La loi Duflot peut-elle corriger une injustice de la loi Boutin ?
Il faut aussi rappeler que les parlementaires de gauche, notamment du Parti socialiste, avaient déposé plusieurs amendements lors de la discussion du projet de loi en octobre 2008 afin de supprimer le dispositif d'expulsion.
Les propositions de corrrection de ces articles reposent sur des principes de justice, à la lumière desquels le prétexte de justice sociale censé inspirer les dispositions concernées est battu en brèche. Les propositions qui suivent pourraient être mises en œuvre individuellement, mais certaines sont complémentaires.
Même si ce n'est pas décisif de ce point de vue, il importe d'abord de rappeler que, selon l’« enquête sur l’occupation du parc social » de 2010, 1 % des ménages avaient un revenu dépassant 140 % du plafond [B1], et selon l'« union sociale pour l'habitat », seuls 0,2 % dépassaient le double du plafond, tandis que seulement 4 % des locataires étaient susceptibles de payer le SLS en 2009 [B6], que le rapport de « concertation sur les attributions de logements sociaux » propose d'ailleurs de réformer [B1].
Évaluer les perspectives de relogement
Pour mieux évaluer la situation de locataires susceptibles d'être concernés par les articles L442-3-3 et L482-3 du « code de la construction et de l'habitation », on peut s'appuyer sur quelques chiffres moyens ou médians et procéder à une estimation à partir d'un cas arbitrairement choisi.
Pour un logement financé à l'aide d'un PLS à Paris, le plafond de ressources a été fixé pour 2013 à 29 658 € dans le cas d'une personne seule [B7]. En 2011 et en l'absence de données ultérieures, la rémunération annuelle brute moyenne des cadres appartenant à des entreprises du secteur privé atteignait 53 800 € (salaire fixe et part variable) [B8], soit environ 42 500 charges déduites. La différence entre le double du plafond (59 316) et le précédent solde (42 500), soit 16 776 €, peut paraître importante. Mais en déduisant un loyer d'environ 7 100 € pour un peu plus de 40 m2, charges et surloyer compris (ce dernier évalué à 500 € par an [B9]), d'un revenu un peu supérieur au double du plafond, par exemple 60 000 €, il resterait environ 53 000 € par an.
En prenant pour hypothèse un taux d'épargne élevé d'environ 18 000 € par an, l'apport ne serait que de 90 000 € au bout de 5 ans (1). Le prix moyen était par exemple de 8 490 € par m2 dans le quartier Roquette (Paris XIème) au premier trimestre 2013 [B10], soit plus de 356 000 € pour une surface équivalente. Mais il faudrait pouvoir estimer l'augmentation du prix à 5 ans. D'autre part, même si un apport personnel de 25 % semblait raisonnable, il serait improbable qu'une banque s'engage pour un tel montant auprès d'une personne qui aurait au moins 61 ans et dont la future pension de retraite serait à peine supérieure au minimum-vieillesse (2).
Quant à la location, elle se traduirait par un loyer d'un montant au moins double aux conditions actuelles, la moyenne pour un tel quartier étant de 23,3 € / m2, sans les charges [B11], en fait beaucoup plus en cas d'emménagement, l'écart étant par exemple de 3 € pour les moyennes de Paris au 1er janvier 2012 (dans l'attente des « médianes ») en prenant de surcroît une surface supérieure pour les baux en cours. De surcroît, les hausses de loyers à l'emménagement à Paris ont été de 10 % en moyenne en 2010 et 2011, et ont crû de 65 % entre janvier 2000 et janvier 2012 [B12], ce que le projet de loi vise d'ailleurs à endiguer.
(1) 5 ans = 2 ans de dépassement + 3 ans de sursis. Les intérêts ne sont pas comptés dans l'hypothèse où ils sont à peu près équivalents à l'inflation.
(2) On peut d'ailleurs s'étonner qu'aucune mesure en faveur des personnes ayant connu plusieurs ou de longues périodes de chômage ne soit envisagée dans le cadre de la réforme des retraites (voir à cet égard un autre article: « Réforme des retraites et interruptions de carrière », http://www.miroirsocial.com/actualite/3960/reforme-des-retraites-et-interruptions-de-carriere ).
Calculer les ressources susceptibles de déclencher l'expulsion sur l'ensemble de la période d'occupation du logement social et éviter l'effet de seuil
La situation d'une personne ayant gagné moins du double du plafond d'accès à un logement social pendant toute sa vie peut être meilleure que celle d'une personne n'ayant gagné plus du double du plafond que pendant quelques années. Il y a une probabilité forte que les situations financières de ceux qui sont un peu au-dessous et ceux qui sont un peu au-dessus du double du plafond soient plus proches si leurs revenus ont été continus (éventuellement croissants) que celles des seconds et de ceux dont les revenus au-dessus du double du plafond sont provisoires.
Or, les organismes de logement social détiennent des données relatives aux ressources des locataires et il serait donc possible d'établir des conditions d'expulsion à partir de données plus complètes. Au cas où leur conservation se heurterait à la réglementation sur les données personnelles, un système à points pourrait être établi.
Afin de limiter la déconnexion entre l'afflux soudain de revenus supérieurs au double du plafond par rapport à la situation effective du locataire pendant la durée de sa location, la loi pourrait simplement prévoir que les ressources susceptibles de déclencher l'expulsion soient calculées sur l'ensemble de la période d'occupation du logement social et divisées par le nombre d'années d'occupation pour en dégager la moyenne. Le processus d'expulsion ne pourrait alors par exemple être déclenché que si cette moyenne était supérieure à la moyenne du plafond d'accès sur la période.
Une autre condition pourrait spécifier qu'un locataire dont les revenus dépassent le double du plafond pendant 2 ans ne peut être expulsé si le nombre de points lui ayant été imputés au cours de son occupation de logement social ne dépasse pas le nombre de points maximum obtenu par un autre locataire non expulsable dans le parc relevant de l'organisme, et même plus généralement dès lors que les critères sont nationaux, indépendamment des conditions d'âge, de handicap...
Les effets de seuil sont généralement inéquitables et c'est bien pour les éviter que des dispositifs sont mis en place comme le RSA-activité, même s'il doit faire l'objet d'une réforme.
Prendre en compte le patrimoine
Le patrimoine doit être pris en considération dans les conditions déterminant l'expulsion, comme il l'est pour l'attribution du logement social selon l'article L. 441-1 du « code de la construction et de l'habitation ». Hormis la constitution d'un capital à partir de ressources inférieures au double du plafond d'accès, le capital peut aussi résulter d'un héritage. La prise en compte du patrimoine peut être déterminante dans la perspective du relogement (3). Mais un locataire ayant des ressources supérieures au double du plafond pendant quelques années et constituant un capital à partir de ces ressources peut devoir l'affecter à d'autres priorités que le relogement : remboursement de dettes, épargne-retraite etc., ce qui doit aussi être pris en compte si les raisons sont liées à une longue période de chômage (cf « 2. Calculer les ressources susceptibles... »). L'exception ne vaudrait évidemment pas pour les propriétaires d'un autre logement, ce qui pourrait d'ailleurs devenir un motif d'expulsion en cas de revenus réguliers,même inférieurs au double du plafond.
Il faut aussi souligner le paradoxe consistant à mettre en vente des logements dans le parc social en faveur de ceux qui disposent du capital nécessaire à leur acquisition et à expulser ceux dont les gains supérieurs au double du plafond sont provisoires.
Pour compenser ce handicap de patrimoine, la loi pourrait autoriser le maintien dans les lieux des allocataires du RSA ou de l'« allocation de solidarité spécifique » (ASS) pendant une durée équivalente à celle de la perception de cette allocation au cours de leur vie, puisque c'est autant de temps pendant lequel ils n'auront pu épargner pour acquérir un logement ou constituer une épargne de garantie pour payer un loyer dans la durée, notamment pendant la retraite.
(3) Si ce critère devait peser d'un poids important, la proposition 2 permettrait en complément de ne pas pénaliser des locataires économes par rapport à ceux ayant renoncé à l'épargne.
Prendre en compte l'âge, les droits à la retraite et le parcours du locataire
L'article L442-3-3 précise que l'expulsion « n'est pas applicable aux locataires qui, l'année suivant les résultats de l'enquête faisant apparaître pour la deuxième année consécutive un dépassement du double des plafonds de ressources, atteignent leur soixante-cinquième anniversaire ».
Or, le rapport de « concertation sur les attributions de logements sociaux » préconise de « faciliter l’accès au logement autonome et le maintien dans le logement des personnes âgées et des personnes handicapées. » [groupe de travail n° 4, fiche 4.5., B1]. Serait-il dès lors logique d'expulser un locataire d'au moins 61 ans pour tenter de lui retrouver un logement social 4 ans plus tard ?
Afin d'éviter de telles situations, le maintien dans les lieux s'appliquerait pour tout locataire dont le cumul des pensions de retraite, selon le calcul anticipé effectué par la « Caisse nationale d'assurance vieillesse », serait inférieur au plafond d'accès. Néanmoins, cette estimation étant d'autant plus aléatoire que l'âge effectif du locataire est éloigné de l'âge légal de la retraite, une condition d'écart par rapport à cet âge pourrait être posée, par exemple 10 ans, en deça desquels le maintien dans les lieux pourrait donc s'appliquer.
Pour sa part, l'article L. 441-1 évoque parmi les critères généraux de priorité pour l'attribution des logements sociaux les « personnes mal logées reprenant une activité après une période de chômage de longue durée », mais il semble toutefois que l'artticle R*441-14-1 issu du décret n°2007-1677 du 28 novembre 2007, fixant ces critères, ne reprenne pas celui-là. Il s'agirait cependant de prendre en compte les évolutions de la société française, en particulier les aléas professionnels désormais plus fréquents et les variations de revenus corrélatives au cours de la vie. Il semble évident que la situation d'un locataire reprenant une activité, le rémunérant quelque temps plus tard à plus du double du plafond d'accès, mais après une longue période de perception d'un « minimum social », n'est pas aussi favorable, toutes conditions égales par ailleurs, que celle d'un autre locataire qui n'a jamais connu d'interruption de carrière et dont les revenus dépassent le double du plafond depuis la même durée que le premier.
Le même critère de durée de perception d'une allocation minimale (RSA, ASS...) pour proroger le délai de maintien dans les lieux, évoqué par rapport au patrimoine (cf § prcédent), pourrait être retenu. Il faudrait aussi déterminer la période dans laquelle s'inscrirait cette durée de perception d'une allocation minimale.
Moduler les surloyers au-delà du double du plafond
Il est possible d'établir une échelle de surloyers correspondant à différents seuils au-delà du double du plafond, sans toutefois éliminer complètement l'avantage lié au logement social par rapport au parc privé avoisinant, dans la mesure où l'accès au logement social était justifié par les ressources antérieures. Un plafond en % et/ou en fonction du taux d'effort pourrait donc être posé, comme le proposait d'ailleurs certains parlementaires lors de la discussion de la loi au Sénat en janvier 2009.
Il faudrait aussi affiner la détermination du plafond d'accès en fonction des loyers pratiqués dans des zones plus restreintes (par exemple que Paris), ce qui s'appliquerait donc aux surloyers.
Il pourrait être possible de les faire varier aussi en fonction du taux d'effort, sachant que la marge peut être étroite entre les ressources exigées pour l'accès à certains appartements du parc social et le double du plafond.
Tenir compte de l'effet d'un déménagement forcé
Indépendamment des critères financiers, apparaît aussi un aspect social. La société française étant extrêmement fragmentée, l'environnement local (quartier, voisinage...) est parfois le seul ancrage social, qui plus est stable, par rapport à un environnement professionnel de plus en plus précaire. Dans ce cas, un déménagement peut conduire à une perte de repères perturbant l'investissement dans une activité professionnelle exigeante et reprise depuis peu de temps. Des arguments semblables avaient été mis en avant par les parlementaires de gauche pour s'opposer à l'article incriminé (art. 20) lors de la discussion du projet de loi en 2008 et 2009.
Références bibliographiques
[B1] « Concertation sur les attributions de logements sociaux », rapport des groupes de travail remis à Cécile Duflot, Ministre de l’Égalité des territoires et du Logement, 22 mai 2013, rapporteurs : Noémie Houard, Hélène Sainte-Marie.
[B2] « Code de la construction et de l'habitation ».
[B3] « Projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové ».
[B4] « Pacte d’objectifs et de moyens pour la mise en œuvre du plan d’investissement pour le logement », Premier Ministre–Union sociale pour l'habitat, 8 juillet 2013.
[B5] « Programme ministériel de modernisation et de simplification », secrétariat général, service du pilotage et de l'évolution des services (SPES), mars 2013.
[B6] « Le logement social pour qui ? », « La note d'analyse du « Centre d'analyse stratégique » » n° 230, juillet 2011.
[B7] « Quels sont les plafonds de ressources pour obtenir un logement social ? », service-public.fr, 14 janvier 2013.
[B8] « Évolution de la rémunération des cadres – édition 2012 », APEC, septembre 2012.
[B9] « Logement social : supplément de loyer de solidarité », service-public.fr, 24/06/13
[B10] « Immobilier : les prix à Paris, quartier par quartier », lefigaro.fr, 5 avril 2013.
[B11] OLAP, 16 juillet 2013.
[B12] « Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne », mai 2012.
[B13] « Relevé de décisions », « comité interministériel pour la modernisation de l'action publique du 17 juillet 2013 ».