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06 / 08 / 2014 | 1218 vues
Audrey Minart / Membre
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« Le travail en 12h à l’hôpital, de la dérogation à la généralisation ? » - Fanny Vincent, lauréate du DIM Gestes

« Les 12h » semblent aujourd’hui être réclamées par nombre de professionnels de santé bien qu’elles soient décriées par certains syndicats, voire par certains responsables hospitaliers. Les études restent encore peu nombreuses et divergent dans leurs conclusions sur cette organisation particulière du temps de travail et notamment sur ses effets à long terme sur la santé.

S'intéressant depuis toujours aux questions de santé, c’est dans le cadre de son master « politiques publiques de santé » de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble, en partenariat avec le CHU de la ville, que Fanny Vincent entend pour la première fois parler du « travail en 12h ». En effet, parmi les autres étudiants de master 2, plusieurs cadres de santé, inquiets des effets de cette nouvelle temporalité du travail, interrogeaient les intervenants sur cette question. De plus en plus réclamée par les soignants, l’organisation du travail en 12h n’est pourtant à l’origine qu’une dérogation, prévue par un décret du 4 janvier 2002 (article 7), dans le cas où « les contraintes de continuité du service public l’exigent en permanence ». Mais la dérogation tendrait à s’étendre.

Alors en cours de rédaction de son mémoire sur les agences régionales de santé (ARS)*, l’étudiante réfléchissait déjà à poursuivre en thèse. « J’aurais pu préparer les concours pour travailler dans un établissement de santé mais je n’étais pas prête pour cela. Je réfléchissais donc à faire une thèse afin de mieux maîtriser les enjeux de santé et le travail en 12h en cristallise de nombreux… Cela me permettait également de gagner en légitimité, pour le cas où je serais un jour amenée à diriger des équipes. Je ne renonce donc pas à l’idée de passer les concours, mais ce projet est reporté à plus tard ».

Fanny Vincent est l'une des lauréates 2012 du DIM Gestes, un groupe d’étude interdisciplinaire sur le travail et la souffrance au travail financé par la région Île-de-France, qui accompagne les projets de jeunes chercheurs via des allocations doctorales et post-doctorales. 

Plein cap sur la thèse donc dès 2012… Fanny Vincent se met à la recherche d’un directeur de thèse. Dominique Méda, professeur de sociologie à l’Université Paris-Dauphine et directrice de l’IRISSO UMR7170, se montre intéressée. Fanny Vincent propose son projet de recherche lors de la première campagne du DIM Gestes ; il est retenu pour être présenté au jury d’experts  lors des auditions de juin 2012. Le sujet est sélectionné.

Le travail en 12h in situ


Image et environnement hospitalier à partir d’octobre 2012 en région parisienne, elle passe deux mois en exploration dans un service de gériatrie. « J’arrivais et repartais en même temps que les professionnels, une majorité de femmes, et les suivais en pause pour savoir de quoi elles discutaient. Mais il était difficile de réaliser des entretiens. J’ai ensuite fait passer un questionnaire, en février 2013 ». Elle mène ensuite d’autres entretiens exploratoires au sein d’institutions telles que la Haute Autorité de Santé, l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé, ou encore l’ANACT.

Début 2013, elle poursuit ses recherches dans l’un des seuls services fonctionnant encore en 8h d’un autre hôpital quasiment entièrement organisé en 12h. L’expérience n’a duré qu’un mois. « Ma position n’était pas très confortable. Dans une ambiance de service qui m’est rapidement apparue dégradée et très tendue… Il était délicat de présenter mon observation, pour les besoins de ma thèse en sociologie, tant les équipes étaient sous tension. Je n’ai donc pas insisté ».

En août 2013, elle poursuit ses recherches, durant trois semaines intensives, dans un autre service, du même hôpital. « J’arrivais à 6h45 et repartais à 19h15. J’y ai aussi mené des entretiens avec des cadres, des syndicalistes, ou encore les médecins du travail ».

En mars 2014, elle a continué dans un hôpital situé en Normandie, organisé lui aussi en partie en 12h, afin d'effectuer une comparaison Paris/province. Elle vient d’y réaliser des entretiens avec des infirmières, des aides-soignantes, des ambulanciers et également des cadres.

Après un an et demi de recherches, quels premiers constats ?


« Déjà, même si j’envisage les 12h comme un dispositif, il faut dire qu’il n’est pas homogène et recouvre des réalités multiples. Par exemple, l’un des hôpitaux étudiés fonctionne sur des rythmes variables de semaine en semaine, avec en moyenne 3 jours par semaine, alors que l’autre s’organise sur des cycles de quatre semaines : 5 jours la première semaine, soit 60h, puis 2 jours la deuxième, soit 24h, puis de nouveau 60h, puis 24, et enfin s’ajoute une semaine de repos ». Sachant que les 60h peuvent se transformer en 72 en cas d’absentéisme, et donc de problèmes d’effectifs.

« Les quelques études qui ont été menées (anglo-saxonnes pour la plupart) ne s’accordent pas sur les effets du travail en 12h : certaines affirment qu’il n’y n’aurait pas plus d'effets sur la santé qu’une organisation en 3x8h, d’autres que les risques de santé augmentent : manque de sommeil qui s’accumule, grignotages, accidents lors des trajets du fait de la fatigue… Enfin, d’autres études encore affirment que le risque d’erreurs augmente à partir de la 9ème heure de travail. D’autres à partir de la 11ème heure. Les résultats divergent donc ».

« Une fois que tu es là, autant y être pour de bon »


Alors pourquoi préférer travailler en 12h ? Principal argument avancé par les professionnels de santé : la possibilité de gagner de véritables jours de « repos ». « Les femmes évoquent très fréquemment les enfants et toutes les activités de la vie quotidienne : courses, ménage… Mais aussi la possibilité de « prévoir » : rendez-vous chez le médecin, démarches administratives, les vacances etc. Elles gagnent aussi à ne pas être à l’hôpital tous les jours. Nombreuses sont celles qui m’ont évoqué leur impression d’y « être tout le temps ». L’idée c’est : « une fois que tu es là, autant y être pour de bon, on n’est pas à quatre heures près ».

À Paris cependant, ces arguments ont semblé totalement écrasés par la question des conditions de travail. « Certaines m’ont dit s’être remises à fumer exprès pour avoir des pauses cigarettes et sortir du service pour prendre un peu de recul, parce qu’elles n’arrêtaient pas de courir. Le travail en 12h permet donc plusieurs jours par semaine de sortir de ce cadre. Pourtant, tous affirment aimer leur travail… Mais ils semblent avoir besoin de le mettre à distance ». Ce qui va dans le sens d’un certain contraste par rapport aux entretiens menés en Normandie. « S’ils ont tous témoigné d’une importante charge de travail, tous me parlaient de leur « qualité de vie ». Ce qui n’a jamais été évoqué à Paris. À se demander si la « qualité de vie » y existe… (rires) ».

Autre argument : « la possibilité de travailler à côté », même si ce n’est pas forcément autorisé. « Aucun des interviewés ne m’a avoué le faire mais il y avait toujours une histoire d’une collègue qui venait de recevoir un blâme ou s’était faite renvoyer pour cette raison ». Autre possibilité d’augmenter ses revenus : les heures supplémentaires. « Les établissements font souvent appel aux heures supplémentaires et beaucoup de soignants sont volontaires pour revenir en faire sur leurs jours de repos. Ce qui fait que, souvent, certains choisissent de travailler en 12h pour pouvoir travailler plus… C’est un peu le paradoxe des 12h : travailler moins de jours pour au final pouvoir travailler plus d’heures ».

Oppositions directions/syndicats ?


« Depuis quelques années, la gestion du temps de travail est vue comme une masse budgétaire un peu obscure, qu’il faudrait rationnaliser… Le travail en 12h, qui permet de « faire gagner des effectifs », entre dans cette logique. » Cette organisation du temps de travail n’en semble pas moins séduire les directeurs, que la jeune doctorante commence à rencontrer afin de comprendre comment elle a été mise en place dans leur établissement. « Certaines directions ont imposé les 12h, d’autres non. J’aimerais comprendre pourquoi, ce qui a motivé leur décision ». Cette question semble en effet clivante parmi les directeurs, comme parmi les syndicats.

« Certains ne conçoivent pas que l’on puisse travailler autant en une seule journée sans mettre en danger sa santé sur le long terme. D’autant plus que l’on connaît encore mal les conséquences du travail en 12h sur la santé des travailleurs et sur les patients. Certains sont par ailleurs idéologiquement attachés à la réduction du temps de travail pour laquelle ils se sont battus ». Quoi qu’il en soit, côté directeurs, la question du budget importe. « Le travail en 12h peut faire gagner environ 5% d’effectifs. Même si les syndicats soulignent que ce n’est qu’à court terme, l’absentéisme pouvant ensuite augmenter… C’est également plus simple, pour les cadres des services, d’organiser les plannings en deux fois 12h par jour et de gérer l’absentéisme parce qu’il y a un vivier de salariés plus important que l’on peut rappeler si l’un d’eux n’est pas là ».

Travail en 12h et effets sur la santé


Parmi les témoignages recueillis par Fanny Vincent, les professionnels seraient conscients qu’ils « tirent parfois sur la corde », surtout après trois journées de travail d’affilée.

Un problème cependant : les études sur les effets sur la santé, sur l’organisation du travail ou sur la qualité des soins manquent encore à l’heure actuelle. C’est pour cela que « le ministère ou la Fédération hospitalière de France commencent à se pencher dessus ».

Autre difficulté : le manque d’études chiffrées sur les hôpitaux ayant choisi cette organisation-là en France… « Je me demande si le travail en 12h est la nouvelle norme de travail à l’hôpital. Dans quelle mesure ? Il est pour l’instant difficile de répondre à ces questions d’un point de vue quantitatif ». C’est la raison pour laquelle la jeune doctorante compte ajouter cet apport chiffré, pour compléter son approche qualitative.

À l’heure où les « 12h » tendent à se généraliser, sans que ses effets dans un secteur aussi sensible que la santé n’aient pourtant été clairement établis, Fanny Vincent continue à construire et enrichir ses recherches. À la fois symptôme et caisse de résonance des difficultés et des tourmentes de l’hôpital public, ce phénomène cristallise des enjeux allant bien au-delà d’une simple modification des horaires de travail. La jeune sociologue cherche à savoir dans quelle mesure l’attraction du dispositif des 12h peut s’expliquer par le fait que le travail est aujourd’hui devenu source de souffrance, par sa dureté et la lourdeur des objectifs qui lui sont assignés.

Référence aux travaux antérieurs :
* Mémoire : « Les agences régionales de santé (ARS) ou l’action publique recomposée, quelles avancées pour le premier recours ? Regard à travers l’expérience au sein de l’ARS Rhône-Alpes », Fanny Vincent.

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