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La critique du travail par les travailleurs du « bas de l’échelle » - Cristina Nizzoli, lauréate DIM Gestes
Si Cristina Nizzoli s’intéresse aujourd’hui de près au travail, son attention s’est d’abord focalisée sur l’immigration. Désormais et depuis sa thèse, les deux problématiques sont liées. La post-doctorante a démarré ses études en Italie, son pays d’origine, et validé une licence en sciences politiques et relations internationales à l’Université de Pavie. « Cela me permettait de creuser mon intérêt pour le monde arabe ». En 2007, après un stage en Tunisie puis un séjour de quelques mois en Syrie, elle s’est installée à Aix-en-Provence et a entamé un master de sociologie à l’Université AMU. « J’aurais choisi cette discipline plus tôt, si elle avait été davantage développée dans mon pays ». Son mémoire de master I, en accord avec son centre d’intérêt initial, porte sur les mineurs de Gardanne, nés de parents immigrés. « J’ai alors pu faire le lien entre leurs origines et leur expérience de travail. Cette enquête m’a passionnée, c’est vraiment là que j’ai compris que je voulais faire de la sociologie ». L’année suivante, en master II recherche (Université de Provence), son intérêt s'est porté sur le rôle de la CGT dans le mouvement des travailleurs sans papiers en région parisienne.
Syndicalisme et travailleurs du secteur du nettoyage
En 2009, Cristina Nizzoli a démarré sa thèse au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST). Le titre final : « Syndicalismes et travailleurs du « bas de l’échelle ». CGT et CGIL à l’épreuve des salariés de la propreté à Marseille et Bologne ». Ce travail de recherche lui a donné l’occasion de retourner en Italie, afin de comparer les deux approches nationales et, au-delà de la sociologie du travail en elle-même, de « mobiliser les théories féministes et celles en lien avec la racisation ». Soutenue fin 2013, sa thèse a été récompensée par le prix du Monde de la recherche universitaire en 2014, et a été publiée (« C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne) », Paris, PUF, 2015, 224 pp.). « C’est en fait une deuxième version de ma thèse, un travail plus abouti encore » (cf interview parue dans le Miroir Social et sur Contretemps).
Déjà, durant sa thèse, la jeune sociologue avait commencé d'effleurer la question de la souffrance au travail sans pouvoir cependant y consacrer beaucoup de place. « En observant les relations entre syndicalistes et travailleurs, j’avais remarqué un décalage entre les revendications des premiers et les problématiques dominantes que je ressentais chez ces seconds. J’avais donc commencé à réfléchir et à poser les bases de mon projet actuel sur la critique du travail. Ce post-doctorat me permet aussi d’élargir au secteur de la logistique ». À ce jour, elle a suivi plusieurs conflits, pour l’instant surtout dans le secteur du nettoyage : celui des « dames-pipi » à partir d’août 2015, ainsi que la grève des travailleurs de la gare RER de la station Bibliothèque François Mitterrand. « Je ne quitte pas l’approche ethnographique ». Heureusement car le dernier conflit est passé plutôt inaperçu, présenté par Cristina Nizzoli Dame Pipi de très rares médias, surtout à travers le constat des « déchets qui s’entassent ».
Le syndicat comme « variable »
Sa porte d’entrée vers les travailleurs a toujours été le syndicat. Pour l’instant, du moins. « Dans les prochains mois, j’aimerais accéder à ceux qui n’ont pas de lien avec les organisations syndicales, notamment dans le secteur de la logistique. J’essaie de passer par le réseau de collègues et de profiter ainsi d’un effet boule de neige ». Quel intérêt d’évacuer « l’effet syndicat » de son analyse ? « Je pense que l’expérience syndicale peut apporter des schèmes générateurs de critiques différents : qu’elle vienne les amplifier ou les freiner. L’idée serait de poser la question du syndicat comme variable et pas comme un point de départ absolu, afin d’analyser la critique des travailleurs ». Quelle relation d’ailleurs entre les délégués syndicaux du secteur, stabilisés, et ces travailleurs, certes généralement en CDI, mais avec des horaires éclatés ? « Ce n’est pas tant le statut d’emploi qui crée une incompréhension parfois entre les deux mais plutôt la manière dont chaque acteur, travailleur ou représentant syndical fait l’expérience de son rapport au travail en lien avec les questions de la discrimination, l’expérience de la migration ou le sexisme structurel. Les travailleurs les plus dominés, tout en bas de l’échelle du marché du travail, subissent de plein fouet la pression patronale. Au final, le syndicat a du mal à traiter ces questions. Les syndicalistes sont souvent désarmés ».Il semblerait justement que la jeune chercheuse ait un autre objectif : étudier la manière dont le syndicalisme peut se renouveler. « C’était surtout dans le cadre de ma thèse. Mais, en questionnant la manière dont les travailleurs critiquent le travail, je m’adresse aussi aux syndicalistes. C’est un peu ma façon de contribuer au débat sur la manière dont ils peuvent aussi saisir des problématiques spécifiques de cette frange du salariat. Surtout avec une population qui subit des dominations qui s’articulent entre elles. Ces travailleurs sont en effet souvent des femmes, d’origine subsaharienne pour le cas de l’Île-de France, ou bien des hommes immigrés ».
Des travailleurs « dominés »
La concentration sur ces travailleurs de multiples situations de domination était d’ailleurs mise en avant dans sa thèse. « J’aimerais déconstruire l’idée selon laquelle le fait de subir la domination amène à des dispositions particulières, en lien avec le consentement. Autrement dit, selon la théorie bourdieusienne, que ces travailleurs très dominés auraient tendance à consentir à la domination qui pèse sur eux. À l'opposé, mon objectif est de décrypter et de rendre visibles les contraintes structurelles qui pèsent sur eux, du fait de leur travail, mais aussi du racisme, et/ou du sexisme, sans oublier le pouvoir d’émancipation présent dans de telles expériences. Par exemple, les femmes d’origine étrangère sont généralement assignées aux tâches les plus dérangeantes. L’idée est donc ici de mettre en exergue le point de vue élaboré par ces travailleurs qui est actuellement minoré dans nos sociétés : elles n’ont aucune légitimité pour s’exprimer sur la scène publique par exemple ». Cette analyse vaut également pour les organisations syndicales. « Durant ma thèse, j’ai constaté que leur point de vue était souvent minoré en leur sein également. J’aimerais comprendre pourquoi et ainsi participer au débat sur les conditions de travail, sans négliger leur expérience de dominés, en lien avec la discrimination à l’embauche notamment ». A fortiori dans des secteurs en pleine expansion, « centraux pour étudier le travail contemporain ».
Concentrons-nous donc sur la souffrance de ces travailleurs et la manière dont elle s’exprime. Les douleurs de dos, aux mains etc. ne sont par ailleurs pas tellement mises en avant. « Ils considèrent que si l’on fait ce métier-là, ces douleurs physiques sont presque normales. On pourrait peut-être avancer l’hypothèse que ce n’est pas ce qui les fait le plus souffrir ». Contrairement notamment, à la « Nizzoli Mainpression patronale ». La question du « travail bien fait » en revanche revient régulièrement. « Ne pas parvenir à l’objectif les affecte beaucoup. Mais étant donnés les rythmes de travail imposés, surtout lorsqu’à partir d’un certain âge, il devient parfois difficile de marcher ou de rester longtemps debout ». Sans même parler des expositions aux produits d’entretien…
« J’aimerais aussi prendre en compte ceux qui ne se plaignent pas forcément mais n’en souffrent pas moins. Ce que je constate à ce stade, c’est que dans ce secteur, la souffrance est liée à la fragmentation du collectif de travail. En effet, la plupart d’entre eux travaille chacun de leur côté, excepté dans les grands chantiers, qui sont aussi les plus syndicalisés ». Autre source de souffrance, sans doute plus intense encore : le harcèlement moral, fréquent voire quotidien. « Alors que je suivais une grève, l’une d’entre elles a par exemple raconté que son employeur lui interdisait de parler aux salariés qui fréquentaient les lieux qu’elle nettoyait. Elle parlait quand même, ce qui est vraiment de l’ordre de la rébellion dans sa condition. Une autre évoquait une blague récurrente de la part de son employeur, relative à son poids, en l’absence d’uniforme à sa taille ». Employeurs, public, travailleurs des lieux… « La question du harcèlement, même si ce terme n’est pas forcément employé, revient souvent. Ce qui manque, c’est le passage à la revendication ».