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Les écueils du lien de subordination : salariés et représentation du personnel
Salariés, nous sommes tous soumis au lien de subordination qui se caractérise par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » (arrêt Cour de Cassation, chambre sociale du 13/11/1996). Au prix de nombreux conflits sociaux, ce lien individuel de subordination (et donc de dépendance) a été progressivement complété par des protections légales et réglementaires figurant dans le Code du travail. L’une d’entre elles est le droit des salariés d’être représentés collectivement vis-à-vis de l’employeur (les « syndicats »1).
Elle se traduit par le fait que lorsque les salariés agissent en délégation du personnel, il n’existe plus de lien de subordination à l’égard de l’employeur. La délégation du personnel parle d’égal à égal à l’employeur et donc à ses représentants (2). Comme le confirme une conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation (3), si la théorie est simple, son application concrète et humaine est bien plus complexe. D’abord, parce que les représentants de l’employeur, s’ils n’ont ni l’intelligence humaine, ni l’habileté, ni le niveau requis ou s’ils se laissent simplement aller à la facilité, auront du mal à admettre que, dans le cadre du dialogue social, leurs galons ne sont que des oripeaux.
A l’instar de tout pouvoir devant ou cherchant à se légitimer, l’employeur, afin de tenter de créer une communauté de travail sous son lien de subordination, utilise auprès de tous les salariés des ficelles plus ou moins prescriptives d’autosatisfaction, de séduction, d’influence, de communication, de rémunération et de plus en plus rarement de conviction. Ceci est inévitable même si l’ampleur en est plus ou moins pesante, que la méthode néglige ou non l’intelligence et l’indépendance d’esprit du salarié ou que le discours de l’employeur est plus ou moins connecté avec la réalité perçue par les salariés. Les écueils sont nombreux d’autant que nombreux consultants s’enrichissent pour fournir aux employeurs le prêt à agir, à penser et à parler en vue de leurs fins, ce souvent sous l’apparence d’une nouveauté fondamentalement creuse.
Dès lors, un représentant du personnel, comme tout salarié, ne peut pas être complètement insensible à cette influence visant à faire admettre la déclinaison quotidienne du lien de subordination, rendant plus délicate et plus difficile la distinction entre son poste de salarié et son mandat de représentation des salariés.
Le mandat n'est pas un poste
D’ailleurs, de nombreux représentants du personnel désignent leur mandat comme un poste… Ou reprennent, consciemment ou non, la novlangue patronale en transformant les salariés en collaborateurs, oubliant l’équilibre entre subordination et protections qui caractérise le contrat de travail, pour tenter de le faire disparaître. Or, un collaborateur n’est pas nécessairement salarié ! La tragédie ukrainienne devrait enfin rappeler une des acceptions réelles du terme collaborateurs.
Mais un employeur, conscient du poids éventuel des représentants du personnel, réserve à leur égard un traitement additionnel, dans le cadre des instances de représentation du personnel ou en dehors. C’est aussi prévisible (4) au vu de l’impact potentiel desdits représentants dans le fonctionnement de l’entreprise : risques judiciaires ou de réputation relatifs à des situations individuelles ou collectives, signature ou non d’accords, présence au Conseil d’administration, représentation collective de l’actionnariat salarié, …
En sont ainsi des illustrations d’une part des tentations plus ou moins clairement proposées par un employeur, ou d’autre part ses gesticulations, ses mesquineries, ses discriminations (5), voire ses sanctions invalidées par le Justice qu’ont à supporter plus ou moins fréquemment des représentants du personnels, y compris chez TotalEnergies.
En dépit des exigences requises et les droits spécifiques accordés aux syndicats, leur indépendance n’est pas illimitée, car comme toute communauté humaine, les intérêts individuels ou collectifs ne sont pas toujours cohérents, surtout si un employeur cultive leur divergence (diviser pour mieux régner). En outre, les intérêts collectifs peuvent également être absorbés par les intérêts partisans ou d’appareils (6).
Bien évidemment, afin d’éviter ses écueils, la meilleure solution est qu’un maximum de salariés se syndique et participe activement à la vie de leur syndicat, sans bien entendu limiter leur approche à leurs seuls intérêts personnels. Leurs représentants s’en trouveront à la fois plus forts à l’égard de l’employeur et plus sous l’oeil attentif des adhérents. Voter, c’est bien ; adhérer à un syndicat et participer activement à sa vie, c’est beaucoup mieux.
Mais il y a un sujet où l’esprit de subordination des représentants du personnel face à l’employeur est le plus ravageur : c’est l’actionnariat salarié (votre argent !). C’est en effet le lieu où les salariés et plus encore ses représentants (dans le cadre d’une représentation collective de ses intérêts comme le conseil de surveillance du principal fonds d’actionnariat salarié de TotalEnergies) doivent avoir une vision indépendante de la direction générale de l’entreprise. Le SICTAME y reviendra dans un prochain article.
(1) Un syndicat est selon la définition du Trésor informatisé de la langue française un « groupement de personnes ayant pour objet la défense d'intérêts communs » : syndicat de communes, syndicat financier, syndicat patronal, … Ce terme est donc bien plus général que celui de syndicat de salariés, de travailleurs… La législation requiert cependant que pour bénéficier du monopole de représentation au 1er tour des élections professionnelles et dans la négociation d’accords avec l’employeur, un syndicat de salariés soit indépendant financièrement et moralement, notamment vis-à-vis de l’employeur et de partis politiques.
(2) Le titulaire d’un mandat de représentation du personnel demeure néanmoins soumis à l’obligation de discrétion et dans une certaine mesure de loyauté lorsqu’il représente son syndicat.
(3) Voir le rapport de la fin 2013 de Mme Laurence Pécaut-Rivolier, sur les discriminations collectives en entreprise remis aux ministres du Travail, de la Justice et des droits de la Femme.
(4) Ceci est d’ailleurs ancien : Zola illustrait dans Germinal (1885) le syndicalisme jaune, et en 2007, le patron d’alors de l’Union des industries métallurgiques et minières (alors fer de lance du MEDEF) « fluidifiait » le dialogue social pour être finalement condamné au terme d’une très longue procédure et d’omerta partiellement rompue. Dans le cadre de procédures judiciaires en cours, TotalEnergies argue systématiquement de la prescription pour que la Justice ne prenne pas en compte ses pratiques passées en la matière, sans toutefois nier certaines d’entre elles.
(5) Comme l’indique le rapport cité en note 3 :« La participation à une activité syndicale est une des plus grandes sources de discrimination en entreprise. Elle résulte de la conjonction, chez le même individu, de deux facteurs négatifs : d'une part, le détachement du lien de subordination et la possibilité offerte au représentant du personnel ou syndical d'exercer un droit de critique, d'autre part, les absences du poste de travail liées au mandat. Cette discrimination, qui peut parfois être violente et directe, se manifeste le plus souvent de manière plus insidieuse, par un retard dans l'évolution de carrière et l'évolution salariale, liés au fait que le manager qui le suit préfèrera promouvoir des salariés qui occupent leur poste en permanence ».
(6) Voir l’analyse de la philosophe Simone Weil (Londres, 1940) : Note sur la suppression générale des partis politiques. Pour un résumé de presse, voir l’article du Point de janvier 2017.