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Harcèlement sexuel et mise sous emprise : Déconstruire les mécanismes
Il y a des vérités qui ne crient pas. Elles murmurent, se cachent, se fragmentent. Dans certaines entreprises, prévenir le harcèlement sexuel ne se fait pas par une simple inspection ou un audit rapide. Cela exige un travail minutieux, presque archéologique, pour faire émerger ce que le pouvoir, la peur et le silence cherchent à dissimuler.
Une mission, récemment menée au sein d’une grande entreprise française de renommée mondiale, en est l’illustration saisissante. Elle portait sur des suspicions de harcèlement et d’agressions sexuelles visant un cadre haut placé, également figure syndicale influente. Une double position de pouvoir – hiérarchique et symbolique – qui a rendu la démarche de prévention à la fois urgente et extraordinairement complexe.
Le pouvoir réel et ses effets paralysants
Le traitement d’une problématique de harcèlement moral ou sexuel voire d’agressions sexuelles est toujours difficile quand le prédateur putatif est un homme (une femme aussi mais c’est très rare) clef du process. Nous avons eu à connaitre dans le passé des missions délicates. Imaginez un cas de harcèlement pour une personne qui est le principal créateur d’une marque d’habillement ou la même problématique avec un grand restaurateur dans un établissement étoilé ou encore avec le principal dirigeant de l’entreprise…dans ces situations la déclinaison de la méthodologie d’intervention est sans cesse entravée par d’autres enjeux qui peuvent renvoyer à la pérennité de l’entreprise et/ou à sa réputation ; nous n’avions jamais eu à connaitre par le passé de situation ou un individu fort de sa réussite tant sur le plan syndical que professionnel versait dans la toute-puissance et se permettait des agissements condamnables vis-à-vis des femmes ; précisons un aspect essentiel dans ce débat et ne laissons pas poindre ici le moindre doute : nous avons toujours été, nous sommes et nous serons toujours en faveur d’un syndicalisme acteur essentiel de la régulation sociale et de la lutte contre les injustices et les inégalités. Cela étant dit plusieurs femmes qui s’estimaient victimes avaient signalé à la direction générale de cette entreprise des comportements qu’il convenait pour nous de caractériser. Ce d’autant que cette exigence résultait de la demande de l’inspection du travail et des élus du personnel qui cherchaient à comprendre la nature des problèmes évoqués.
La difficulté était alors double pour mener ce travail d’analyse car ce dirigeant était estimé, à juste titre, pour le rôle au combien important, bénéfique, et à préserver, de négociateur syndical en défense des salariés et par ailleurs en raison de son influence sur les organes de prévention internes de l’entreprise. En effet quand le mis en cause est un homme puissant, soutenu par des relais internes et protégé par son aura syndicale, il devient extrêmement difficile de faire émerger une parole libre. La peur des représailles, l’imbrication des loyautés, l’ambiguïté du statut de l’agresseur présumé : tout cela alimente un climat de silence. La démarche de prévention, dans ces conditions, n’est plus évidente elle devient une véritable épreuve et cela pour tous les acteurs.
L’emprise psychologique : un enfermement sans murs
Dans certaines situations, les victimes de harcèlement ne se vivent pas comme telles. Non par absence de souffrance, mais parce qu’elles sont sous emprise. Loin des caricatures, ce phénomène est un processus lent, progressif, et profondément destructeur. Il ne repose pas sur la force, mais sur une manipulation subtile, orchestrée dans la durée.
L’emprise débute souvent par une relation apparemment bienveillante, où le harceleur s’installe comme un repère, un protecteur, voire un mentor. Il cible les failles, flatte les ego, offre de l’attention là où il y avait du vide. La victime se sent valorisée, reconnue. Puis insidieusement, le lien se transforme en piège. Le manipulateur alterne encouragements et dénigrements, soutien affiché et reproches cachés. Il installe un climat de confusion, où la victime doute de ses perceptions, culpabilise, cherche à plaire pour éviter la désapprobation. Il isole, en s’interposant entre elle et ses collègues, en discréditant ses alliés. L’estime de soi s’érode, la peur s’installe, la dépendance grandit.
Dans le monde professionnel, cette emprise est renforcée par le pouvoir hiérarchique : pouvoir de noter, d’évaluer, de promouvoir ou de nuire. L’harceleur peut évoquer des menaces à peine voilées ou jouer par exemple avec la promotion de carrière comme levier d’influence voire de chantage. La peur devient un mode de gestion, et la santé mentale de la victime souffre de cette relation toxique.
Ce type de domination ne laisse pas de traces visibles. Elle ne se hurle pas. Elle s’installe en silence, dans les interstices de la relation professionnelle. Et tant que cette emprise psychique n’est pas identifiée, la parole reste enfermée, la souffrance banalisée, et la prévention impuissante.
L’absence de preuves flagrantes
Dans de telles affaires, il est rare – pour ne pas dire exceptionnel – de disposer de preuves directes et irréfutables. Il ne s’agit pas d’une scène enregistrée ou d’un aveu spontané. Le harcèlement sexuel opère souvent dans l’ombre, dans les marges du visible et du dicible. Ce sont les regards appuyés, les paroles gênantes, les propositions déplacées, les silences, les non-dits, les gestes intrusifs, les postures ambigus, les comportements envahissants... Autant d’éléments difficilement juridiquement qualifiables, mais humainement accablants et qui génèrent un malaise.
Comment agir ?
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Réunir ce qui est épars et cartographier les signaux faibles
L’enjeu est alors de réunir ce qui, pris isolément, semble anodin ou insignifiant. Mais mis en constellation, ces éléments prennent sens. Des témoignages fragmentaires, des attitudes troublantes, des ressentis concordants, des trajectoires professionnelles interrompues… Tout cela ne prouve rien séparément mais ensemble, ces éléments étayés avec parfois quelques sources documentées révèlent une dynamique toxique, une mécanique de domination, une dérive installée. La démarche d’analyse repose alors sur une mise en cohérence du récit du réel.
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La vérité, non pas comme dogme, mais comme démarche
Très souvent au cours de ces processus, les individus se déclarent favorables à la manifestation de la vérité. Cela étant écrit, la recherche de la vérité peut être entravée par des biais. Car dans les faits ces individus déclarent souvent comme vraies des idées qu’ils aiment spontanément. Des idées qui confortent chez eux un confort psychique. Le cerveau humain n’est pas câblé automatiquement pour la recherche de la vérité et l’activité psychique reste sensible à l’inconfort que peut générer la révélation d’une vérité déplaisante.
En tant qu’expert, nous ne prétendons pas détenir une vérité absolue. Mais nous croyons en une vérité construite, patiemment, avec rigueur, honnêteté et fidélité aux faits et à ce que vivent les personnes. Cette vérité dérange parfois – surtout quand elle touche à des figures puissantes, à des systèmes bien huilés. Mais elle est le seul socle possible pour bâtir une prévention efficace.
Ce n’est pas une vérité abstraite, théorique ou morale. C’est une vérité vécue, issue du terrain, du croisement des paroles, de l’écoute des silences, de l’analyse des comportements, du repérage des fractures relationnelles. Et cette vérité n’est pas toujours accueillie à bras ouverts. Le déni est partout : personnel, collectif, institutionnel. Il protège le système. Il étouffe le changement en vue de la prévention. Il vise à éloigner un inconfort psychique.
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Déranger pour prévenir : une posture exigeante
Le rôle du préventeur n’est pas de plaire, ni de rassurer. Il est de voir clair et de nommer ce que d’autres préfèrent ignorer. Oui, cela dérange. Mais c’est dans ce dérangement que peut naître un véritable travail de prévention. Parce que toute transformation authentique commence par une lucidité sur ce qui est.
Et dans les affaires de harcèlement sexuel, cette lucidité est une condition de justice, mais aussi une condition de dignité pour celles et ceux qui, parfois pendant des années, ont souffert dans le silence.
Les préventeurs doivent faire le choix de cette vérité-là. Même quand elle est difficile à entendre. Même quand elle dérange. Parce qu’il n’y a pas de prévention sans vérité. Et pas de vérité sans courage.
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