Organisations
Fusion, rapprochement et absorption : comment ne pas verser dans les risques psychosociaux ?
« L’abeille propose son miel mais offre aussi son dard ! »
Le sage lira dans ce proverbe une alerte réaliste particulièrement dans la consolidation actuelle au niveau mondial. 12 000 rachats ont été en effet signés en 2021 pour 1000 milliards de dollars déversés par les fonds financiers. Il s’agit d’un record. Cette consolidation était aussi attendue en raison de la crise Covid. Elle devrait se poursuivre du fait de la faiblesse de certaines entreprises.
Une fusion entre deux entreprises (ou le rapprochement de deux organismes publics) constituent des opérations complexes. Ces processus en cas d’échec ou d’enlisement sont périlleux pour les êtres humains au travail. Le résultat d’une fusion, d’un rapprochement, peut exposer à des risques psychosociaux en raison d’un fonctionnement douloureux des structures qui en découlent. Les exemples sont légion. Destruction de valeur. Abolition de compétences. Négation des savoirs faire. Chaises musicales. Chasse aux sorcières. Incertitudes sur l’avenir et sur l’emploi.
Ces prurits dévastateurs sont confortés au cours de processus mal préparés et imposés, par des décideurs obnubilés par la réalisation de leur projet. Les coûts payés par les humains subsistent, considérables. Ayant conduit diverses études de terrain 1 en 2009, j’ai pu apprécier les
conséquences humaines du rapprochement à marche forcée de l’ANPE et des ASSEDIC pour la création de Pole Emploi. Ces études ont mis en évidence les grandes difficultés à faire converger dans un tempo rapide et sans réelle assistance formation, des cultures et des métiers très différents. Ici des psychologues et des assureurs. Plus de dix ans après les séquelles perdurent.
Aussi parait-il indispensable d’analyser les conditions à réunir lors de ces processus complexes pour éviter aux actifs de payer le prix fort sur leur santé et sur leurs conditions de travail.
I. Une sous-évaluation des risques par les dirigeants
Premier constat nombre de dirigeants ont prêté de l’intérêt stratégique à des rapprochements qui en étaient dépourvus pour leur entreprise. Une fois la bascule effectuée, le projet présenté sous les plus beaux atours prend alors une toute autre allure. La récente fusion de Technip et de FMC l’illustre « C’est le petit poisson qui a pris le contrôle du gros ». Une PME texane a absorbé un fleuron français deux fois plus gros qu’elle, en quelques mois. Cette triste histoire fait écho à d’autres, la fusion calamiteuse d’Alcatel et de l’américain Lucent qui n’a jamais permis de réaliser les synergies attendues par son président Serge Tchuruk et qui s’est terminée par la vente de cet attelage bancal à Nokia avec la perte d’un joyau industriel historique et une hémorragie de plusieurs dizaines de milliers d’emplois. Citons encore le mariage « entre
égaux » des deux géants du ciment : Lafarge, société française dirigée par Bruno Lafont et Holcim de nationalité Suisse. Cette fusion ou selon le dirigeant français « personne n’achète personne » a donné lieu à la naissance d’une structure avec à l’époque un CA de 35 milliards d’euros.
La fusion a été négociée en deux petits mois par le PDG français qui sera ensuite conduit à démissionner rapidement de son nouveau poste de DG du nouvel ensemble, laissant le pouvoir aux dirigeants suisses. Nouvelle perte d’un fleuron français. La direction suisse annonçant même en 2018 la fermeture du siège de Paris. La réussite d’une fusion repose sur le triptyque synergie-croissance-rentabilité. Sur ce plan il est intéressant de noter que le déséquilibre de rentabilité entre les deux structures qui a permis au top management suisse de s’imposer très rapidement dans le contrôle résultait de l’absorption antérieure en 2010, par Bruno Lafont du cimentier égyptien Orascom. Le rusé milliardaire
Sawiris ayant vendu au prix fort son entreprise à l’énarque français. Sa société engagée dans des pays peu stables comme la Syrie, l’Irak…a constitué un lourd boulet pour Lafarge qui n’a pas pu rivaliser avec Holcim dans cette étreinte fatale de l’exigence de rentabilité par les marchés financiers qui ont appuyé la prise de pouvoir de Holcim.
II. Un manque de préparation pour les dirigeants
Second constat, assez peu courantes dans la vie professionnelle d’un dirigeant, et de ses équipes de management (et bien entendu des représentants du personnel) ces opérations les exposent à des risques peu maitrisés et mal connus. L’opportunité de rachat ou de rapprochement lorsqu’elle se présente a souvent un côté exceptionnel qui ne favorise pas toujours le recul nécessaire. L’encadrement n’a pas toujours l’expérience antérieure pour capitaliser dans un savoir opérationnel. Un égo mal maitrisé, un sentiment de toute puissance des dirigeants peuvent accentuer qui plus est, cette exposition aux risques. Ces risques quand ils surviennent ne sont d’ailleurs que très rarement assumés dans leur rémunération par les hauts dirigeants. Chacun garde le souvenir des conditions financières de sortie de Bruno Lafont ou encore de Serge Tchuruk.
En bref les dirigeants, les représentants du personnel, les salariés sont peu préparés à ces fusions absorption qui peuvent être une plongée dans l’inconnu et générer d’importantes frustrations voire des difficultés organisationnelles et des risques professionnels. Sans oublier les suppressions d’emplois : Le rapprochement devant favoriser la réalisation d’importantes économies de fonctionnement par la mutualisation des moyens, en particulier sur les fonctions supports, et la rationalisation des procès et des effectifs
En ce qui concerne les rapprochements effectués sur le territoire français l’expérience de Technologia nous conduit à privilégier et valoriser une préparation en amont entre l’encadrement et les représentants du personnel afin d’éviter des RPS et concrétiser les synergies attendues pour favoriser la création de valeur. Une fusion peut en effet réussir rapidement et renforcer une dynamique ou s’enliser et réduire fortement l’intelligence collective en dispersant les énergies vers le règlement de problèmes internes voire dans des dysfonctionnements préjudiciables à l’efficience et à la santé des personnels.
L’expérience de Technologia montre que quelquefois le pilotage d’un rapprochement repose sur une vision partielle de la réalité de terrain et une sous-estimation des difficultés opérationnelles. Plusieurs phénomènes doivent être bien compris pour éviter de déboucher sur des échecs ou un enlisement du processus. Le succès dépend du respect de grands principes et la réponse à nombre de questions en particulier sur les conditions de travail.
III. Quelques grands principes à la source du succès
Les principes fédérateurs d’une fusion dépendent de la taille respective et des rapports de force entre les protagonistes. Néanmoins toute chose égale par ailleurs on peut retenir quelques principes pour éviter des dérives et renforcer la responsabilisation et l’autonomie des équipes en charge de l’intégration.
1. Un modèle organisationnel et opérationnel cible, doit être élaboré par la personne dirigeante qui domine le processus et impose avec plus ou moins d’autorité ou de flexibilité sa définition des rôles et des responsabilités futures. Les ressources « clef » sont à ce stade de la réalisation identifiées et sécurisées. Les principales fonctions et les affectations seront le plus souvent décidées de manière définitive en
amont. En bref il doit y avoir un pilotage fort de l’opération.
2. Un projet fédérateur pour l’avenir doit résulter de cette opération et parler à tous. Les dirigeants qui réussissent dans ces fusions ont su faire partager leur vision de l’avenir. Philippe Jaffre ancien président de Elf proposait un schéma complexe pour le rapprochement avec Total. L’éclatement en deux sociétés distinctes à l’issue de l’opération de rachat, l’une tournée vers la chimie et l’autre vers le pétrole, a contribué a brouillé son message alors que son rival le PDG de Total promettait le maintien d’une société consolidée.
3. Une identité commune devra être au centre de ce grand projet. Pendant des années il s’agira d’agir pour éviter le maintien des identités
séparées : partage d’expériences, communication interne, projets fédérateurs etc.
4. Une recherche de la parité doit conduire les nominations des responsables aux principales fonctions. Cette nomination devant intervenir très rapidement pour éviter l’incertitude source de tangage. La gestion des mobilités et des doublons inévitables de la fusion sont exposés au regard de tous dans l’entreprise. C’est à travers l’analyse du sort réservé aux cadres que la majorité des salariés apprécient les avantages et
redoutent les inconvénients, pour eux, de cette réorganisation. Une règle qui n’est pas claire peut accentuer les rivalités internes source de
violences relationnelles. La fuite de compétences critiques ou stratégiques peut aussi en résulter. La définition des titulaires de poste obéit en cela à de subtils équilibres. La raison conduirait à panacher les postes, à éviter la rétention des responsabilités au détriment des cadres de la structure absorbée pour ne pas créer d’effets négatifs. Mais parfois le dirigeant qui l’emporte après un long bras de fer peut entonner la maxime de Brennus, chef Gaulois qui avait vaincu Rome « Vae Victis » Malheur aux vaincus en quelque sorte. Le vainqueur capte alors tous les postes essentiels pour imposer son pouvoir sans partage. C’est particulièrement le cas dans les raids hostiles quand ils réussissent comme celui du rachat de Havas par le groupe Bolloré.
5. Un même traitement pour tous en particulier pour les cadres non retenus dans les affectations et appelés à quitter l’entreprise. Une règle de départ appropriée, avec bienveillance et suffisamment généreuse, connue de tous, devant éviter d’ouvrir des négociations interminables sur le plan individuel, dévoratrices de temps et d’énergie à un moment ou l’entreprise à d’autres priorités. Cette bonne gestion des départs renforce les synergies humaines du nouvel ensemble, elle favorise les avancées constructives. Une épuration volontaire, une chasse aux sorcières revêtent toujours des coûts cachés collatéraux dissuasifs aussi il convient de toujours laisser une porte de sortie honorable et sans humiliation à ceux qui doivent partir pour renforcer les ciments relationnels collectifs.
6. Un processus qui repose plutôt sur une gestion interne.
Les discussions souffrent souvent de la confrontation des équipes des deux structures, rajouter de la complexité dans le processus en faisant intervenir des consultants extérieurs n’est guère propice et souvent couteux et contreproductif.
7. Une désignation d’une équipe projet est préférable à des consultants externes (ou plusieurs équipes en fonction de la taille et des
spécialisations des entreprises) Cette équipe devra suivre en revanche une seule méthode de travail, celle de l’entreprise dominante, pour
l’intégration.
8. Une harmonisation des rémunérations et des statuts qui doit se mener en étroite concertation avec les représentants du personnel
9. Une gestion appropriée de la transition.
L’intensité de travail doit permettre d’absorber une charge supplémentaire. La fusion va générer une activité additionnelle sur une période transitoire de plusieurs mois, la saturation des équipes doit être anticipée. L’équipe dédiée totalement au projet de fusion doit prendre en compte ces tensions et mettre en place des moyens et renforts si besoin et réaliser des arbitrages organisationnels
10. Un tempo adapté.
Les niveaux d’efficacité des deux structures doivent converger pour éviter des tensions entre les équipes et la destruction des relations professionnelles nouvelles en train de se créer. Si des écarts importants dans les pratiques et des outils de gestion et d’information se révèlent il faudra en prendre vite la mesure pour ne pas renforcer les écarts culturels.
11. Une communication interne efficiente en réponse aux questionnements des salariés.
La communication et le règlement des différents pour maintenir le moral des personnels et leur mobilisation en faveur du projet, jouent énormément. Si les personnels acceptent de s’embarquer dans leur grande majorité dans la réalisation du rapprochement, ce dernier sera plus aisé. Historiquement les salariés ont souvent fait la différence quand ils y trouvent du sens. Ainsi Mr Desmarest qui a réussi brillamment la fusion de Elf et Total en 1999 après une longue bataille boursière avait garanti en amont qu’il n’y aurait pas de plan social à la clef si Total l’emportait alors que son alter égo prévoyait 6000 suppressions d’emplois dont 2000 en France. L’assurance de cette paix sociale lui a incontestablement donné la main et facilité les choses. Dans le cas contraire un grippage dans l’engagement voire une migration des compétences critiques vers d’autres organismes ou vers l’extérieur peut s’enclencher avec le risque de casser une dynamique de rentabilité
12. Une recherche d’un changement concerté
Les pilotes du rapprochement auront anticipé sur ces désagréments qui peuvent être en partie conjurés par l’instauration d’un changement
concerté et un dialogue social vertueux avec les représentants du personnel. Le changement concerté suppose une transparence dans les performances attendues à terme des équipes à la suite du rapprochement. Les gains programmés seront estimés mais de même des surcoûts et de certaines pertes putatives qui pourraient être engendrées.
13. Une maitrise de deux grands processus : La conduite du changement et la coordination des changements.
L’intégration de deux organisations, y compris sur le plan juridique, et leur rationalisation ne doivent pas être gérées comme un simple processus mécanique mais au contraire selon une approche systémique tenant en compte un ensemble complexe d’interactions et de rétroactions. Cette interpénétration des deux organisations peut aboutir à une greffe opérationnelle avec bien sûr ses promesses mais aussi ses risques de rejet. En 1974 , la fusion ratée des poids lourds Berliet et Saviem pour donner naissance à la société Renault Véhicules Industriels a démontré que ce mariage forcée avait fait perdre beaucoup d’efficacité et de valeur aux deux entreprises.
IV. La conduite de l’interpénétration
Une organisation hybride et en général issue des procédures de rapprochement des savoir-faire, des systèmes de répartition du pouvoir, et des croyances et pratiques internes. Ce rapprochement se réalisant sur trois dimensions majeures de l’organisation.
1. Une intégration procédurale :
Celle-ci concerne en particulier le système d’information et la gestion du personnel ainsi que la relation avec les clients. L’intégration procédurale : va concerner la reconfiguration éventuelle du système d’information et la rationalisation des outils lors de la fusion pour aboutir par exemple à un service informatique commun. De même la gestion devra peut-être être revisitée à partir d’une nouvelle architecture ou l’affectation de nouveaux moyens Cette intégration doit garantir la continuité des services ; certaines compétences critiques sont à gérer avec prudence. Les changements à opérer peuvent aussi permettre de renforcer les processus exemple en matière de cybersécurité.
2. Une intégration physique :
Elle concerne : les locaux et la réception des clients. L’affectation et/ou le redéploiement du personnel. L’affectation et la distribution du matériel.L’intégration physique peut apparaitre plus simple quand des complémentarités géographiques existent avec la nécessité de couvrir un
territoire en intégrant un critère de proximité. Mais parfois le redéploiement des locaux et des personnels peut être au centre des économies envisagées avec des suppressions ou des réductions de surfaces professionnelles.
3. Une intégration socioculturelle et managériale :
Celle-ci concerne les valeurs, le sens du travail, le projet initial qui fonde le contrat social entre les salariés et l’organisme employeur , la prévention des risques , les modes de management etc. Quand les organismes sont proches dans leurs métiers, le plus difficile est de réaliser l’intégration socioculturelle et managériale. Dans ce but, il convient de se donner un cadre de référence pour les arbitrages afin de guider les décisions stratégiques avec un retour d’expérience et un suivi opérationnel à partir du terrain, de faciliter l’implication et la motivation du personnel. De développer une gouvernance bienveillante et soutenante et enfin de ne pas faire du calendrier un couperet en raison d’un impératif trop strict.
V. Ces trois intégrations procédurale, physique et managériale s’appuient sur trois types de fonctions.
1 Des fonctions de coordination : Elles consistent à concevoir un système et des procédures réciproques et à encourager le partage des ressources et des pratiques. Le rôle des « intégrateurs » est essentiel afin de changer la structure des organisations.
2 Des fonctions de contrôle : Outre la conception d’un système de contrôle et de gestion, les fonctions doivent permettre à terme de situer et de gérer les gains d’efficience et de favoriser la conception et la mise en œuvre d’un « système de récompense » garant d’une justice organisationnelle pour les personnels des deux structures et enfin de désigner à moyen terme des responsabilités et d’activer le pouvoir de décision afin d’éviter de susciter le syndrome « absorbeur/absorbé ».
3 Des fonctions de résolution de conflits : Comme on l’a vu plus haut il s’agira de définir les règles et procédures contradictoires afin de rationaliser les systèmes en vue de la stabilisation du pouvoir. La gestion des affectations de postes, l’allocation des ressources, le
redéploiement des effectifs sont au cœur du processus. La réussite le plus souvent provient quand les personnels trouvent leur compte dans le rapprochement. Si le management conduit les opérations en se mettant à l’écoute et en intégrant les propositions des salariés à un niveau de granulométrie proche du terrain, le processus des réglages multiples se déroulera alors rapidement et une dynamique collective pourra en résulter