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Les travailleurs saisonniers : les piliers oubliés de l’économie française
Lorsque l’on évoque la France comme première destination touristique mondiale ou lorsqu’on met en avant l’excellence de nos produits agricoles, on pense rarement à eux. Les travailleurs saisonniers, invisibles le reste de l’année, sont pourtant les rouages indispensables de secteurs entiers de notre économie. Sans eux, pas de restaurants bondés en bord de mer, pas d’hôtels accueillants en montagne, pas de fraises ni d’abricots dans nos assiettes. Et pourtant, leur précarité, leur manque de reconnaissance et les conditions souvent indignes dans lesquelles ils travaillent sont encore aujourd’hui trop peu considérés.
L’économie saisonnière : un pilier sous tension
L’année 2024 a marqué un record selon le ministère des Finances : plus de 100 millions de touristes internationaux ont visité la France, générant 71 milliards d’euros de recettes. Derrière ce chiffre flamboyant se cache une organisation logistique complexe, soutenue par plus de 2,5 millions de salariés en contrat saisonnier, selon l’Insee. Parmi eux, des jeunes Français, des étudiants, mais aussi une large majorité de travailleurs étrangers – en particulier dans l’agriculture – venus du Maroc, de Tunisie, de Roumanie ou d’Espagne, pour assurer des missions que de nombreux autochtones refusent aujourd’hui d’assumer.
Dans l’hôtellerie-restauration, les besoins explosent en été comme en hiver. Serveurs, cuisiniers (à Paris 1 cuisinier sur 2 est d’origine étrangère) commis de cuisine, femmes de chambre, plagistes ou réceptionnistes... autant de postes indispensables, trop souvent sous-payés, mal considérés, et exposés à des horaires avec coupure (la personne travaille de 11 à 15h puis de 18 à 22 h mais la coupure ne lui est pas rémunérée et souvent elle se trouve loin de son domicile) ou à rallonge (la personne finit très tard mais souvent aussi elle commence très tôt).
Dans les champs, les cueilleurs se lèvent à l’aube pour ramasser fruits et légumes dans la chaleur ou sous la pluie, avec des cadences soutenues et des marges de manœuvre réduites. Là encore, les métiers sont désertés par les Français, les producteurs font appel à une main-d’œuvre étrangère, sans laquelle des milliers d’exploitations seraient tout simplement condamnées.
Des vies sous contrat, sans filet
Le travail saisonnier est utile car il favorise l’accès rapide à l’emploi, sans grande exigence de qualification c’est une opportunité de gagner un revenu complémentaire (vacances, études) et il est une expérience enrichissante pour les jeunes que ce soit pour développer leurs compétences, leurs contacts et éprouver leur mobilité) mais le travail saisonnier reste, par essence, précaire. Ce sont souvent des CDD d’usage, parfois très courts (quelques jours à quelques mois, un contrat sur deux dure moins de dix jours) Le revenu annuel médian est inférieur à 12 500 euros, bien loin de garantir une stabilité.
Pour survivre, certaines personnes enchaînent les saisons : été en station balnéaire, hiver en station de ski. Cela a fonctionné pendant des années mais le réchauffement climatique, la baisse de l’enneigement et les fermetures temporaires de domaines skiables mettent à mal cet équilibre fragile. Résultat : beaucoup de saisonniers vivent une forme de nomadisme économique, sans ancrage, sans droits stables, avec le sentiment d’être utiles mais jamais reconnus.
Le logement constitue un autre goulet d’étranglement. Dans les zones touristiques, les loyers flambent en haute saison. Les propriétaires préfèrent louer à la nuitée à prix d’or plutôt que d’héberger un travailleur. Certains employeurs jouent le jeu et logent leurs équipes, mais trop souvent, on retrouve des saisonniers dormant dans des parkings, des campings, voire dans leur voiture. Comment parler d’attractivité quand les conditions de vie sont si indignes ? Certaines collectivités locales conscientes de ces problèmes parviennent à organiser des bases d’hébergement respectueuses.
Une crise de recrutement qui menace les équilibres
Depuis plusieurs années, les professionnels du tourisme et de l’agriculture tirent la sonnette d’alarme : les vocations ne suivent plus. En 2022, 65 000 postes saisonniers sont restés vacants, faute de candidats. Trop de jeunes se détournent de ces emplois, qu’ils jugent durs, mal payés, et sans perspective. À juste titre. Le résultat ? Des restaurants qui ferment certains jours par manque de personnel. Des hôtels qui limitent leurs réservations. Des récoltes qui pourrissent sur pied. Des producteurs à la merci d’une pénurie de bras qui pourrait, à terme, renforcer le flux des faillites.
Immigration : une réalité économique incontournable
Dans ce contexte, les débats politiques sur "l’immigration zéro" apparaissent en décalage avec la réalité du terrain. Car si ces travailleurs étrangers ne venaient pas, une part significative de notre économie s’effondrerait. Non, ils ne volent pas le travail des Français : ils font le travail que la France ne veut plus faire. Les maraîchers le savent, les hôteliers, les restaurateurs aussi. Ce sont eux qui maintiennent les récoltes, qui préparent les plats, qui servent à table, qui entretiennent les lieux, qui garantissent l’accueil touristique et la continuité de notre offre. Ils ne sont pas des variables d’ajustement. Ils sont une force vive même s’ils sont le plus souvent invisibles.
Une autre politique est possible
Le moment est venu de changer de regard sur ces métiers. Plutôt que de les tolérer dans l’ombre, il est temps de les valoriser, les sécuriser, les stabiliser. Cela passe par plusieurs leviers :
- Créer des logements saisonniers décents, publics ou mutualisés, dans toutes les zones à forte affluence ;
- Encadrer les salaires, garantir des droits sociaux pleins (retraite, chômage, couverture santé) et offrir des possibilités de formation ou d’évolution ;
- Reconnaître l’utilité sociale et économique des saisonniers, dans les discours politiques comme dans les politiques publiques ;
- Assurer une politique migratoire réaliste, qui ne nie pas le rôle clé de ces travailleurs venus de l’étranger et qui encadre leurs conditions d’accueil dans le respect de la dignité humaine.
Sortir de l’hypocrisie
Chaque été, chaque hiver, la France repose sur ces bras discrets, efficaces, endurants. Sur ces visages qu’on ne prend même pas la peine de saluer. Il est temps de dire les choses clairement : notre tourisme, notre agriculture, nos paysages de carte postale, ne tiennent que grâce à eux. Les ignorer, c’est se condamner à la rupture. Les reconnaître, c’est poser les bases d’une économie plus juste, plus durable, plus humaine.