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17 / 07 / 2017 | 172 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Harcèlement moral, maltraitance au travail : les risques d’altération de la prévention qu’apporterait une instance unique

Les salariés français sont à l’évidence attachés aux deux instances représentatives du personnel (comité d'entreprise et comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail). C’est ce que révèle une étude publiée par Technologia le 4 juillet dernier. Un quart des salariés affirme en effet avoir déjà sollicité un représentant du personnel au cours de l'année écoulée. Ces données prouvent qu’il faut y réfléchir à deux fois, à l’heure où le  débat s’ouvre sur la création putative d’une instance unique à partir de la fusion du CE, du CHSCT et des délégués du personnel.

De fait, quand la régulation de la prévention des risques se mène au quotidien par l’action éclairée des représentants du personnel au CHSCT, chacun en tire profit. L’entreprise bien entendu qui évite ainsi de s’exposer à des risques et à une altération de son climat social ou de sa réputation mais aussi les salariés qui peuvent se soustraire ou sortir rapidement de  situation délétères de travail. Une question demeure : que se passera-t-il demain si, par aveuglement, l’instance de prévention devait être supprimée ? Que se passera-t-il demain si les représentants du personnel, noyés au sein de cette instance unique, de réunions interminables en réunions multiples, sont incapables d’intervenir ?

L’histoire de Rosanne Aries est de ce point de vue exemplaire. Son livre Harcèlement, histoire d’une manipulation en entreprise paru aux édition Maxima, résume bien les enjeux d’une prévention adaptée.

« Prévenir vaut mieux que guérir ». En cas de harcèlement ou de maltraitance au travail, si la victime n’a pas de soutien ou si elle ne s’appuie pas sur une instance active, elle se retrouve alors  dans un tourbillon destructeur.

La préface que j’ai rédigée pour cet ouvrage résume bien les règles qui devraient régir un travail sain. Parmi celles-ci, une instance de prévention en proximité et concrète qui contribue à un ordre humain au sein des humains.

Lorsque j’ai reçu la demande de Rosanne Aries d’écrire la préface de son livre, je me suis aussitôt engagé, comme je le fais souvent. Pour encourager l’un de ces ouvrages qui mettent en débat le travail dans sa dimension humaine. En la matière, rien ne vaut un bon roman ou une belle histoire pour rendre compte des méandres dans lesquels plongent parfois certains salariés qui ont la malchance de croiser sur leur chemin professionnel d’autres êtres « humains » qui s’en prennent à eux, les malmènent, les maltraitent, les manipulent et dont le plus souvent ils abiment la santé.



Je me suis engagé en me disant que j’acceptais une charge de plus... Lire le livre et écrire la préface s’ajoutaient à une activité déjà conséquente. J’ai même eu la tentation du renoncement. Mais je suis un peu comme l’auteur. En effet, dans ce livre qui vous colle aux doigts des que vous l’ouvrez, Rosanne Aries relate cette implication au travail qui la structure : « je travaille énormément, je ne renonce à aucun de mes engagements même si cela m’amène à travailler jour et nuit. Ne pas tenir une promesse, ne pas mener une mission jusqu’à son terme me paraît hors la loi ». C’est donc avec plaisir que je dois à mon tour « tenir ma promesse ».

Que l’on en ait ou pas, le travail occupe une place essentielle dans nos existences. Avec la rémunération, il nous offre aussi d’autres formes de rétribution : il nous permet de nous construire au quotidien, d’affirmer notre identité professionnelle et parfois de nourrir notre exigence narcissique, de mobiliser notre créativité et de nous projeter dans l’avenir. Certains sociologues expliquent que le travail doit même être considéré comme une « validation de soi ». En France particulièrement, pays marqué par les stigmates du chômage de masse et de longue durée, les actifs s’investissent parfois au-delà de leurs forces. Par peur de la précarité. L’attachement au travail est plus fort qu’ailleurs. Il faut dire qu’avec ses plaisirs et ses contraintes, le labeur se nourrit aussi du contact avec les autres. Les liens étroits tissés dans le cadre professionnel, l’entraide et la fraternité, sont des facteurs de compensation efficace au sein de collectifs de travail très occupés. Mais ils peuvent devenir des facteurs de risque quand ces liens se pervertissent et que perdurent des dysfonctionnements relationnels. Ce livre en est la brillante illustration.

Pour aller plus loin et comprendre de manière explicative les phénomènes de harcèlement et de manipulation, tel celui relaté ici, distinguons plusieurs catégories.

Dans la première catégorie, se range un grand nombre de dossiers qui interviennent lors d’une rupture du contrat de travail. Les salariés évoquent souvent une pratique de harcèlement pour être en position plus favorable dans la négociation de leurs clauses de sortie. Tout en sachant que les tensions ont pu être fortes, les pratiques de management maladroites ou inadaptées, les dossiers n’ont pas forcément une issue positive dans ces cas-là. Quand on examine avec recul les jugements rendus, dans ces situations un peu intermédiaires, la justice s’en tient à une interprétation assez stricte de la loi. En effet, le code du travail (article L 122-49) précise « qu’aucun salarié ne doit subir des agissements répétés qui peuvent conduire à une dégradation de ses conditions de travail ou susceptibles de porter atteinte à ses droits, à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Le code pénal (article 222-33-2) propose de punir les harceleurs caractérisés comme tels de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.  Toutefois, les sanctions exemplaires sont encore rares et le plus souvent légères au regard des dommages collatéraux. En effet, depuis janvier 2003, la loi a modifié le régime de la preuve en matière de harcèlement moral : il ne s’agit plus pour le salarié de simplement présenter les éléments laissant supposer l’existence du harcèlement. Le salarié doit établir les faits qui laissent présumer l’existence de ce harcèlement.

Seconde catégorie, les dossiers résultant d’un mal-être réel sans pour autant qu’il y ait eu harcèlement mais plutôt des situations de travail délétères dans lesquelles ils plongent. Les salariés utilisent alors le terme de harcèlement pour mettre un mot connu sur leurs maux ainsi reconnus.

Enfin, surgit la dernière catégorie, qui semble croître. Peut-être est-ce la période qui veut cela ? Il s’agit des cas avérés de harcèlement que la justice va sanctionner avec raison car ils peuvent mener à des passages au suicide ou à la violence, à de profondes dépressions ou d’autres conséquences sur la santé. Récemment encore, une jeune femme, cadre financier dans une institution universitaire, me confiait le cauchemar éveillé que lui faisait vivre son supérieur hiérarchique qui la tourmente. Elle me confiait avec douleur : « Pour la première fois de ma vie, j’ai eu des idées noires. J’étais sur mon balcon et l’envie de sauter m’a traversé l’esprit. Heureusement, j’ai pensé aux miens. Je subis le même traitement que les femmes battues », m'a confié cette jeune femme. « Je ne sais pas quand les coups vont partir. Je m’épuise à être sans cesse sur le qui-vive avec ce directeur. J’ai peur ». Les écarts de langage, les attitudes menaçantes, les changements d’humeur déconcertants allant du ton doucereux à l’injure, les ordres et les contre-ordres sur le même sujet à quelques heures d’intervalles, les convocations impératives pour des motifs futiles, le rabaissement devant les collègues, les attitudes de mépris, les objectifs irréalistes, le manque de respect pour le travail produit, l’absence d’émotions et de sensibilité même devant quelqu'un qui souffre. Les atteintes à la dignité. De tels scenarii reviennent souvent dans les témoignages. La personne malmenée subit nombre d’agressions perpétrées de manière parfois soudaines et directes, parfois sournoises. Toutes ces dimensions ruinent les apports du travail. À ce régime, on en fait vite une maladie. Quelqu'un de scrupuleux et investi dans son travail (comme Rosanne Aries) tombe vite malade. Ce livre illustre bien les conséquences de toutes ces dérives. Conséquences néfastes pour l’équilibre et la santé de la personne directement concernée mais conséquences aussi pour les siens. Ici, pour son fils et pour son époux.

Ces agissements sont intolérables. Un simple examen du dossier permet de les démasquer. On voit vite ce qui se joue quand les victimes ont pu tenir un carnet de bord ; quand les témoins acceptent de parler ; quand le CHSCT s’empare de la question ; quand le médecin du travail et le médecin traitant se concertent pour préserver l’intégrité de la victime ; quand les collègues alertés se mobilisent pour faire respecter, par leur réprobation plus ou moins collective, une justice et une équité de traitement. Il existe des moyens d’agir et de se défendre. Alors, disons-le nettement : les harceleurs doivent être condamnés. Mais dans les faits, il y a trop peu de condamnations de ce genre et beaucoup de relaxes, sauf pour les cas de mise en œuvre de mécanismes très concrets comme une mise au placard ou l’incitation à la démission.

Toute la richesse de ce remarquable livre consiste à montrer, sur une période courte, toute la complexité des situations de travail et l’entrelacement à différents niveaux des relations et des jeux de pouvoir. Car c’est bien de pouvoir qu'il s’agit. Le pouvoir que tente d’asseoir le harceleur, le pouvoir pour réduire l’autre à une simple chose. Mais qui sont ces gens ?

On l’oublie trop souvent mais les harceleurs ont aussi une vie professionnelle. Avant et après. On découvrira dans les pages qui suivent que la victime n’est pas la première proie de cette responsable d’édition. Avant elle, une autre collègue journaliste s’était révoltée et avait subi une forte déconvenue jusqu’à en perdre son poste. L’intelligence des harceleurs les conduit parfois à prendre l’habit de leurs victimes. Le roman illustre à la perfection ce changement de rôle initié par la manipulatrice. La perversion est alors présentée sous d’autres nuances ou l’euphémisme le dispute au déni. L’incompatibilité de caractères ou d’humeurs est évoquée par la hiérarchie pour initier une rupture de la relation ou, pire, du contrat de travail. Ainsi, le harceleur est conforté et la victime remerciée ou, au mieux, déplacée. Puis les affaires reprennent. Jusqu’à la prochaine fois car il y a récidive la plupart du temps. D’autant plus si la direction n’analyse pas ce qu'il s’est passé et ne le sanctionne pas et si la hiérarchie tolère sans chercher à comprendre.

L’attitude superficielle des hiérarchies est aussi l'un des aspects du problème. Quand de telles injustices et de telles pratiques traversent un collectif de travail, chacun de ces éléments est touché et alerté dans sa sensibilité profonde. Chacun attend une réaction de régulation de la part de la hiérarchie dont la fonction est ici de rétablir « un ordre humain au sein des humains » afin de protéger et permettre de pouvoir faire son travail, « simplement bien faire son travail ». Ce qui se joue là est donc essentiel. Or, je le constate régulièrement, les hiérarchies des « harceleurs » ont toutes les peines du monde à traiter ces questions de manière adaptée. Il est vrai qu’elles n’y sont guère préparées. Cette absence de formation et cette carence d’expérience les mènent parfois à la temporisation. Les hiérarchies réconfortent rapidement les victimes. N’analysent pas le processus à l’œuvre et laissent faire le temps qui, comme on le sait, « ne fait rien à l’affaire ».

Chez Technologia, le cabinet de prévention des risques liés au travail que j’ai fondé voici 25 ans, nous avons depuis longtemps fait le constat que si les premières alertes ne donnaient pas lieu à une action énergique de la part de la hiérarchie, les pratiques de harcèlement pouvaient alors prendre une ampleur dramatique. Les responsables y compris au niveau du management le plus élevé doivent savoir que leur responsabilité (y compris pénale) peut être engagée.

Voilà pourquoi nous suggérons l’institution d’une cellule plurielle avec le management, les représentants du personnel et les services de santé au travail pour traiter les diverses situations qui peuvent apparaître au fil de l’eau (la réflexion sur les cas avérés pouvant nourrir la réflexion collective), notamment dans un monde de plus en plus axé sur la recherche des performances optimales à court terme, cette commission spécialisée ne se substituant pas au CHSCT.

Devant tous ces constats, la question est bien de savoir quel monde nous voulons. L’enquête Sumer réalisée par 2 500 médecins du travail auprès de 48 000 salariés montrait en 2003 qu’une proportion de 16 % d’entre eux déclaraient subir des comportements hostiles ou ressentis comme tels sur leur lieu de travail. Cette proportion est passée à 22 % en 2010. Or le temps de travail est désormais le moment social par excellence. La violence, même sournoise, doit y être combattue, la bien-traitance valorisée. Il y a une exigence de ce que j’ai décidé d’appeler le « travail sain » pour tous, que ce soit pour la santé des salariés ou pour la bonne marche de l’entreprise ou du service public.

Pour finir, cette violence racontée et acceptée par l'auteur l’a été en raison de la crainte de la perte de son travail. La personne qui arrive dans un nouvel emploi veut démontrer sa capacité à s’intégrer à l’équipe. La période est névralgique pour elle. Elle doit temporiser. Elle accepte les brimades et les actions d’atteinte à sa dignité en espérant qu’un nouveau statut plus pérenne l’aidera à se défendre. C’est cette même crainte qui la conduit dans un rapport subtil avec les représentants du personnel qui, dans ce livre, ne jouent pas forcément le rôle qu’ils auraient pu jouer mais l’auteur s’en explique. Là encore, la peur de s’exposer publiquement alors qu’elle vient d’arriver, l’oblige à faire profil bas et à renoncer à elle-même. À démontrer son allégeance en quelque sorte en acceptant de subir. Ce renoncement à elle-même aurait pu être dramatique. La magie ici s’appelle l’écriture. En effet, confrontée à cette épreuve redoutable, l’écrivain choisit une voie originale pour se préserver et se reconstruire. Celle de l’écriture : la littérature comme suprême résistance en quelque sorte. Se dessinent ici au scalpel des situations de travail qui permettent de donner à voir la dérive dans les relations interpersonnelles. Ce livre, qui donnera sans doute lieu à un scénario, nous invite tous à la vigilance et à la promotion du travail sain. L’auteur au secours de la journaliste. Si l’analyse mise au service de l’écriture a été salvatrice pour Rosanne Aries, je ne doute pas que la lecture sera salvatrice pour d’autres.

 

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