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22 / 09 / 2015 | 89 vues
Audrey Minart / Membre
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Comment prescrit-on le travail ? Une thèse en ergonomie de Camille Thomas

Lauréate du DIM Gestes en 2014, Camille Thomas vient de démarrer une thèse en ergonomie (CNAM) sur le travail de prescription, dans une grande entreprise du secteur de l’énergie.

Suite à une licence en psychologie, à l’université Paris X–Nanterre, Camille Thomas, 25 ans, s’est tournée vers l’ergonomie. Après un premier master 2 professionnel obtenu en 2013, avec un stage au sein de la SNCF sur l’activité des contrôleurs de train, et nourrissant déjà la volonté de poursuivre en thèse, elle s'est alors lancée dans un deuxième master 2, cette fois-ci de recherche, au CNAM. Dans ce cadre, elle a réalisé un stage et son mémoire dans une grande entreprise du secteur énergétique, cherchant à comprendre ce qu’était le métier de « rédacteur technique », c’est-à-dire l’activité d’ingénieur en charge de rédiger des documents prescriptifs, ensuite utilisés par les personnes travaillant sur le terrain. Les résultats de ce travail lui ont permis d’apporter des connaissances nouvelles quant au métier de rédacteur technique, notamment que cette activité de travail s’insérait plus largement dans un processus de conception documentaire complexe, qui nécessitait un travail collectif avec d’autres acteurs de l’entreprise.

Pour approfondir cette première recherche, la jeune doctorante a fait porter son terrain de thèse dans cette même entreprise. Son objectif : approcher de plus près le travail de production de la prescription (ce qui est produit par les organisations pour cadrer le travail, autrement dit les règles, « dans le souci d’améliorer l’efficacité, la qualité, la sécurité et plus globalement, les performances des biens et/ou services produits par une organisation », comme expliqué dans son projet de thèse). « Je reprends en partie ce sur quoi j’ai pu travailler l’année dernière mais la thèse permet d’élargir à une échelle plus importante : il ne s’agit pas uniquement des rédacteurs techniques mais aussi de ceux qui prescrivent le processus par lequel on produit la prescription » ou de ceux qui utilisent les documents produits. Un processus multi-acteurs, disséminés sur le terrain et à un niveau plus central, qui travaillent ensemble malgré la distance, articulant les prescriptions montantes et descendantes. « J’ai déjà vu passer plusieurs types de documents, certains très descriptifs qui sont ensuite repris par d’autres rédacteurs, qui rédigent à leur tour des documents très opérationnels ».

Comment se fabrique la prescription ? 

À savoir que l’élaboration de chaque document prescriptif met environ trois ans, un temps particulièrement long. « Ils en fabriquent plusieurs en même temps… Ce qui m’intéresse est de comprendre comment cela se passe, parce que tout ce processus n’est pas forcément écrit… Je m’intéresse aussi à ce qui se fait réellement, au-delà de ce qui était prévu, dans le but d’aller plus vite, d’être plus efficace, pour ne pas faire une dizaine de retours sur un seul document ». Au final, l’objectif est d’analyser l’organisation du processus et le rôle des acteurs qui y sont impliqués afin de modéliser ce processus et de mettre en place des groupes de travail. « Je souhaite rassembler le panel le plus large possible, de ces personnes qui travaillent ensemble mais ne se rencontrent jamais, et amener le sujet sur la table : à partir des exigences de chacun, comment trouver des solutions pour travailler ensemble de manière plus fluide et collaborative ». Ces groupes de travail ont donc pour objectif de formuler des préconisations pour une potentielle évolution de l’organisation du processus qui tienne compte du point de vue de chacun des acteurs impliqués.

Rappelant, dans son projet de thèse, que l’ergonomie porte un « regard critique sur la prescription lorsqu’elle constitue un empêchement ou une contrainte dans l’atteinte des objectifs de performances, de préservation de la santé des opérateurs et de développement des compétences des opérateurs » (Bourgeois & Hubault, 2013 ; Petit & Coutarel, 2013) », Camille Thomas insiste sur l’intérêt d’une démarche participative de conception des prescriptions. Celle-ci repose sur l’idée que, comme elle l’a écrit, « les connaissances et l’expérience des opérateurs quant à leurs activités de travail, les contextes d’action, les acteurs impliqués permettent d’aboutir à des prescriptions plus satisfaisantes (Coutarel, Daniellou & Dugué, 2003 ; Souza da Conceição, & al., 2013), mieux adaptées au contexte de réalisation de l’action (Largier & Lot, 2010), plus accessibles et plus facilement utilisables (Leplat, 2004), et qui permettent une meilleure gestion des adaptations nécessaires de la prescription (Largier & Lot, 2010). Ainsi, les opérateurs seraient « les mieux placés pour identifier les dysfonctionnements et proposer des pistes d’amélioration » des prescriptions (Lachmann, Larose & Penicaud, 2010, p. 8 ; Souza da Conceição & al., 2013). Autrement dit, organiser une démarche participative de conception des prescriptions serait un moyen de favoriser le travail d’organisation des règles encadrant le travail, inhérent à toute activité de travail (Arnoud & Flazon, 2013 ; de Terssac & Lompré, 1996) ».

Au bout du compte, l'idée est de proposer des préconisations à l’organisation. « Pas nécessairement pour les mettre en œuvre, car ce processus est extrêmement lourd et touche de près à la sécurité… Mais ces préconisations doivent être mises dans les mains de ceux qui ont le pouvoir d’agir sur l’organisation prescrite du processus pour être mises en œuvre sur un autre projet à développer et pourraient déjà permettre de mettre en évidence les leviers et freins qui interviennent dans ce type d’activité de prescription ».

Transmission de l’expérience, coopération, communication

En quoi son premier parcours en psychologie l’aide-t-elle à l’heure actuelle dans sa thèse ? « Pour le dire de manière un peu caricaturale, ce qui m’intéressais déjà à l’époque, ce n’était pas la psychologie de la folie, plutôt la psychologie « du normal », celle des gens de tous les jours, la psychologie sociale… Le travail m’a très vite intéressée. J’ai moi-même effectué de nombreux petits travaux étudiants à droite et à gauche, étant très curieuse du monde du travail, des stratégies mises en œuvre pour parvenir à être plus efficace ou à mieux appuyer son travail… Aujourd’hui, le fait de pouvoir être une actrice dans ce monde-là, en ayant pour objectif d’aider les gens à se sentir bien au travail sans être à l’encontre de l’efficacité de l’entreprise, c’est intéressant. Mon objectif, qui est aussi celui de l’ergonomie, est de réussir à concilier l’intérêt des salariés (du point de vue de leurs conditions de travail, de leur santé et de leur bien-être) avec ceux de la direction, du point de vue de l’efficacité, des performances et de l’efficience ».

En effet, la jeune femme semble vraiment se concentrer sur « ce qui fonctionne bien » au travail et qu’elle a pu constater lors de son stage l’année précédente. « Les managers savaient comment répartir les tâches en fonction de l’expérience et des spécificités de chacun… Il y avait aussi un système de compagnonnage, les anciens formant les plus novices, afin de transmettre l’expérience. Par ailleurs, j’étais dans une petite équipe, donc la communication était un peu facilitée, des réunions étaient organisées toutes les deux semaines pour poser sur la table les vrais problèmes. Il y avait un véritable esprit de coopération, c’était très constructif ».

Par ailleurs, Camille Thomas cherche à répondre à une question qui peut paraître plus théorique : « qu’est-ce que prescrire ? ». « On parle peu dans la littérature scientifique des rédacteurs techniques, de leur travail, qui est donc quasiment inconnu… Il y a aussi un autre volet important : comment fait-on pour développer un collectif qui est transverse à tous les types d’acteurs ? Pour que toutes les personnes qui travaillent chacune sur quelque chose de particulier arrivent à échanger, débattre et s’accorder sur des solutions communes… A fortiori dans une organisation à hauts risques ? ».

En attendant de répondre à ces questions, ne serait-ce qu’en partie, la doctorante découvre l’enseignement au CNAM, où elle dispense des cours du soir avec, semblerait-il beaucoup de plaisir.

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