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06 / 11 / 2014 | 25 vues
Audrey Minart / Membre
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« L’auto-entreprenariat à la lisière du salariat » - Sarah Abdelnour, lauréate du DIM Gestes

La jeune sociologue a reçu le soutien du DIM Gestes en 2013, pour un projet de recherche, mené au sein de l’Irisso (Paris-Dauphine), sur les recours juridiques des auto-entrepreneurs. Un post-doctorat qui fait suite à une thèse sur ce régime.

« Au départ, je m’intéressais aux associations promouvant le micro-crédit, et tout ce qui se rapprochait de ‘l’auto-emploi’. C’est dans ce cadre que j’en ai entendu parler. » C’est donc finalement sur l’auto-entreprenariat, « symbole de transformation profonde du monde du travail », qu’elle décide de focaliser ses recherches. « Lors de ma thèse, menée sous la direction de Florence Weber, j’ai étudié ce nouveau régime à travers son élaboration politique. Il me semblait qu’il remettait en question une société qui se basait alors sur le modèle salarial, avec toutes les protections sociales que celui-ci inclut. » Lorsque Sarah Abdelnour démarre sa thèse en 2007, le régime d’auto-entrepreneur n’existe pas encore.

Le statut d’auto-entrepreneur : un outil de « pacification sociale » ?

Ce que montre notamment Sarah Abdelnour, c’est que le statut d’auto-entrepreneur a été « promu » politiquement, non sans une certaine connotation morale. En effet, l’idée était d’encourager les personnes en situation de chômage, ou salariés et retraités souhaitant augmenter leurs revenus, à « se prendre en main ». « Mais si certaines personnes sont au chômage, et donc a priori hors compétition économique, il n’est pas sûr qu’elles aient suffisamment de ressources pour créer une entreprise viable. » Et surtout de s’assurer des revenus et une protection suffisante, en témoigne le montant du revenu annuel moyen : 5 430 euros en 2011, pour les auto-entrepreneurs « actifs » (Source Insee)

Pour elle, il s’agirait donc, avant tout, d’un outil de pacification sociale. « En plus d’augmenter un peu leurs revenus, ils sont généralement fiers d’avoir réussi à créer une affaire. Même si les protections sont moindres… Cette forme de déconstruction du salariat, passant par la promotion d’une « prise en mains » de la part des individus, avec une connotation très morale, m’intriguait donc. » Le statut d’auto-entrepreneur était donc, selon Sarah Abdelnour, « le versant positif de la lutte contre l’assistanat ». « Il y a eu confusion : on a joué sur l’image valorisante du chef d’entreprise, fait croire à une « grande famille » en lissant les écarts de revenus… Qui ne sont pourtant pas du tout les mêmes entre les auto-entrepreneurs et les chefs d’entreprises dites classiques ». D’où l’intérêt, pour les premiers, d’avoir un conjoint qui lui bénéficie de la sécurité de l’emploi. « Je n’ai rencontré personne qui se débrouillait seul : soit le conjoint était salarié, soit il s’agissait d’un jeune, qui bénéficiait de l’aide de ses parents. »

Salariat déguisé ?

Il arrive par ailleurs que d’anciens salariés soient poussés par leur employeur, soucieux de flexibilité et d’économies, à prendre le statut d’auto-entrepreneur. Sarah Abdelnour a, en outre, rencontré des auto-entrepreneurs qui travaillaient dans les locaux du donneur d’ordre, parfois unique, situation qui devrait normalement faire l’objet d’un contrat de travail. « Cela n’existe pas que dans le privé, c’est également le cas dans l’administration publique. Souvent, il s’agit de seniors très qualifiés en fin de carrière, ou de jeunes pour lesquels ce statut remplace parfois les CDD ou périodes d’essai. Cela permet aux administrations de contourner les contraintes budgétaires, la rémunération des auto-entrepreneurs passant par une autre ligne budgétaire. Mais il arrive que tout cela finisse bien, et qu’ils soient véritablement embauchés. Je n’en ai pas moins constaté un glissement des CDD, vers ce statut… »

Quid du rôle des syndicalistes sur cette question ? « Etant donné que ce régime a été présenté comme un outil de simplification de la création d’entreprise, n’ont pas été consultés politiquement. Et il me semble qu’ils ne se sont pas beaucoup saisis de cette question ensuite… J’ai moi-même rencontré quelques difficultés pour les rencontrer. Peut-être que, comme il est impossible pour les indépendants de se syndiquer, les auto-entrepreneurs ne sont pas vraiment leur cible. »

Quels recours juridiques en cas d’abus ?

Après avoir constaté ces quelques cas de salariat déguisé, Sarah Abdelnour s’est par ailleurs demandé s’il n’y avait pas eu un biais dans sa thèse, étant donné la relative satisfaction témoignée par les personnes interrogées. « Même si c’est bien moi qui les ai sollicités à travers le répertoire de l’Insee, et donc qu’il ne s’agissait pas de volontariat, tous n’ayant pas souhaité me rencontrer… Je me demandais si je n’avais pas rencontré que ceux qui étaient dans une situation plutôt positive. J’ai donc souhaité poursuivre en me focalisant sur les moyens de contestations, notamment dans le cas de salariat déguisé. » C’est justement pour ce projet que le DIM Gestes lui a octroyé une allocation l’an dernier.

Mais difficile, pour la jeune chercheuse, de trouver d’éventuelles demandes de requalification. « Il faut savoir qu’un auto-entrepreneur, et c’est évident, n’en demandera jamais tant qu’il continuera à travailler pour le donneur d’ordre. La demande n’intervient donc en général qu’une fois que la relation de travail a été rompue. C’est une démarche qui est par ailleurs coûteuse : non seulement les indemnités peuvent être peu élevées, mais en plus on prend le risque de se « griller » dans une profession très compétitive. » A ces obstacles, s’en ajoutent d’autres, plus logistiques : il n’existe, aux prud’hommes, aucune base de données informatique pour retrouver les arrêts concernés… Par ailleurs extrêmement rares. La post-doctorante s’est donc tournée vers la cour d’appel, où passent 60% des affaires… et qui, elle, dispose d’une base de données. Elle n’a alors trouvé qu’une douzaine de situations de requalification en salariat. « Lorsque l’on se retrouve face à une difficulté « matérielle » de ce type, c’est déjà très parlant en soi : les contestations sont donc bien rares. Ce qui est cohérent par rapport aux résultats obtenus lors de ma thèse : les retraités très qualifiés sont dans des situations confortables, et il est dangereux pour les plus fragiles, chômeurs souhaitant s’insérer dans un secteur notamment, de rentrer dans une forme quelconque de contestation… »

Tous indépendants ?

« J’ai été frappée de constater, dans mes travaux, que la plupart des auto-entrepreneurs sont plutôt résignés. Ils ont même souvent beaucoup d’empathie pour les employeurs et reprennent beaucoup le discours de l’organisation patronale, quand ils n’ont pas même des relations assez personnelles avec eux… Et parfois ils se projettent à leur place. Là, nous ne sommes plus chez Marx. Ce n’est pas « les ouvriers contre les patrons », mais plutôt l’apprenti patron contre le patron. Tout le monde se considérant comme entrepreneur potentiel, cela vient neutraliser, et donc transformer, les relations sociales au travail. » D’autant plus que certains auto-entrepreneurs que Sarah Abdelnour a rencontrés ont clairement fait savoir qu’ils cherchaient à tout prix à éviter de se retrouver complètement au chômage et/ou passer par « la case Pôle Emploi ». « Ils préfèrent encore « bidouiller » tous seuls. »

Cet intérêt, manifeste, pour les frontières entre indépendance et salariat, la doctorante a pu le concrétiser, en dehors de ses propres recherches, dans le cadre du séminaire « Crise du salariat, renouveau de l’indépendance », organisé avec Sophie Bernard et Julien Gros. Elle devrait, à l’avenir, continuer à se pencher sur cette question, puisqu’elle vient d’être recrutée par l’Irisso, laboratoire dans lequel elle a mené son post-doctorat. Par ailleurs, si elle devait évoquer un « mythe fondateur » de son intérêt pour ce thème, Sarah Abdelnour aurait tendance à en fixer la naissance à ses lectures de Robert Castel, sur la transformation du salariat.

Autres références : Michel Foucault, qu’elle trouve « percutant » sur la diffusion de la forme de l’entreprise, Florence Weber, ancienne directrice de thèse, chez qui elle salue la « finesse » dans ses ethnographies, ou encore Dominique Méda, qui a dirigé son post-doctorat. Sans aucun doute, l’influence de Pierre Bourdieu surplombe-t-elle également ses travaux. « Même s’il n’a pas beaucoup écrit sur ces questions, j’ai été marquée par son court article sur la « double vérité du travail ». Il y écrit qu’il ne faudrait pas uniquement l’envisager comme un espace de domination et d’exploitation. Il faudrait également, selon lui, regarder les formes d’engagement des salariés, et donc prendre en compte leur subjectivité. Sachant que passer par cette ethnographie n’empêche pas l’analyse. En termes de rapports de forces notamment. »

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