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Traitement judiciaire des incapacités : comment travaillent les professionnels ?
Doctorante en sociologie, Julie Minoc enquête sur le travail des professionnels dans le cadre du traitement judiciaire des incapacités et sur les trajectoires et formes de « résistances » des populations qui en sont l’objet. Son projet de recherche, mené au laboratoire Printemps (CNRS/UVSQ), sous la direction de Laurent Willemez, « Le procès des tutelles. Conditions, formes et traitement judiciaire de remises en cause(s) du dispositif tutélaire » a été soutenu dès 2012 par le DIM Gestes pour trois ans.
Les recherches de Julie Minoc, 28 ans, semblent suivre un fil rouge, guidé par son intérêt pour « des institutions que l’on pourrait, à la suite de Foucault, qualifier de « savoir-pouvoir » sur les individus avec qui elles ont « affaire(s) » ou qu’elles sont amenées à « traiter »», telles que la justice et la psychiatrie mais aussi le travail social et la famille. Dès son mémoire de master 1 (enquêtes, terrains, théorie, ENS/EHESS), elle se penche sur le dispositif des groupes d’entraide mutuelle, dont l’objectif est de favoriser l’autonomie de personnes aux prises avec des troubles psychiques. Simultanément, en 2009, elle s’investit dans une équipe de recherche, « ruptures » qui s’intéresse à la justice familiale (projet ruptures, le traitement judiciaire des séparations conjugales en France et au Québec).
Un thème qu’elle s’appropriera l’année suivante dans le cadre de son mémoire de master 2 recherche, pratiques de l’interdisciplinarité (ENS/EHESS). Elle se focalise alors tout particulièrement sur les enquêtes sociales et expertises médico-psychologiques dans les procédures de séparation conjugale. Elle garde toujours à l’œil les pratiques des professionnels et leurs effets sur les gens « avec qui et le plus souvent aussi sur qui ils travaillent », c’est-à-dire notamment le travail d’encadrement, de normalisation, voire le « contrôle social » dont ils peuvent faire preuve dans l’exercice de leur activité.
C’est en 2012, alors qu’elle est encore en master 2, qu’elle obtient le soutien du DIM Gestes pour un projet de recherche sur le traitement judiciaire des incapacités, dans lequel interviennent magistrats, médecins mandataires, judiciaires à la protection des majeurs ou encore travailleurs sociaux, « professions que l’on regarde rarement avec un œil empathique ». « Dans le cadre de cette thèse, je m’efforce de ne pas porter un regard critique ou normatif a priori sur ces professionnels mais plutôt d’essayer de comprendre leurs pratiques, raisonnements et hésitations face aux cas auxquels ils sont confrontés, en étant attentive au contexte contraignant dans lequel ils exercent leur activité », explique-t-elle.
Discours et écrits des professionnels
« C’est au terme d’une succession d’évaluations et de qualifications profanes et professionnelles que le juge des tutelles statue sur les « facultés » de la personne, comme lui permettant ou non d’accomplir avec discernement les actes de la vie civile », explique Julie Minoc. « Il organise ensuite, le cas échéant, l’exercice de la mesure de protection, son fonctionnement et ses conséquences. Il définit ainsi ce que la personne peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire pour de nombreux actes concernant « ses biens et sa personne » et octroie des pouvoirs plus ou moins étendus à un tiers, familial ou professionnel, pour assurer ladite « protection du majeur », dans l’intérêt de celui-ci ».
Pour les besoins de sa thèse, Julie Minoc s’est penchée sur les contestations en appel de ces décisions. « À ce propos, il convient de distinguer celles qui portent sur le principe même de la mesure, de celles qui portent sur certaines de ses modalités : contre la désignation ou la décharge de tel tuteur/curateur, sur le type de mesure décidé, sur sa durée, sur la suppression du droit de vote ; ou encore de celles qui portent sur son fonctionnement, tel qu’un appel contre une ordonnance qui a autorisé ou refusé qu’un acte demandé par la personne elle-même ou son « protecteur » soit réalisé ». Ces recours peuvent autant être formulés par la personne elle-même, que par un ou plusieurs de ses proches, le tuteur ou curateur du majeur protégé ou même parfois par le parquet.
Pour les besoins de sa recherche, la doctorante a arpenté pendant dix-huit mois les couloirs d’une cour d’appel et plus exactement la salle d’audience et le greffe de la chambre des tutelles. Elle a, de façon complémentaire, dépouillé plus de 300 dossiers judiciaires de « majeurs protégés » : « la plupart d’entre eux sont très conséquents : s’y retrouvent l’acte de naissance, le formulaire de requête initiale ou le signalement, le certificat médical circonstancié du médecin (CMC), d’autres certificats de médecins généralistes ou spécialistes, des témoignages et attestations de proches ou de professionnels, les procès-verbaux d’audition, les rapports des mandataires judiciaires professionnels ou tuteurs/curateurs familiaux, les comptes de gestion, ainsi que des décisions précédentes, y compris bien entendu celle qui se trouve contestée, la lettre de recours, les dossiers de plaidoirie et conclusions des avocats s’il y en a etc. ».
L’avis du médecin, un élément déterminant dans la décision de justice
« Ce qui m’intéresse à travers ces écrits, ce sont notamment les propos de la personne mais aussi ceux portés sur elle par ses proches le cas échéant et les professionnels et la façon dont les discours se contredisent, s’entremêlent, sont utilisés, instrumentalisés, se nourrissent les uns des autres pour produire et asseoir des décisions. Ces dossiers sont par ailleurs un outil pour déterminer quelles sont les conditions d’entrée, de maintien et de sortie du dispositif de tutelle en reconstituant les trajectoires des personnes ». La doctorante cherche donc à comprendre quels sont les éléments qui pèsent dans cette co-production de la décision, à laquelle participent les professionnels, « quels sont, à chaque maillon de la chaîne, les critères déterminants pour motiver un signalement, une requête, un avis, une évaluation ou une décision ».
Dans tous les cas, selon Julie Minoc, le certificat du médecin « spécialiste », psychiatre pour l’essentiel, semble être l’un des éléments qui a le plus de poids dans la décision judiciaire finale. Un avis rédigé après une demi-heure d’entretien avec la personne concernée, selon les dires des principaux intéressés et qui n’a pas pour vocation de formuler un diagnostic. « Cet avis est délivré après une seule rencontre. Il constitue le préalable nécessaire à l’ouverture de la procédure et donc du traitement judiciaire, c’est donc fondateur ». « Les juges peuvent aussi avoir intérêt à faire peser la décision sur l’avis du médecin, auquel sont a priori reconnues une forte légitimité et une autorité, en vertu précisément de ce qu’il permet : fonder une décision sur des éléments médicaux a priori indiscutables car institutionnellement reconnus par tous ».
Populations concernées et déterminants sociaux des recours en appel
Les personnes susceptibles d’entrer dans le dispositif de tutelle peuvent rencontrer plusieurs types de « troubles », que Julie Minoc distingue dans des « catégories » qu’elle qualifie d’« indigènes » mais qui ont le mérite de mettre un peu plus de lumière sur les personnes concernées par ce type de mesures.
La première concerne les personnes atteintes de handicaps mentaux, en général depuis l’enfance, et/ou physiques, par exemple liés à des accidents de la vie (AVC…) ayant provoqué des « altérations de leurs facultés mentales » pour reprendre les termes de la loi [1]. « Pour ces personnes, le « handicap » et le besoin de protection qu’il suppose, compte tenu souvent de la situation de dépendance dans laquelle elles se trouvent, posent rarement question. Les appels portent alors plus largement sur le fonctionnement de la mesure ou mettent au jour des conflits de prises en charge, au sein d’une famille, d’une fratrie… ». Deuxième « catégorie » : les personnes rencontrant des troubles « psy » (psychiques/psychiatriques, selon l’obédience). L’hypothèse de Julie Minoc est que ce sont celles qui contestent le plus les décisions les concernant et surtout qui sont le plus en « capacité » de le faire. « C’est également dans ce type de cas que la frontière est la plus poreuse entre les difficultés d’ordre médical et celles d’ordre social ». Troisième catégorie de population : celle rencontrant des troubles décrits comme « cognitifs », par exemple les personnes touchées par la maladie d’Alzheimer. « Se trouvent bien entendu aussi dans cette catégorie des enjeux forts, qu’ils soient économiques, patrimoniaux, successoraux ou concernent des questions de prise en charge, notamment autour du placement en établissement ; le plus souvent autour des personnes concernées, ce sont des affaires de famille qui sont mises au jour et se cristallisent sur la scène judiciaire ».
Comme on peut l’imaginer au vu de cette typologie mais aussi en fonction des types d’appels et des personnes qui en sont à l’origine, « les affaires qui défilent en audience ont des contours et par conséquent des visages très différents selon ce qui s’y joue ». La doctorante souligne également que s’exprimer à l’audience, « a fortiori lorsque ce sont les personnes elles-mêmes qui contestent les décisions prises à leur égard », demande de mettre en œuvre un certain nombre de compétences orales, dans l’argumentation et même dans la présentation de soi. « Des ressources pour se conformer aux attentes et normes institutionnelles qui sont loin d’être socialement partagées, d’où l’importance de considérer aussi bien les déterminants sociaux de l’entrée dans la carrière de majeur protégé que les conditions de possibilité des formes de contestation d’une part, de sortie du dispositif d’autre part ». À cet égard, l’assistance ou non par un avocat est un autre critère déterminant.
Le « sceau » du judiciaire : ses implications symboliques et conséquences sur la vie privée
« Sur l’acte de naissance, présent dans tous les dossiers, la mise sous tutelle est inscrite… Ce n’est pas anodin. Un casier judiciaire peut être effacé… On voit donc bien ici que cette décision de mise sous tutelle touche vraiment à l’identité de la personne ». Julie Minoc insiste en effet sur une certaine forme de violence que peut symboliquement constituer, pour les justiciables, leur mise « sous » protection, et ses conséquences sur la vie privée. Une question qu’elle avait déjà appréhendée dans le cadre de son mémoire sur les enquêtes sociales et expertises psychologiques dans le cadre des procédures de séparation conjugale. « Au-delà de l’application de la mesure et de l’intrusion dans le quotidien et la vie privée que celle-ci suppose, une des manières de voir et comprendre comment les justiciables peuvent se sentir déposséder de leur « affaires », et d’une certaine manière de leur vie, est de regarder leurs réactions en audience ou au greffe (où Julie Minoc a passé beaucoup de temps) lorsqu’ils consultent leur dossier face aux « discours » portés sur eux, notamment par les professionnels ». Rappelant que le processus de décision de mise sous tutelle repose sur « la circulation de savoirs institutionnels sur les personnes aux fins de pouvoir, ne serait-ce qu’agir », la doctorante souligne également les analogies régulièrement faites par les justiciables concernés entre le procès des tutelles et des formes de procès au pénal.
Alors même que la mise « sous protection » est l’objectif affiché de la mise sous tutelle ou curatelle, « différents répertoires argumentatifs, de justification et d’action, potentiellement en conflits, entre logiques coercitives et d’assistance, conduisent du côté des « protégés » à des incompréhensions des tenants et aboutissants du disposition d’incapacitation-protection et à des formes de contestation face à ce qui peut être vécu comme une sanction indue ou une humiliation ».
Après ces dix-huit mois en immersion dans cette cour d’appel, où elle a suivi un très grand nombre d’affaires dans une approche ethnographique, Julie Minoc s’attèle aujourd’hui à un travail statistique. « Les dossiers en appel sont issus de l’ensemble des tribunaux d’instance du ressort, soit plusieurs dizaines, ce qui m’a permis d’accéder à une grande variété de populations et pratiques professionnelles sur des territoires socialement diversifiés et de constituer une base statistique importante à partir de l’intégralité des décisions judiciaires rendues sur une année et les dossiers étudiés ». Elle devrait ensuite dégager un certain nombre de cas significatifs et limites, et procéder à des entretiens avec les professionnels identifiés dans les processus de décision.
Objectif : comprendre le traitement judiciaire des incapacités, des gens aussi bien que de leurs situations, ainsi que les critères déterminants à chaque étape du processus.
[1] Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.
Bibliographie :
Sibylle Gollac et Julie Minoc, Des couples inégaux devant la justice, observatoire des inégalités, 21 janvier 2014.
Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, avec le Collectif Onze, Odile Jacob, 2013.