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10 millions de pauvres : rendre plus efficace l’action publique
Plus de 9 millions de pauvres dans l’hexagone (14,4% de la population) et près de 10 millions DOM compris, malgré des dépenses directes estimées à 51 milliards d’euros par an (voire 90 milliards en comptant les effets associés dans la santé, l'éducation ou la justice notamment) et malgré l’activité des associations et le dévouement de centaines de milliers de bénévoles partout sur le territoire : depuis 20 ans maintenant la pauvreté a cessé de diminuer en France, puis une lente mais inexorable augmentation s’est amorcée et les chiffres de l’INSEE pour 2022 viennent de le confirmer.
Les formes de cette pauvreté sont elles-mêmes plus diverses et, pour mieux comprendre et agir, il est plus pertinent d’utiliser le pluriel en parlant des pauvretés.
Cette réalité apparait dès lors à la fois structurelle et complexe. Elle appelle à une politique plus volontariste et plus construite. Il faut revoir l’action publique selon une approche globale, transversale, participative, clarifiant les responsabilités, mieux pilotée.
La stratégie suivie actuellement, visant à tendre vers le plein-emploi, louable en soi, ne doit pas conduire à ignorer que l’emploi n’assure pas la sortie de la pauvreté, ni qu’un grand nombre de personnes sont éloignées de l’emploi non de leur fait, mais par des freins à l’insertion tels que l’insuffisance des modes de garde des enfants ou la distance géographique à l’emploi (accès à la mobilité et/ou au logement), mais encore l’illettrisme ou l’illectronisme. Il ne faut pas perdre de vue que la puissance publique elle-même détermine de fait en bonne part le niveau de la pauvreté par la réglementation (fixation du niveau du SMIC, des minima sociaux, de la rémunération des contrats aidés) comme par la date de revalorisation des pensions et des minima sociaux, les personnes en situation de pauvreté étant, par nature, particulièrement sensibles aux fluctuations des prix. La puissance publique produit également de la pauvreté parmi ses propres agents (250 000 agents à temps partiel subi, éventuellement avec horaires atypiques).
La politique de lutte contre la pauvreté manque d’une approche globale, via la mise en cohérence de l’ensemble des politiques qui y contribuent, telles que le logement social, l’emploi, la santé… De manière plus systématique encore, la notion d’approche intégrée (« mainstreaming ») suppose d’examiner tous les projets à l’aune de leur effet sur les 10 % les plus pauvres.
A l’inverse des mesures généralisées de soutien gouvernemental comme la remise carburant de 2022 et 2023, les mesures sociales devraient être ciblées sur les personnes en situation de pauvreté plutôt que de les étendre indistinctement à tous.
Il faut par ailleurs améliorer l’efficacité et le portage de l’action publique. Les responsabilités respectives des autorités publiques (Etat et collectivités territoriales), comme des opérateurs (France Travail, caisses d’allocations familiales, agences régionales de santé…), créent un paysage particulièrement embrouillé qui entraîne des coûts importants de coopérations et un emboitement de comitologies peu efficaces, avec à l’évidence des délais d’ajustement et des jeux d’acteurs potentiellement non congruents :dans chaque département, pas moins de 30 plans et schémas abordent la lutte contre la pauvreté sous des aspects partiels par public (enfance-famille, gens du voyage…) ou par thématique (mobilité solidaire, hébergement-logement, domiciliation…).
S’agissant de la compétence sur le RSA en particulier, confiée aux départements, la compensation financière par l’Etat est restée globalement inchangée depuis 2008. Une clause légale de revoyure Etat / départements permettrait d’ajuster la part des dépenses restant à la charge du département pour tenir compte des évolutions, par exemple démographiques, indépendantes des décisions du département. La contrepartie serait un retour à un taux légal de dépenses d’insertion des départements, comme à l’époque du RMI, afin d’assurer l’égalité des citoyens devant le service public.
Au plan central, il faudrait donner vie au comité interministériel, institué mais qui n’a jamais été réuni ; placer la délégation interministérielle à la prévention et la lutte contre la pauvreté non plus seulement sous l’autorité de quatre ministres mais des divers ministres concernés ; et de même pour les commissaires régionaux qui mettent en œuvre les politiques dans les territoires auprès des préfets de région.
Réduire la pauvreté suppose des mesures structurelles, telles que la prise en compte du temps long dans le cadrage des mesures de prévention qui ne peuvent porter leurs fruits que sur un certain nombre d’années, ou encore de donner des marges de liberté au travail social aujourd’hui enserré dans le renseignement de formulaires, afin de lui permettre de suivre au long-cours les publics dans la durée nécessaire. Il en va de même d’expérimentations trop rapidement généralisées avant même toute évaluation sérieuse. Au contraire, il faut permettre des expériences à de petites échelles sur une période suffisamment longue sans chercher systématiquement une généralisation.
En termes d’évaluation, il importe de développer une approche en coûts complets des actions(incluant coûts cachés, coûts économisés) ou encore d’apprécier ex-ante le retour attendu sur investissement social des dispositifs de lutte contre la pauvreté. De manière très concrète, le pacte des solidarités 2024-2027 aurait dû être assorti dès le départ d’un dispositif d’évaluation continu, notamment en matière de mesure d’impact. Le retard n’exclut pas de le faire maintenant.
Dans cette optique, les statistiques de l’INSEE ayant au moins deux années de décalage, les autorités publiques devraient se doter d’indicateurs des pauvretés en temps réel pour permettre à la politique publique un ajustement adapté.
Plus crucial encore, depuis la loi de 1998 de lutte contre les exclusions, les personnes concernées devraient se voir associées à toutes les étapes de cette politique publique, de sa conception à la mise en œuvre des dispositifs et leur évaluation. Des expériences existent mais elles demeurent ponctuelles.
Réformer l’Etat pour le rendre plus efficace contre les pauvretés, c’est certes une question de bonne gestion des politiques publiques et de crédibilité de l’Etat - et plus largement des autorités publiques - mais c’est aussi majeur pour la cohésion de la société et la cohérence entre l’action publique et les principes qui sont au fondement de notre démocratie et de la République.