40 ans de politiques publiques pour le développement de l’ESS
Il me parait opportun, alors que va s’ouvrir l’évaluation de la loi cadre du 31/07/2014, dix ans après sa publication, d’élargir le champ de la recherche dès le moment où l’Economie Sociale puis l’Economie Sociale et Solidaire sont rentrées dans le champ des politiques publiques.
Jusqu’en 1977/78 l’économie sociale n’existe pas
Sous ce concept, font partie du champ économique et social les 3 familles historiques (mutuelles, coopératives, associations) mais de façon très distincte. C’est dans les années 70/80 que s’opèrent entre ces 3 composantes des rapprochements du fait de la volonté de quelques dirigeants éclairés de réunir sous le même vocable des entreprises animées par les mêmes valeurs de solidarité, de démocratie et le primat du bien commun sur l’intérêt personnel. En 1979 est élaborée une charte du CLAMCA (Comité de Liaison des Activités Mutualistes, Coopératives et Associatives) qui préfigure les règles et valeurs qui vont qualifier les entreprises de ce qui n’est que l’économie sociale.
Le grand tournant se situe en 1981 et l’élection de F. MITTERRAND et la nomination à Matignon de P. MAUROY, militant engagé dans l’éducation populaire. Il crée une délégation interministérielle à l’économie sociale, équipe de mission et de militantisme.
Pour la première fois le concept Economie Sociale entre dans le vocabulaire institutionnel. Il entre aussi dans le vocabulaire financier avec la création de l’Institut de Développement de l’Economie Sociale, fonds participatif.
En juillet 1983 est votée la première loi sur l’ES : elle concerne la création de coopératives artisanales.
Nouvelle avancée en aout 1984 lorsque le président MITTERRAND demande au nouveau premier ministre L. FABIUS de créer ex nihilo le premier Secrétariat d’Etat chargé de l’Economie sociale et aussi du développement local.
Ce Secrétariat d’Etat est directement rattaché au premier ministre. J’en ai assumé la responsabilité. À son actif : le renforcement des liens entre les 3 familles de l’ES, en particulier par la création d’un conseil supérieur de l’ES, la modernisation et l’adaptation des législations concernant telle ou telle famille de l’ES : Code de la Mutualité 1985, réforme du capital des SCOP 1985, création du Titre Associatif 1985, création des Unions d’Economie Sociale, et avis sur tous les textes de loi touchant aux entreprises du secteur. Cela, dans un contexte de mutations profondes qui affectent cruellement le secteur, en particulier la disparition de la Fédération Nationale des Coopératives de Consommateurs, fleuron de l’ESS, et de la Verrerie Ouvrière d’Albi, créée par Jean JAURÈS à Albi.
C’est durant cette période que sont réalisées d’autres avancées importantes pour la suite :
- nécessité dans tous les contrats de plan Etat Régions d’un volet concernant l’ES,
- réflexions sur le rôle économique des Associations
- et surtout rapprochement entre politiques liées à l’ES et celles liées au développement territorial ou local.
Pour la première fois en France, les politiques économiques et de l’emploi peuvent être définies au niveau local :création des Comités de Bassins d’emploi, lancement de 40 Opérations de Développement locales partenariales tentant de faire travailler sur un projet endogène de territoire, différents acteurs : Economie Sociale, entreprises publiques et privées, Etat et Collectivités territoriales : Villes, Départements, Régions. Enfin des conventions pluri annuelles de développement sont signées entre le ministère et les grands réseaux de l’ES, en particulier la Confédération Générale des Sociétés Coopératives de Production ou avec les Coopératives de marins pécheurs et tous les grands réseaux du développement local dont l’Association Nationale de Développement et des Pays.
Cette période montre bien l’importance fondamentale pour les acteurs de l’économie sociale d’être accompagnés dans leur croissance par des politiques publiques de soutien financier, d’accompagnement, de partenariat sans jamais tomber dans les diktats de l’Etat mais en Co construction avec lui.
Sans exagérer le rôle de ce ministère on peut dire qu’il a permis l’envol de l’ES en particulier en matière d’emplois, de crédibilisation du secteur qui sort de sa marginalisation et peut s’affirmer comme un troisième pilier du développement économique et social à côté du secteur public et du secteur privé comme le reconnait le Président MITTERRAND dans un discours fondateur en 1982.
C’est sans doute dans le domaine de la bataille des idées sur le modèle entrepreneurial que le rôle du SEES a été le plus pertinent.
L’alternance politique redonnant le pouvoir à une droite conservatrice et totalement libérale sur le plan économique va durablement casser ce partenariat entre l’ES et les pouvoirs publics : les conventions pluri annuelles sont supprimées, mettant nombre d’acteurs dans la précarité financière.
Le modèle néo libéral triomphant partout dans le monde ne peut supporter que l’on puisse contester le profit comme moteur de croissance et l’entreprise capitaliste comme modèle unique dans la création de richesses. De même la démocratie à l’intérieur de l’entreprise est inenvisageable pour la classe sociale dominante. Par conséquent elle rejette toutes les politiques mises en œuvre depuis 1981.
C’est bien de guerre idéologique qu’il s’agit.
Il faut attendre le deuxième septennat du Président MITTERRAND pour que l’économie sociale retrouve un appui des pouvoirs publics en particulier grâce à M. ROCARD, premier ministre, très impliqué dans les réseaux de l’ES et spécialiste convaincu de sa pertinence comme de celle du développement local.
Cependant le bilan de cette période 1988/93 est maigre en termes d’avancées significatives. Il faut attendre le gouvernement de L. JOSPIN (2000 2002) pour assister à un changement fondamental en terme de sémantique : le secrétariat d’état chargé de l’Economie Sociale devient celui de l’économie solidaire.
Il ne s’agit pas seulement d’un changement sémantique mais bien d’un changement dans l’approche de l’économie sociale. On passe d’une approche purement juridique à une approche par projets, certes la plupart du temps portés par des entreprises de l’ES juridiquement parlant, mais l’éclairage est mis sur la pertinence du projet plutôt que par son mode juridique de création.
Ce changement d’appellation va déclencher parmi les acteurs de l’économie sociale une véritable querelle entre les grandes structures de l’ES (Mutuelles, grandes Coopératives, fédérations d’associations) et les acteurs de terrain qui ont toujours considéré qu’ils étaient les mal aimés des grandes entreprises de l’ES en particulier des grandes banques coopératives (Crédit Agricole, Crédit Mutuel, Banques Populaires)ou des puissantes Mutuelles de Prévoyance (FNMF) ou d’Assurances à caractère mutuel.
Derrière ce débat sur les mots c’est toute l’essence de l’ES qui est en question par rapport à sa proximité ou non des acteurs de terrain et d’une certaine façon sur sa capacité à répondre aux nouveaux besoins exprimés par la société en particulier sur la gestion des nouveaux enjeux sociaux : services à la personne ,insertion des publics en difficulté, défis liés à la protection de l’environnement, ,luttes contre les discriminations sexuelles ou sociales.
Cette querelle est d’autant plus vive que les Chambres Régionales de l’Economie Sociale s’en emparent avec vivacité.
En fin de compte une synthèse sera trouvée sous le concept connu actuellement et universellement : ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE.
Les années 2000 sont un tournant dans l’économie mondiale avec le triomphe des accords de libre-échange et la financiarisation, jusqu’ à l’extrême, de la production. Période de triomphe pour les entreprises multinationales qui poussent à une concurrence effroyable entre couts salariaux et expliquent les « déménagements de pans entiers des industries du Nord, d’abord vers les pays du Maghreb puis vers la Chine et l’Asie où l’on peut payer les salariés pour une misère. Le capitalisme mondialisé fait reculer les limites du marché en repoussant toutes les frontières et imposant un mode de vie standardisé partout : automobile, téléphonie mobile, produits textiles uniformisés avec à la clé une production de masse dévastatrice pour l’environnement et la destruction progressive du vivant.
Ce modèle productiviste s’impose ou est imposé par tous les moyens médiatiques, politiques, idéologiques. C’est le règne du « There is no alternative » de M. TATCHER et R. REAGAN.
L’Union Européenne est grandement complice de cette évolution et les diktats européens mettent à mal les services publics et les entreprises relevant d’un autre modèle que le dominant.
L’ESS devient une machine à réparer les dégâts de ce modèle de développement suicidaire ,sans aucune prise de conscience du long terme .
Les pays sociaux-démocrates sont emportés par le mouvement et partout l’Etat providence et les mécanismes de répartition reculent.L’ESS se développe sur ces ruines, tentant d’agir pour éviter le pire : création des structures d’insertion par l’économique, associations devenant délégataires de service publics et sous l’emprise des donneurs d’ordre dans toute la sphère du social et médico-social.
Les gouvernements de J.CHIRAC, N.SARKHOZY, sont dans la même continuité idéologique.
L’ESS continue paradoxalement à créer des emplois et ce, même dans les crises conjoncturelles type 2008,car la société malade « de l’exploitation des hommes et de la nature » (définition de MARX du capitalisme) secrète de nouveaux besoins auxquels ni l’Etat, ni le Marché ne peuvent ou ne veulent répondre :services à la personne, lutte contre inégalités et exclusions, batailles environnementales, besoins de formation…
Les associations continuent à créer des emplois malgré toutes les difficultés rencontrées : manque de financements, fiscalité non adaptée, procédures d’appels à projets désastreuses pour certaines associations de proximité, décideurs publics souvent incompétents, désengagement de l’état faiblement compensé par les politiques volontaristes de certaines collectivités : Régions, Départements, Communes.
Nous sommes dans une ESS de la réparation et cette fonction perdure aujourd’hui.
Tous les nouveaux chantiers sociaux et sociétaux voient les associations en première ligne ; nous l’avons vu récemment avec la crise du COVID où, sans elles, le tissu social se serait gravement déchiré ; présentes dans la proximité, elles ont assuré l’aide alimentaire, les soins, maintenu le lien social. Ceci explique les chiffres en constante évolution : 2M2 salariés essentiellement dans les activités sociales, Medico sociales.
Face aux bouleversements rapides de la société, leur capacité d’adaptation et d’innovation est évidente dans le domaine alimentaire : circuits courts, traitement des déchets, combats écologiques, nouvelles énergies, tourisme durable.
Leur présence dans des quartiers dits difficiles permet l’insertion de personnes vulnérables : animation, luttes contre les trafics de toute sorte, prévention, lutte contre toutes les formes d’exclusion, accompagnement de personnes vulnérables. Cette ESS de réparation n’est pas que le fruit du mouvement associatif : les coopératives (SCOP et SCIC), les mutuelles sont aussi présentes dans les territoires pour relever les défis, créer, innover.
C’est dans les territoires que s’affirme la vitalité des entreprises de l’ESS grâce aux valeurs qu’elles portent : primat de l’intérêt général, non lucrativité, gouvernance partagée, citoyenneté, démocratie. Elles essaient d’être aussi des entreprises de la transformation orientant l’économie dans d’autres directions conformes à l’intérêt général, respectueuses de la nature et du vivant, imprimant de nouvelles façons de consommer , de produire et d’échanger, loin de la consommation à outrance et donc du productivisme. F. HOLLANDE est le deuxième président socialiste de la 5ème République après F. MITTERRAND.
Une nouvelle fois le changement politique interfère sur le développement des entreprises de l’ESS.
Benoît HAMON est nommé ministre délégué à l’ESS au sein du ministère de l’économie et la France se dote enfin d’un cadre juridique net, clair et précis par le biais de la Loi Cadre du 31 juillet 2014. En cela, la France suit l’exemple de l’Espagne, du Portugal et de certains pays d’Amérique du Sud. L’ESS sort du flou dans lequel nombre de responsables politiques et économiques voulaient enfermer cette « autre économie ».
Elle définit le périmètre du secteur : Mutuelles de Prévoyance et d’Assurance, Coopératives dans tout le champ de leurs activités : agricoles, de production, de consommation, de transport, d’emploi ,d’artisans ,de marins pécheurs de commerçants ou d’activités bancaires, Associations ayant une fonction économique, actifs et salariés, dans tous les champs du social, de la formation, de l’éducation, du tourisme, du sport, de la culture, de l’environnement.
Mais cette loi ouvre le champ de l’ESS à des sociétés commerciales, SARL ou SAS, à condition qu’elles adoptent les principes historiques de l’ESS : primat de l’intérêt collectif, solidarité, écologie, gouvernance partagée, citoyenneté économique.
Un label « Entreprises Solidaires d’Utilité Sociale » les distinguera des autres entreprises commerciales ; elles doivent aussi accepter une lucrativité partagée.
Cette loi marque un tournant dans l’histoire de l’ESS française : elle a désormais un statut juridique, indispensable dans un état de droit.
La définition portée par la loi française servira de référence à d’autres textes importants comme celui adopté par l’ONU dans une résolution de 2023, demandant aux pays membres de lier ESS et développement durable.
L’Organisation Internationale du Travail fera de même et désormais l’Union européenne demande aux pays membres de mettre en place des politiques publiques valorisant ce modèle d’entreprises. La loi de 2014 a d’autres vertus en particulier celle de lier entreprises de l’économie sociales et politiques de développement local en appuyant la création de Pôles Territoriaux de Développement Economique.
Enfin la loi répond à certaines rectifications législatives demandées par les 3 familles « Historiques ».
Ce texte a créé beaucoup de débats en particulier venant de responsables inquiets de voir apparaitre dans le champ de l’ESS des entreprises « ordinaires » avec la crainte de voir se banaliser cete façon d’entreprendre autrement.
A cette crainte les entrepreneurs sociaux plaident pour le primat du projet économique porté par l’entreprise plutôt que la référence à un statut qui dans son application peut être très éloigné des valeurs originelles. Il est bien vrai que beaucoup de grandes entreprises de l’ESS (Mutuelles, Coopératives Bancaires) ont parfois des fonctionnements internes calqués sur les pires managements des entreprises capitalistes.
La loi de 1984 sera soumise à évaluation dès 2024 et nombres d’analyses ont déjà été produites en particulier par le Conseil Economique Social et Environnemental qui a déjà réalisé un travail d’observation poussé sur les modalités d’application de la loi.
Le problème posé par l’Entrepreunariat social dans son absence de définition claire est de nouveau au centre des débats comme il l’est dans nombre de pays ayant mis en place des politiques publiques pour développer le secteur de l’ESS et en premier lieu le Maroc et la Tunisie.
C’est accorder beaucoup d’intérêt à un tout petit nombre d’entreprises, à peine 1000 semble-t-il en France. La loi de 2014 a fait naitre de grandes espérances en France…
Mais, comme souvent, les actes n’ont pas suivi et le manque de moyens financiers a obligé les acteurs de terrain à compter sur leurs propres forces.
La disparition du ministère relégué au rang de secrétariat d’état toujours sous la hiérarchie étouffante du ministère de l’économie et des finances où règne en maitre une technocratie totalement imprégnée de l’idéologie néo libérale et aux politiques d’austérité a sonné le glas de beaucoup d’espoirs.
Le jeune Président et le jeune Premier Ministre n’ont pas un mot sur l’Economie Sociale et Solidaire.
Leur discours économique renvoie à de vieux concepts économiques dépassés, telle la dévotion à Dame Croissance, l’allégeance au tout marché et au libre échangisme. A. SMITH et RICARDO sont toujours d’actualité, plus que JL LAVILLE ou T. PARRIQUE.
Les belles promesses ne suffisent plus ; il faut désormais des actes et des moyens financiers, faute de quoi il nous faudra bâtir une réponse politique radicale permettant, 40 ans après 1981, de vraiment « changer la vie » ▪