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Agir pour la prévention des pratiques addictives au travail
Dans le cadre de sa collection de guides AGIR destinés à mieux appréhender les questions de santé et de qualité de vie au travail, Secafi a publié une 13e édition à l’attention, entre autres, des représentants du personnel en juin dernier, pour repérer des situations à risques ou difficiles le plus tôt possible et pour contribuer à mettre en place des actions susceptibles de préserver la santé et la sécurité des salariés. Alors que le rapport Lecocq sur la nécessaire prise en compte d’une meilleure prévention de la santé au travail vient d'être publié, il nous a semblé intéressant de rappeler que les entreprises peinent aujourd'hui à trouver des solutions adaptées à l’émergence de pratiques addictives sur le lieu du travail.
Point d’étape avec Pascal Poulain, référent national chez Secafi en matière de santé au travail, concernant les RPS et la qualité de vie au travail notamment.
Les conduites addictives en entreprise restent encore un sujet tabou, comme l’illustre le 13e guide AGIR. Que constatez-vous sur le terrain ?
La prévention est fréquemment confrontée à un processus de minimisation.
Je n’ai pas participé à la rédaction de ce guide mais j’en ai fait une lecture d’autant plus attentive que j’ai travaillé, il y a plusieurs années, dans un service d’alcoologie en milieu hospitalier et, dès le préambule, j’ai été frappé par la justesse des termes utilisés pour décrire des comportements et situations face auxquels nous sommes souvent démunis pour apporter une réponse adaptée. Ainsi, dans le préambule, les auteurs mettent le lecteur en garde sur une utilisation à la légère du terme d’addiction. Cela n’a l’air de rien mais il est extrêmement important de ne pas galvauder le terme. D’autant que nous savons combien l’utilisation de termes à mauvais escient ou pour décrire toutes les situations, comme on l’a fait, par exemple, pour la souffrance au travail, aboutit à l’effet contraire à celui recherché : on use le terme, on fait perdre sa force à une réalité de souffrance en la galvaudant. De même, il me semble tout à fait judicieux de clairement rappeler (comme c’est le cas dès la fiche 1 du guide AGIR) que les gens sous conduites addictives sous-estiment leur consommation. En effet, la prévention est fréquemment confrontée à un processus de minimisation. En matière de conduites addictives, ce processus est en partie porté par les victimes elles-mêmes.
Autre constat vécu lors de mes missions, la diversité des situations observées. En cela, il est pertinent de parler des pratiques addictives au sens large, englobant celles liées au numérique déjà décrites dans une précédente interview sur Miroirsocial.com. Ce, même si l’on sait qu’en matière de prévention, les réponses ne peuvent être calquées, elles sont forcément différentes, autant que peuvent l’être les conduites addictives.
Pour répondre précisément à la question que vous posez : oui, nous constatons sur le terrain que les pratiques addictives sont tabous dans l’entreprise et qu’il est difficile d’y faire face. Il est vrai que l’on touche là à un enjeu de prévention majeur. Celui d’accepter d’en parler. Mais le malaise, le manque de repères, la crainte de la stigmatisation, d’une décision d’inaptitude de la part du médecin du travail etc. constituent autant de filtres susceptibles de rendre la parole impossible.
Le caractère tabou ressort à travers des peurs et le risque de limiter la prévention à des mesures coercitives. Or, celles-ci aggravent la crainte du manque qui stimule la consommation.
Que conseillez-vous aux représentants du personnel dans le cadre de vos expertises ?
Quand la question de la prévention des conduites addictives est à l’ordre du jour, nous conseillons aux représentants du personnel d’insister pour que la direction introduise ce sujet dans le document unique d’évaluation des risques professionnels. Cela va permettre d’identifier les situations de travail qui favorisent ce type de conduites addictives, toutes formes confondues et, du fait de l’insertion dans le document unique, une étape est résolument franchie dans l’enclenchement d’un plan actif, la direction officialisant ainsi sa volonté de traiter la question et de s’engager, avec les représentants du personnel, dans une démarche de prévention.
Autre sujet, il me semble essentiel que les représentants du personnel fassent en sorte que des mesures relevant de la prévention des pratiques addictives soient inscrites dans le règlement intérieur. La formalisation de ces mesures doit faire l’objet d’un vrai débat en amont entre la direction, les acteurs de la prévention et les représentants du personnel. Cela aura pour effet de traiter en amont de sujets assez délicats tels que, le cas échéant, des mesures d’interdiction complète ou partielle, d’encadrement des pots d’entreprise, la formulation de sanctions spécifiques en cas d’accès dans l’entreprise avec des substances illicites. Ce sera aussi l’occasion de traiter des sujets plus délicats encore, comme peuvent l’être, par exemple, des dispositions liées à la fouille des vestiaires ou aux tests éthyliques et salivaires. À ce moment-là, les prises de positions des représentants du personnel vont être déterminantes car il s’agit bien de : 1) définir en amont des dispositions claires et validées juridiquement pour ensuite éviter des conflits et une dégradation du dialogue social ; 2) tout faire pour éviter de tomber dans une dynamique coercitive.
Même si les actions de ce type paraissent avant tout réglementaires, elles constituent les premiers pas vers une acceptation d’une situation qu’il faut prendre très au sérieux. C’est ainsi que l’on peut progressivement s’attaquer à un tabou. Néanmoins (et, là, les représentants du personnel jouent pleinement leur rôle), il s’agit de veiller à la pertinence et à l’adaptation des éventuelles mesures. Les tests éthyliques (éthylotests) et salivaires, évoqués précédemment, par exemple, doivent être réservés aux seuls postes pour lesquels la consommation de drogues ou d’alcool s’avère dangereuse, la liste des postes soumis à ce type de contrôle devant avoir été établie. Les modalités d’usage du test salivaire de détection immédiate de produits stupéfiants sont encadrées par la jurisprudence. Il s’agit donc d’en tenir compte. Les élus peuvent avoir ce rôle de veiller à ce que l’employeur ne s’engage pas dans la généralisation à outrance, le caractère systématique, non proportionné à la réalité du travail dans l’entreprise et à ce que, si l’entreprise s’en éloigne trop par des mesures d’abord coercitives, d’inciter à revenir au travail réel.
Comment, justement, inciter les entreprises à s’engager dans des plans de prévention des pratiques addictives ?
Pour que l’on puisse parler de prévention des conduites addictives, il faut que le plan d’action de l’entreprise s’inscrive dans une démarche de santé au travail et d’amélioration des conditions de travail résolument paritaire, portée par la direction et relayée auprès du management. Là encore, les représentants du personnel sont au premier rang pour s’en assurer. L’engagement de la direction doit être pleinement établi pour qu’ensuite, tous les acteurs de l’entreprise, engagés dans cette démarche, aillent dans le même sens. Enfin, si on intègre intelligemment la question des conduites addictives dans le document unique et le règlement intérieur de l’entreprise, on aura certes fait un bout du chemin. Mais le parcours pour accompagner les dépendants et mieux prévenir les pratiques addictives est semé d’embûches. Il va falloir surmonter des peurs : celle des consommateurs eux-mêmes, exposés à l’angoisse du manque, peurs renforcées si la politique de prévention est avant tout coercitive ; celle de l’encadrement et/ou des collaborateurs craignant de contribuer à une marginalisation et à une stigmatisation. Le manager peut également hésiter à mener une politique active de prévention en adoptant une croyance un peu magique : tant que la problématique n’est pas soulevée officiellement, elle n’existe pas. C’est la fameuse conspiration du silence, du consommateur au manager.
Pour surmonter toutes ces peurs, il faut, dès l’amont, introduire les principes de responsabilité et de protection.
Principe de responsabilité, avec la mise en place de mesures de prévention. Responsabilité à tous les échelons, de la direction à la médecine du travail et aux représentants du personnel, chacun dans leurs missions et dans leur rôle de proximité avec les salariés.
Les injonctions à la prise de conscience et au changement de comportement sont faciles et bien légères.
Principe de protection : en matière de prévention, il s’agit bien, avant toute chose, de protéger chaque salarié et les collectifs. Pour y parvenir, il importe de ne jamais oublier que, derrière la conduite addictive, il y a une souffrance. Sur le terrain, nous constatons que cette souffrance atteint plus volontiers le sujet très fragilisé, soumis à des doutes quant à sa valeur, englué dans des angoisses d’échec… Les addictions qui sont devenues son quotidien se sont installées et se sont répétées, comme un recours, une source d’apaisement et de soulagement, quitte à ce que le retour de la douleur et le sentiment de solitude soient encore plus lourds à supporter. Silencieusement et insidieusement. Cela peut durer des années, sans trop de démonstration. La conduite addictive la plus courante est justement celle qui s’est installée discrètement au fil des ans. Une destruction lente.
Marquer une attention, prendre soin, réagir… Chacun, à son niveau, va avoir sa part, sa responsabilité dans cette protection. L’addiction est une souffrance. Les injonctions à la prise de conscience et au changement de comportement sont faciles et bien légères. Essayons de ne pas l’oublier car on introduit encore trop rapidement un vocabulaire de faute et de culpabilité.
Comment les représentants du personnel arrivent-ils à se faire entendre sur des sujets encore très méconnus ?
La coopération avec d’autres acteurs de la santé au travail s’avère primordiale, au premier rang desquels la médecine du travail car elle peut organiser des formations et faire appel à des associations pour des actions de sensibilisation ou des événements d’information. Au sein des services de santé au travail, on a aussi des profils de plus en plus larges et pluridisciplinaires, dotés des compétences ad hoc pour traiter de ces questions de conduites addictives. Il est certain que la réduction des fréquences du suivi médical du salarié peut être considérée comme une régression. D’où la nécessité de s’entourer des bonnes personnes, ce qui constitue, à mes yeux, un premier pas vers la prise en compte d’un véritable sujet en entreprise. C’est ce qui s’est récemment passé dans deux missions dans lesquelles je suis intervenu. Une première, dans le cadre d’une fermeture de site, au cours de laquelle j’ai été amené à traiter la question de l’alcoolisme, déjà présente auparavant et aggravée dans le contexte de fermeture. Nous avons pu dénouer les tensions et proposé un cadre d’intervention. Il en a été de même dans le cadre d’une entreprise francilienne sur un site très proche d’une cité et confrontée à des trafics de drogue. Ces derniers avaient passé les murs de l’entreprise et l’on constatait une recrudescence de la consommation de cannabis dans les ateliers de production, avec des phénomènes de violence. Là aussi, nous avons analysé et écouté pour pouvoir proposer, en concertation avec tous les acteurs de l’entreprise et de la médecine du travail, un cadre de travail pour poser les bases d’un plan de prévention.
Retrouvez les 13 premiers numéros de la collection SECAFI des guides AGIR pour l’amélioration des conditions de travail sur notre site en cliquant ici.
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