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Taxis indépendants : travail et vie de chauffeurs à mi-chemin entre dépendance et autonomie
Guillaume Lejeune, jeune doctorant en sociologie, a obtenu le soutien du DIM Gestes en 2013. Il enquête sur le travail (et la vie) des chauffeurs de taxi parisiens indépendants.
À 26 ans, il s’est un temps destiné au journalisme. Vu à quel point il s’est renseigné sur son interlocutrice, ainsi que la manière dont il a rédigé son projet de recherche, il en reste résolument des bribes. Ce sera finalement la recherche qui l’emportera lors de sa cinquième et dernière année à l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Toulouse (deuxième année de master « sociologie politique des représentations et expertise culturelle (SOPOREC) »). C’est plus précisément en deuxième année de master, lors d’une enquête collective sur la mobilisation des salariés de l’usine Molex à Villemur-sur-Tarn, financée par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et menée avec des chercheurs du laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP – EA4175), que Guillaume Lejeune s’éprend définitivement du travail de recherche. Il envisage alors l’option de continuer sur une thèse.
Son mémoire de master portait sur les astronomes amateurs, un sujet dont il pensait avoir fait le tour. « Puis je me suis posé la question de mes propres origines sociales ». Le sociologue Pierre Bourdieu n’est sans doute pas passé loin, dans un cursus où il est mis à l’honneur. Dans le cas de Guillaume Lejeune, le lien est présent. « Mes parents sont chauffeurs de taxi en milieu rural et font du transport pour patients. Il existe peu d’éléments en sociologie pour comprendre le travail des transporteurs de personnes indépendants ». L’idée lui vient alors d’effectuer une comparaison entre l’exercice du métier de taxi en milieu urbain et en milieu rural.
À la recherche d’un terrain
Dès 2012, après l’obtention de son diplôme de l’IEP de Toulouse, il présente un dossier au DIM Gestes, mais avec peu d’éléments de terrain. Il n’est pas retenu parmi les lauréats. « Je crois que je n’ai pas été très convaincant à l’oral ». Le jeune diplômé ne se laisse pas abattre pour autant et envisage de reprendre une année d’études à Paris, pour mieux préparer son projet notamment son terrain de recherche. Il intègre alors le master « sociologie d’enquête », parcours « travail », de l’Université Paris-Descartes, dirigé par le professeur de sociologie Olivier Schwartz, qui a notamment travaillé sur les chauffeurs de bus.
Une question cruciale se pose alors : « où trouver le terrain ? ». « Il est difficile de trouver les taxis à Paris et sa région sans les interrompre ou les déranger dans leur travail. Ce mémoire m’a donc permis de comprendre comment fonctionnait le terrain parisien ». Il passe alors par les syndicats de taxis et fédérations d’indépendants, les écoles de formation, suit les manifestations de janvier 2013 et étudie globalement le champ des « possibles » en matière de terrains, toujours dans l’idée de poursuivre en thèse. Un « puzzle » de sites possibles, qu’il présente une nouvelle fois au DIM Gestes. Cette fois-ci, le projet est reteutenu, pour une allocation doctorale de 36 mois au sein du Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS, UMR 8070).
Les parkings : « zone d’attente » et « lieux de sociabilité »
Depuis le début de sa thèse, il y a un an, en septembre 2013, Guillaume Lejeune travaille sur un terrain idéal : un parking ouvert 24h/24, où un millier sur les 20 000 taxis enregistrés par la préfecture (19 592 exactement, selon le rapport Thevenoud) attend chaque jour de prendre des voyageurs. « La première fois, j’y suis allé sans connaître personne. Je me suis présenté. C’est l’endroit où ils attendent le plus dans toute l’agglomération parisienne. Il s’agit d’un temps incontournable inscrit dans le travail ; pourtant, il pourrait apparaître en même temps comme « hors-travail » puisque c’est un temps non rémunéré du conducteur ». Le terrain est idéal pour s’approcher de ces professionnels qui ne craignent pas que le doctorant interfère dans leur relation avec leurs clients, même si celui-ci a déjà pu monter en voiture avec eux pour observer leur manière de travailler. « Ce parking d’attente, toujours plein et qui se renouvelle tout au long de la journée, est aussi un lieu de sociabilité. Les chauffeurs peuvent descendre de leur voiture et discuter avec des gens à l’extérieur. Certains ont même créé leur propre piste de pétanque ». Le doctorant a rencontré des habitués qui ont fini par lui en présenter d’autres.
À ce jour, avec la centaine d’entretiens réalisés, de « récits de vie » collectés, le chercheur ne manque pas d’anecdotes. Il s’est aussi, même si ce n’était pas au cœur de sa recherche, intéressé à la situation particulière des femmes dans ce métier. « J’ai beaucoup plus d’enquêtés hommes que d’enquêtées femmes. Sans doute aussi parce que les premiers sont plus nombreux que les secondes dans la profession, même si les données quantitatives sont souvent difficiles à obtenir ». Selon le genre, les comportements semblent légèrement différents. « Si les hommes sortent aisément de leur véhicule pour discuter avec d’autres chauffeurs, les femmes semblent davantage hésiter à le faire. Il est difficile de s’approcher des lieux de sociabilité ; ceux-ci restent très masculins. En effet, ce métier est pétri de « valeurs viriles » ».
Le jeune homme a par ailleurs pu fréquenter un groupe de femmes lors de ses excursions matinales dans ce parking « zone d’attente » qui devient leur « base arrière ». « Le noyau dur de ce groupe était la vendeuse de journaux, véritable point de repère pour ces conductrices, de surcroît détentrice d’un sésame : celui de l’accès codé aux sanitaires qui leur sont réservés ». Quelques observations sur le genre et la « domination masculine » que le doctorant compte affiner tout au long de sa thèse.
Partages de véhicule, agressions, incertitude, « attention constante », solitude
« Certains m’ont parlé du « doublage », quand deux chauffeurs se partagent un même véhicule. C’est un statut qu’ils trouvent souvent contraignant. Les horaires sont moins libres et il leur est parfois difficile de partager un même espace, aussi restreint. Voire intime. Le véhicule peut aussi leur être rendu sale. Beaucoup n’apprécient pas ». Par ailleurs, la plupart du temps, les chauffeurs ne parlent pas ou peu des agressions qu’ils ont pu subir. « C’est quelque chose que l’on ne partage pas avec les autres… Pourtant, cela arrive régulièrement aux chauffeurs de nuit, qui parfois décident de changer leurs horaires et de travailler de jour ».
Autre caractéristique du travail de chauffeur de taxi parisien : l’incertitude. « Il y a énormément d’aléas sur le trajet… Le chauffeur ne sait jamais qui il va transporter, où il va l’amener et combien de temps les trajets vont prendre, notamment en cas d’embouteillages. J’ai déjà passé une journée entière avec un chauffeur qui n’a fait que deux courses, justement à cause de ces embouteillages. Dans ce métier, il y a peu de routine ». L’attention du conducteur est constamment sollicitée, comme l’évoque le doctorant dans son projet de recherche : « être au volant dans une situation de trafic urbain souvent dense, d’une part, et être en contact avec le client à transporter d’autre part, suppose de tourner son regard à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur du véhicule. Le corps du conducteur est en station assise, ses mouvements sont limités, son déplacement sur la voie publique est contraint par les règles de la circulation routière. L’environnement lui vaut souvent de se résigner à suivre le rythme imposé en agglomération. La tâche à remplir comporte une double face : il s’agit de conduire, mais aussi d’entrer en contact avec un client qui a ses attentes et ses exigences ».
Le doctorant a en outre pu observer, dans le travail des indépendants, un décloisonnement entre travail et hors travail. « Lorsqu’ils rencontrent des problèmes dans leur travail, ils ne peuvent pas en parler avec d’éventuels collègues ». Autant de problèmes qui sont alors « ramenés » tels quels au sein du foyer. « Ce travail implique une extrême solitude ».
« Neutralité axiologique » et apports sociologiques escomptés
Lui-même, dont les parents sont chauffeurs de taxis, s'interroge : quel rapport entretient-il avec son objet de recherche ? « Lorsque j’établis le contact, il m’est impossible de ne pas dire qui je suis ». Ce qui semble même mettre à l’aise ses interlocuteurs, plus à même de livrer quelques confidences à un chercheur a priori capable de comprendre leur situation. Il existe cependant de grandes différences, selon le doctorant, entre l’exercice de la profession par ses parents et la manière, beaucoup plus incertaine, dont les taxis parisiens travaillent. Ce qui, il l’assure, lui permet de garder un certain recul face aux données collectées.
L’objectif ici est de contribuer à la sociologie du non-salariat, une « situation d’entre-deux où le chauffeur est exclu des droits sociaux du régime commun, sans pour autant posséder son outil de travail comme les artisans ». Une profession à mi-chemin entre « dépendance » et « autonomie ». Le doctorant cherche en outre à étudier de plus près les métiers du transport. La sociologie s’étant jusque-là focalisée sur le secteur public, enquêter sur des professionnels qui sont eux susceptibles de choisir leurs clients pour « minimiser » les risques encourus, pourrait alors, selon lui, apporter de nouveaux éléments.