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Services fonciers : 24 millions d'euros entre les mains de Capgemini et Google pour économiser 300 emplois
Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Cette citation pourrait convenir au chef du service de la gestion fiscale qui daigne enfin faire un point d’actualité concernant le projet du « foncier innovant ». Au cas d’espèce, le terme de « projet » nous paraît usurpé puisque nous en sommes quasiment au stade du déploiement. Au regard des enjeux, un document succinct de cinq pages remis aux organisations syndicales lors du dernier groupe de travail.
Son contenu oscille entre un copier-coller du site impots.gouv.fr et l’annonce de résultats optimistes concernant le « foncier innovant ».
Il faut attendre la dernière page pour que l’administration découvre brutalement les finalités de ce projet : « des économies de personnel, au sein des services fonciers, qui sont estimées à 300 ETP ». L’administration a de surcroît la délicatesse de faire cette annonce dans le paragraphe consacré aux « apports du projet ». Les agents de la sphère foncière apprécieront...
Ce défi à 24 millions d’euros est entre les mains des sociétés Capgemini et Google, dans le cadre de marchés publics.
À travers le projet du « foncier innovant », la DGFIP entend avoir recours à l’intelligence artificielle (IA) pour valoriser des informations issues de prises de vue aériennes de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) versées dans le domaine public. Ces prises de vue (orthophotos) sont retravaillées afin de définir des points superposables au plan cadastral. C’est là que l’IA intervient afin de proposer de la matière fiscale qui, pour le moment, reste encore validée par les agents des services fonciers. Pour proposer, faut-il encore savoir interpréter !
Capgemini remplit un rôle d’assistance au maître d’ouvrage, ainsi que de maîtrise d’œuvre. Google fournit l’infrastructure « cloud » (services informatiques en nuage) et intervient sur le développement de l’IA dans la cadre de son expérience en la matière. Avant de sauter dans le bassin du bâti, la DGFIP a expérimenté l’IA auprès de neuf directions sur la détection des piscines.
À compter de la fin de l’année, l’expérimentation sera étendue aux bâtis isolés sur leur parcelle d’assise, puis les extensions de bâtis existants passeront au tamis de l’IA. Les résultats des reports au plan cadastral devraient donner lieu à une communication officielle de la part de l’administration en début d’année prochaine. Sur cette base, la généralisation des biens non ou incorrectement évalués pourrait concerner tout le territoire.
La feuille de route était fixée avec de probables dérapages à la clef...
Souvenons-nous de la réponse du Ministre des Finances à la question d’un parlementaire en 2014, le 26 novembre 2021, qui entendait établir le plan cadastral sur la base selon de nouvelles méthodes que les levés sur le terrain dans le cadre de partenariats. La feuille de route était fixée avec de probables dérapages à la clef.
Créé en 2017, le fonds pour la transformation de l’action publique (FTAP) était actionné pour assurer le financement des marchés publics nécessaires à la concrétisation du projet. Pour le directeur général, le projet devait aboutir coûte que coûte. Le 19 février 2020, il vantait les vertus du projet « foncier innovant » auprès de l’Assemblée nationale, en affirmant à terme traiter la totalité du cadastre avec des outils d’aide à la décision automatisés... Ne restait donc plus qu’à transcrire ce projet dans le contrat d’objectifs et de moyens (COM) qui prévoit de « consolider les fondamentaux de la « chaîne foncière » et les moderniser en profondeur ».
En parallèle, la pré-généralisation de la représentation parcellaire cadastrale unique (RPCU) dans cinq départements a été finalisée. Dans la foulée, le service « gérer mes biens immobiliers » (GMBI) a ouvert au public et va monter en puissance ces prochaines années, grâce au COM.
Dans cette logique, l’accès au cadastre subit une externalisation pure et simple.
Notre syndicat dénonce aussi bien la dépendance vis à-vis de l’IGN (qui délivre les prises de vue aériennes) que l’exploitation de ces dernières par Capgemini et Google. Dans cette logique, l’accès au cadastre subit une externalisation pure et simple puisque l’usager accédera au plan cadastral via le géoportail de l’IGN en lieu et place du site cadastre.gouv.fr.
Rappelons que Capgemini est pour partie responsable de l’abandon du logiciel Scribe que le Ministère de l’Intérieur a tenté d'utiliser. De son côté, la société Google a été condamnée pour fraude fiscale et pour sa politique en matière de protection des données. Aussi, nous ne pouvons qu’être surpris de la légèreté avec laquelle la DGFIP externalise la conception et la maintenance technique du cadastre à des multinationales peu scrupuleuses. Nous avons de sérieux doutes sur le comportement que pourrons avoir de la part de ces deux ogres face à la frêle DGFIP.
Le président se rassure en invoquant la régularité des marchés publics qui lient la DGFIP à ses prestataires externes. S’agissant du respect des contrats dans le temps, nous avons de sérieux doutes sur le comportement que ces deux ogres pourront avoir face à la frêle DGFIP. Sur ce sujet, la délégation à la transformation numérique (DTNum) prévoit de reprendre la gestion de l’IA en interne lorsque les algorithmes nécessaires à son bon fonctionnement auront tous été développés. Notre syndicat ne peut qu’espérer que cette ré-internalisation des compétences soit possible notamment concernant les data-sciences.
S’agissant des interlocuteurs avec lesquels la DGFIP a contracté, nous persistons à nous interdire toute forme de naïveté. Dans l’immédiat, l’administration reconnaît miser sur des recrutements de contractuels en matière de data-science et data-ingénierie afin de suivre la qualité des travaux qui lui sont remis. Maigre consolation, le croisement avec nos données se fait sur notre cloud Nubo. Les données cadastrales et les données fiscales issues de MAJIC sont associées sur les serveurs de celui-ci. La reprise automatique des données par une IA laisse craindre un sabotage lent mais inexorable de la qualité du plan cadastral aux géomètres.
Le projet du « foncier innovant » constitue un bouleversement sans précédent pour les services du cadastre qui sont des éléments constitutifs du service public.
Pour preuve, entre 2019 et 2017, le total des délivrances d’informations du cadastre a augmenté de près 1 500 000 saisines. La reprise automatique des données par une IA laisse craindre un sabotage lent mais inexorable de la qualité du plan cadastral aux géomètres. Notre syndicat souhaite rappeler les conséquences du déploiement de Téléactes sur les services de l’enregistrement sur le plan de la qualité des informations à l'administration.
À ce jour, un tiers des informations concernant le bâti isolé fait l’objet d’un rejet après expertise humaine. Il importe de mettre l’accent sur le fait que la détection des piscines ou des bâtis est un défi car l’IA ne peut pas, à elle seule, analyser la finalité d’un bâti.
Les gains espérés en matière d’économies de personnel (on pourrait dire vénérés de la part de l’administration) seront impossibles si l’on veut maintenir un service public de qualité identique. Poussée dans ses retranchements, l’administration reconnaît que la fiabilisation des restitutions provenant de l’IA est compliquée sur le plan du bâti séparé lorsqu’il est éloigné du bâti principal. Elle admet que, à ce jour, un tiers des informations concernant le bâti isolé fait l’objet d’un rejet après expertise humaine. Néanmoins, la DGFIP se dit satisfaite de cet équilibre et avoue qu’elle aura des difficultés à améliorer ce « score ».
L’IA ne sera d’aucun secours pour détecter les aménagements non déclarés des garages ou des combles.
Sur ce sujet, les orthophotos seront retravaillées tous les trois ans. Il y a donc un coup d’entrée indéniable que le président ne nie pas mais qui, de son point de vue, s’avère soutenable par les services. Face à son assurance, nous lui rétorquons que l’IA ne sera d’aucun secours pour détecter les aménagements non déclarés des garages ou des combles.
S’agissant de l’expérimentation menée sur la détection des piscines, 25 % des biens détectés étaient en fait en cours d’instruction. À ce stade, l’administration considère que 91 % des piscines ont été repérées par l’IA et que 64 % sont déjà validées par l’agent. Les réformes à la DGFIP volent souvent en escadrille au dessus des services, la sphère foncière n’est pas en reste :
- l’ouverture de GMBI se traduit pas un afflux sur e-contacts de 60 000 demandes dont 45 000 auraient été résolues par les réponses de la foire aux questions, selon le président ;
- à l’automne 2022, SURF remplacera LASCOT.
Cette nouvelle application sera complétée par les propriétaires via GMBI. À cette occasion, ces derniers devront fournir une date d’achèvement puis déclarer la fin des travaux.
Le relationnel entretenu avec les élus locaux afin de recenser la matière fiscale passe donc à la trappe.
Le « foncier innovant » remanie profondément la doctrine d’emploi des géomètres du cadastre qui, à terme, vérifieront les anomalies depuis l’application de visualisation Icad. Ils seront donc moins présents sur le terrain. Le relationnel entretenu avec les élus locaux afin de recenser la matière fiscale passe donc à la trappe puisque la mission va principalement consister à valider une proposition émanant d’une IA.
En résumé, ces agents passent du « tout topo » au « tout fiscal » en quelques années. Dès lors, on comprend mieux la faiblesse persistante des recrutements dans les métiers du cadastre. En complément, le fait de moins pratiquer sur le terrain pourrait affecter les compétences acquises dans certaines structures.
L’administration soutient que les géomètres parviendront à faire le grand écart, aussi bien sur le plan fiscal que sur la topographie, grâce à l’aide apportée par le « foncier innovant ». S’agissant des réductions d’emplois, le président balaie les craintes des représentants du personnel d'une phrase : « Efficacité et gain de productivité ne sont pas des gros mots », qu’on se le dise !
Il se félicite de parvenir à supprimer 300 équivalents temps plein (ETP) à l’issue du déploiement du projet. Il finit par avouer que la participation financière du FTAP imposait d’aligner en face des cadavres d’ETP…
Un fossoyeur d’emplois qui coûtera finalement la bagatelle de 24 millions d’euros.
Par conséquenct et sauf à ne rien comprendre, notre organisation syndicale s’étonne que l’administration s’obstine à présenter l’IA comme une aide alors qu’il s’agit d’un fossoyeur d’emplois qui coûtera finalement la bagatelle de 24 millions d’euros ! Sans parler de probables dépassements d’honoraires... Ces surpressions s’ajouteront à celles que le cadastre connaît depuis bientôt dix ans. Pour mémoire, cette mission a perdu 10 % de ses effectifs entre 2012 et 2020. Cette position se justifie encore moins au regard des retards qui sont enregistrés dans la sphère foncière.
Si ces gains sont exacts, autant les utiliser pour résorber les dossiers en souffrance. S’agissant de l’organisation des missions foncières, l’administration fait observer que quarante départements ne possèdent aujourd’hui qu’un unique service départemental de missions foncières. Le président propose un moratoire sur la réorganisation de ce réseau jusqu’en 2023. C’est bien peu, d’autant que les directeurs locaux auront toutes les marges de manœuvre pour agir le moment venu.
Plus de 600 agents du MTE occupaient des missions (même à titre partiel) dans le domaine de la fiscalité au 31 décembre 2020. La liquidation des taxes d’urbanisme (TAM) va basculer des services du Ministère de la Transition écologique (MTE) vers la DGFIP à compter du 1er septembre 2022, uniquement pour les dossiers déposés à cette date.
Les demandes d’autorisation qui sont en cours d’instruction relèveront encore du MTE. Cette bascule s’opérera en trois vagues : le 1er septembre 2022, pour 16 agents préfigurateurs. Ces derniers auront la lourde tâche d’être des ambassadeurs de la mission. Deux autres vagues de transferts suivront le 1er septembre 2023 et le 1er septembre 2024.
À cette occasion, 290 emplois seront réaffectés du MTE vers la DGFIP, notre syndicat rappelle que plus de 600 agents du MTE occupaient des missions (même à titre partiel) dans le domaine de la fiscalité au 31 décembre 2020. Suivant sa logique selon laquelle « la productivité n’est pas un gros mot », le président n’a aucun doute sur le fait que cette tâche sera correctement effectuée avec plus de 50 % de personnel en moins à la DGFIP.
Les organisations syndicales présentes ont au moins arraché un groupe de travail prévu pour début 2022 concernant les adhérences de GMBI et le transfert des TAM. Les qualités des bases fiscales sont dans la balance avec ce projet qui n’a de projet que le nom au regard des sommes déjà engagées. Notre syndicat rappelle que le plan cadastral constitue la référence foncière, fiscale et topographique en France. Faut-il repréciser à notre directeur général que les collectivités locales sont actuellement à la recherche de nouvelles recettes du fait de la suppression de la taxe d’habitation ?
En réponse, la DGFIP fait sien l’esprit de loi Essoc et s’octroie d’office un droit à l’erreur concernant la qualité de la tenue du plan cadastral. Ni les agents, ni notre syndicat ne participeront à la disparition programmée de ce patrimoine national. Pour nous, le « foncier innovant » est un permis de tuer à plus de 24 millions d’euros.