Sois corporate et ferme-la: la liberté d'expression ne cesse pas au seuil des entreprises
Tout citoyen dispose en France de la liberté d’expression inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 à son article 11 (*) Les droits et libertés des salariés ne cessent pas au seuil des entreprises....
Dans l'entreprise le salarié ne perd pas sa capacité de penser et de s’exprimer. Il ne devient pas, n’en déplaise aux patrons, qu’une ressource humaine. Le Code du travail précise ainsi que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifié s par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » (article L. 1121-1 du Code du travail).
Sois corporate et ferme-la
S’il semble évident, naturel, que nous puissions nous exprimer au travail, quelque chose de grave se passe cependant dans les entreprises. Les employeurs essaient de museler les salariés qui feraient usage de leur liberté d’expression pour critiquer l’organisation du travail ou les conditions de travail. Ces salariés, considérés comme des empêcheurs de tourner en rond, se retrouvent sanctionnés, mis au banc des accusés pour avoir refusé le joug de la pensée unique.
Le patronat exige désormais de tous les salariés qu’ils soient « corporate » dans leurs attitudes, leurs dires et même leurs pensées ! Les entreprises reproduisent ainsi le modèle des grandes démocraties telles que la Corée du Nord, la Russie et l’Iran.
Nous avons le droit de penser, à condition que notre pensée soit la même que celle du chef. Nous sommes censés être euphoriques, applaudir lorsque l’employeur met en place une organisation du travail qui nous fait souffrir. Nous avons le droit de verser des larmes.
Officiellement, ce seront des larmes de joie même si intérieurement ce seront des larmes de douleur, de souffrance. Contre cette pensée unique, il convient de rappeler que le salarié peut aussi avoir des différends avec ses collègues, peu importe que cela nuise à l’ambiance sur le lieu de travail. Un manque d’affinité ou des désaccords entre collègues, y compris avec la hiérarchie, ne constituent pas une faute et l’employeur n’a aucun droit de le sanctionner.
C’est la Cour de cassation qui l’affirme. Ce n’est pas de l’insubordination.
La liberté d’expression s’arrête seulement à l’injure et à la diffamation
Le salarié qui ose la critique est souvent mal vu. Certains collègues bien « corporate » le considèrent négatif et arrogant tandis que l’employeur craint sa capacité à fomenter une révolte, sachant qu’il ose dire tout haut ce que nombre de salariés pensent tout bas. Emettre une opinion critique sur l’entreprise, y compris dans un but louable d’amélioration ou d’innovation, demande un grand courage tant cette posture d’indépendance intellectuelle est honnie. Pourtant, n’ayons pas peur de nous exprimer.
La liberté d’expression dans le milieu professionnel n’est légalement pas plus limitée que hors de l’entreprise
Ainsi, tout salarié peut ouvertement exprimer son désaccord avec la gestion de l’entreprise, sans que cela ne constitue nécessairement un abus (Cass. Soc., 14 décembre 1999, n° 97-41995). De la liberté d’expression a découlé un droit de critique pour le salarié qui n’est pas contraint de s’effacer face à son employeur. Il faut simplement rester vigilant quant à ce qui pourrait constituer un « abus ». L’exercice de la liberté d’expression permet au salarié de s’exprimer dans l’entreprise tant sur les conditions de travail ou la politique de l’entreprise que sur des questions politiques ou de société.
Au grand dam des employeurs, le lien de subordination n’est pas de nature à anéantir la liberté d’expression du salarié, ni sa faculté de critique.
Le salarié n’est pas réduit au silence. Il n’a pas à tout accepter de son employeur. Si les méthodes de fonctionnement de l’entreprise ne lui conviennent pas, le salarié est en droit de les critiquer.Les syndicats jouissent aussi de la liberté d’expression et de la critique. La critique est l’essence même du syndicalisme. Notre rôle est de défendre et promouvoir les intérêts des salariés. C’est pourquoi, nous pouvons exercer des critiques vis-à-vis de l’entreprise.
Sans expression ni critique, il ne peut y avoir défense des intérêts des salariés.
À ce titre, la première chambre civile de la Cour de cassation avait admis pour une association, à laquelle peut être assimilé un syndicat, que la critique était une composante de la liberté d’expression (Cass. civ. 1ère, Comme l’a écrit l’écrivaine québécoise Alice Parizeau dans Les Militants : « Il faut critiquer, il faut constamment tout remettre en cause.
Cela permet de rester jeune et de progresser ». Restons jeunes et continuons de progresser. 8 avril 2008, n° 07-11251). « Parce que la critique a pour but d’améliorer l’organisation du travail et/ou les conditions de travail, il est admis que les idées et les propos des syndicats peuvent heurter, choquer ou inquiéter (CEDH Handyside c/ RU, 7 déc. 1976, n° 5493/72) ».
La critique est donc constructive même si elle peut déplaire au destinataire.
Alors oui, osons la critique.
Ne tombons pas dans le conformisme. Au sein de l’entreprise comme dans la société, osons dire que nous ne sommes pas d’accord. C’est le préalable à la construction d’un monde meilleur. Comme l’a écrit l’écrivaine québécoise Alice Parizeau dans Les Militants : « Il faut critiquer, il faut constamment tout remettre en cause. Cela permet de rester jeune et de progresser ». Restons jeunes et continuons de progresser.
Un droit irrévocable, hors et dans l’entreprise
Les exemples de décisions juridiques confirmant le droit d’expression, quel qu’en soit le sujet et quel que soit le ton employé, ne manquent pas.
- Un employeur a été condamné pour avoir licencié un salarié qui avait exprimé publiquement, par l’intermédiaire d’un tract, les pratiques managériales de son entreprise en usant de formulations ironiques pour appuyer ses critiques de façon assez vive (Cass. Soc., 23 septembre 2009, n° 08-42201).
- Alors qu’un salarié a été licencié pour faute grave pour avoir exprimé, sur un site Internet spécialisé dans l’information sociale et syndicale, ce qu’il pensait d’une sanction infligée à l’un de ses collègues qui aurait dénoncé l’absence d’application du Code du travail et des conventions collectives au sein de l’entreprise ; la Cour de cassation rappelle le droit pour un salarié de s’interroger, dans le cadre d’une situation de conflit même par l’intermédiaire d’un tel média qui en outre était limité à un certain public (Cass. Soc., 6 mai 2015, n° 14-10781).
- Les critiques, même vives, concernant la nouvelle organisation proposée par la direction sont acceptées (Cass. Soc., 14 décembre 1999, n° 97-41.995 et Cass. Soc., 9 novembre 2009, n° 08-41.927).
- Tout comme les employés, les cadres ont aussi le droit à la liberté d’expression, à la critique. Comme le souligne le Professeur Ray, pour les cadres, l’époque des « yes man » est terminée, en référence aux travailleurs américains hochant la tête à chaque dire de leur employeur (J.-E. Ray, Droit de critique et obligation de réserve d’un dirigeant, Dr. Soc. 2000, 165). Depuis 1999, la Cour de cassation a mis fin à cette obligation de fidélité des cadres. Dès lors, un cadre ne commet aucune faute en exprimant « dans l’exercice de ses fonctions et à l’intérieur du cercle restreint du comité directeur dont il était membre, des critiques même vives concernant la nouvelle organisation de la direction » (Cass. Soc., 14 décembre 1999, n° 97-41.995). La jurisprudence est désormais constante
(*) La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Michel Lemaire Nathalie Houllier