qu’un salarié heureux risquerait de s’endormir et qu’il faut entretenir sa « précarité subjective » l’empêcher de se stabiliser dans son travail, spatialement, géographiquement, émotionnellement, collectivement.

L’utilisation individualisée des entretiens d’évaluation, la désagrégation des collectifs, la masse grandissante des chômeurs, la vision des SDF y contribuent. L’invisibilité de cette peur sociale organise la société du consentement, de la capitulation, du mépris de soi et des autres. La peur organise l’adhésion à des mises au ban pour sauver sa peau, sa place.
Surmonter sa peur commence par savoir quoi dire collectivement et donc par les échanges sur le travail avec les collègues, le collectif, l’équipe.

Surmonter sa peur, c’est aussi connaître ses droits. Faute de maîtriser les données juridiques, le salarié isolé est en souffrance, son équipe de collègues « impuissante », sans les armes nécessaires.

On pourrait craindre que ce rapport au contrat assèche les relations et signe le glas de la promesse du travail. Mais un salarié averti n'est pas forcément un salarié désenchanté. C’est un salarié adulte qui, par cette démarche, passe du statut de victime à celui de sujet de droit.

Vous pensez que ce qu'il se passe  à votre travail, « c’est comme ça, on n’y peut rien » ? Non ! C’est notre affaire à tous et nous y pouvons quelque chose. Au lieu de nous replier sur du chacun pour soi, défendons l’autre par principe. Car ce qu'il lui arrive ne doit pas nous arriver. Défendons-le même si nous ne l’aimons pas, soyons attentifs à son état, à son comportement, à son repli. Ne le laissons pas se débattre seul. Nous sommes alors nous-mêmes les artisans de la trahison des promesses du travail.

Coauteur avec Rachel Saada et Nicolas Sandret de Travailler à armes égales, Pearson, 2011. Souffrance & travail consitue le site support avec un magazine et un forum.

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