Les établissements de santé privé d’intérêt collectif (ESPIC): L’arbitraire bureaucratique révélé
La limite essentielle des sciences sociales tient au fait qu’il est très difficile, voire le plus souvent impossible, de faire des expériences qui sont le moyen le plus approprié pour dire si X a ou n’a pas d’effet sur Y, « toutes choses étant égales par ailleurs ».
Certes il y a d’intéressantes exceptions comme l’a montré Esther Duflot dans le domaine de l’économie du développement, mais ces expériences sont par essence locales et souvent de portée limitée.
Ainsi, pour d’évidentes raisons, personne n’a encore testé les conséquences de la guerre des droits de douane que lance Donald Trump même si, avec de solides arguments, les économistes prédisent qu’elle ne produira que de l’inflation et une baisse de la richesse mondiale.
Ce drame, car cela en est vraisemblablement un, même pour les Américains, permettra cependant de conforter, voire de tirer des leçons nouvelles de ce très vieux sujet de la science économique qu’est l’influence des droits de douane sur la richesse des nations. Une situation de rupture est donc une expérience « naturelle » qui peut être riche d’enseignement, fût-elle dramatiquement appauvrissante.
En changeant d’échelle, il sera évoqué ici les leçons d’une autre expérience naturelle.
Il s’agit d’une affaire en apparence mineure : le redressement judiciaire de l’Institut Mutualiste Montsouris (IMM), hôpital parisien à but non lucratif créé il y a trente ans.
Il permet cependant de tirer des leçons sur le fonctionnement de l’Etat surtout quand, comme aujourd’hui, il fonctionne en mode dégradé car les gouvernements se succèdent à un rythme rapide avec de surcroît un horizon bouché. Avant d’illustrer ce cas, je précise au lecteur que mon point de vue est biaisé par le fait que j’accompagne cet établissement depuis sa conception et que, pour quelques mois encore, je suis un de ses administrateurs et, comme beaucoup d’autres, toujours un de ses patients bien vivants.
L’IMM demeure la propriété de deux grandes mutuelles : la MATMUT et la MGEN. Il est renommé, son activité ne cesse de se développer et son excellence est reconnue. Certes, pour expliquer ce dépôt de bilan, situation malheureusement fréquente en dehors du secteur hospitalier à but non lucratif, on pourrait d’abord douter de la gestion de cet établissement car les patients, la « clientèle », le plébiscite.
Mais il faudrait alors généraliser ce jugement à tous les hôpitaux publics dont le déficit ne cesse de croître, à commencer par l’Assistance Publique (- 464 millions d’euros pour la seule année 2024). Cette institution a d’ailleurs cessé depuis plusieurs années de payer ses impôts et la part patronale de ses cotisations sociales. Le déficit des seuls hôpitaux publics en 2024 va approcher les 2,5 milliards d’euros qui n’entrent pas encore dans les comptes de la protection sociale mais, étant publics, ils n’ont aucune obligation de déposer leur bilan.
Quant aux autres établissements de santé privé d’intérêt collectif (ESPIC), ceux qui ont le même statut que l’IMM, à une ou deux exceptions près, leur situation financière n’est pas meilleure.
Certes l’on peut toujours faire mieux, on pourrait tenter d’inciter les soignants à allonger leurs horaires au-delà des limites statutaires, quant aux autres sources d’économie, il est difficile d’aller au-delà des mesures déjà prises. Un seul critère de serrage de vis dira plus qu’un long discours : les dépenses alimentaires par jour et par patient sont de 18 euros (denrées et main d’œuvre). A moins de déclarer une diète généralisée des malades, il n’est guère possible de faire moins. Les patients s’en plaignent à juste titre. Et, si c’est ennuyeux pour ceux qui ne restent que quelques jours, c’est grave pour les patients de psychiatrie dont les séjours sont longs ; mais les soins priment et avec eux l’accès à l’innovation malgré les tarifs plafonnés, les décisions gouvernementales non financées et l’inflation mondiale des produits médicaux.
On pourrait aussi invoquer les conséquences lointaines des prêts « toxiques » consentis à l’époque des travaux par le Crédit local de France.
L’Institut Montsouris est né à la fin des années 1990 de la fusion de la clinique de la porte de Choisy et de l’hôpital de la Cité Universitaire. Jean-Pierre Davant était alors le Président de la Mutualité Française, propriétaire de cette clinique. L’hôpital de la Cité universitaire vivotait, la fusion permettait d’imaginer, puis de réaliser un grand projet. Adrien Fainsilbert fut retenu comme architecte et réussit à donner à un bâtiment vétuste, un aspect comparable aux meilleurs établissements d’Europe du nord et aux patients un confort hôtelier peu fréquent en France. La Mutualité emprunta le montant des travaux pour l’essentiel auprès de ce qu’elle croyait être une respectable institution financière dont les montages financiers se révélèrent toxiques. Mais cette question fut réglée en 2016 par une renégociation de la dette et une première perte de 15 millions des mutuelles actionnaires.
La raison d’aujourd’hui n’est plus spécifique
Si les déficits s’accumulent dans les établissements hospitaliers publics, comme dans les ESPIC, c’est que les gouvernements successifs, et plus vraisemblablement leurs hauts fonctionnaires, ont fait un choix politique : ils ont voulu garder le contrôle des investissements hospitaliers par un mécanisme économique simple mais, comme nous allons le voir, pervers. En effet les tarifs que l’assurance maladie rembourse pour un séjour hospitalier, ne prennent plus en compte le remboursement des investissements au-delà des investissements courants. Ceci pourrait se concevoir quand ils ont été subventionnés en totalité, ce qui n’est pas le cas à l’IMM et peu fréquent pour les hôpitaux publics.
De surcroît, la croissance des tarifs, fût-elle de 3,4 % comme en 2025, ne compense pas non plus l’inflation spécifique des biens médicaux et les mesures salariales décidées par les gouvernements précédents. Sans réforme structurelle, la croissance devrait être de 5% du fait, notamment, du coût des innovations médicales et du vieillissement de la population.
Pour maintenir les établissements privés sous leurs fourches caudines, les ESPIC sont donc contraints d’aller demander l’aumône à leur ARS et l’on tombe alors dans l’arbitraire, la règle dans de telles situations car la décision du décideur en pratique ne sera jamais contestée. Il est donc essentiel de rappeler à ceux qui se réclament encore de la dotation globale qu’ils n’ont rien appris des régimes soviétiques et pas regardé ce qui se passait en France quand ce mode de financement dominait.
L’argent va toujours aux plus influents, aux plus puissants
Ainsi, à activité parfaitement comparable, la dotation annuelle de l’ARS d’Ile de France à l’IMM fut durant plus d’une décennie inférieure de 10 millions d’euros à celle concédée à un autre grand ESPIC de Paris qui ainsi équilibre ses comptes. Si les voix du seigneur sont impénétrables, on peut penser que le raisonnement de la tutelle était simple : les mutuelles ont de l’argent, elles peuvent payer ! On arrive donc à la raison de cette procédure judiciaire : les actionnaires ayant au fil des années financé à hauteur de 76 millions d’euros pour compenser les insuffisances de l’Etat et de l’assurance maladie, ont simplement demandé à l’ARS un traitement équitable et, faute de réponse, se sont déclarés en cessation de paiement. Rappelons, et c’est essentiel, qu’à l’IMM les soins sont gratuits pour les patients.
Pour des raisons connues de chacun et qui sont à la fois politiques (quatre ministres de la santé depuis le 1 er janvier 2024, absence de majorité parlementaire, forte incertitude sur l’issue politique des élections à venir), extérieures (changement climatique, guerre en Ukraine, instabilité en Afrique, évolutions politiques américaines, montée des nationalismes, bouleversements des règles du commerce international… ) et intérieures (déficit budgétaire croissant, déséquilibre structurel du financement de la sécurité sociale, …), la France navigue dans des eaux agitées. Rien ne permet d’espérer que les partis extrêmes, de Droite comme de Gauche, acceptent de faire fi de leurs intérêts à court terme pour consolider le navire.
Or, comme la France est excessivement centralisée, que la timonerie est occupée ailleurs, l’Etat est en mode survie et n’a pas le temps de regarder ce qui se passe dans les soutes. L’administration centrale qui n’a plus le degré d’autonomie qu’elle avait sous la quatrième république et jusqu’au milieu des années 1990 est paralysée faute de directives et … de courage. La France depuis l’été dernier s’est arrêtée faute de règles, faute de vision, faute de chef.
On voit alors que cette décision arbitraire n’aurait pas été nécessaire si les mécanismes économiques du financement des hôpitaux étaient sains, autrement dit ici : si le tarif des séjours avait tenu compte de la réalité économique des hôpitaux.
Les systèmes bureaucratiques fonctionnent quand l’environnement est stable et les valeurs partagées. Ils ne savent pas traiter des cas particuliers, surtout quand le nombre de décideurs potentiels est nombreux : une décision de ce type peut « remonter » jusqu’au Premier ministre. Ceci plaide donc pour l’extension des mécanismes économiques de quasi-marché à la condition que les tarifs soient correctement calculés.
Rappelons qu’un tarif ressemble à un prix, mais la différence entre tarif et prix est majeure : une personne décide toujours du montant d’un tarif – dans ce cas, en dernière instance, c’est le Ministre de la protection sociale – en revanche personne ne décide d’un prix qu’il s’agisse d’un kilo de pomme de terre, d’un ordinateur portable ou d’une raquette de tennis, c’est le marché. Donc si l’on pense que les quasi-marchés, comme les ESPIC, sont l’avenir de l’hospitalisation, cela suppose l’existence de mécanismes élaborés et contradictoires de calcul des tarifs, c’est donc cela qu’il faut corriger et non pas plaider pour le retour aux mécanismes budgétaires dont on vient d’illustrer la perversion, même quand ils sont partiels.
La suite est incertaine
Certes, à Paris, les patients trouveront à se soigner au même prix, c’est à dire : prix du séjour plus quote-part du déficit. L’IMM sera repris, mais l’on peut craindre qu’à court terme au moins la qualité s’en ressente car beaucoup de praticiens, choisis pour leur excellence envisagent d’aller exercer leur talent ailleurs. Il est si facile de détruire pour … rien et long de réunir l’excellence pour les bienfaits des patients.