Filière navale : vents contraires et horizons nouveaux
Frégates, porte-avions, sous-marins nucléaires, paquebots de croisière : la filière navale a le vent en poupe et près de 10 ans de commandes devant elle. Mais son dynamisme reste compromis par des faiblesses structurelles et la nécessité de relever des défis conjoncturels dans un contexte d’explosion de la concurrence... Nous en avons fait le dossier du mois...
Face à des enjeux multiples, elle ne manque pourtant pas d’atouts, mais saura-t-elle les mobiliser pour se renouveler ?
Au-delà des grands noms biens connus de la filière, la construction navale française repose sur un écosystème dense, profondément enraciné dans des bassins industriels historiques : Bretagne, Pays de la Loire, Normandie, Sud-Est. Naval Group et les Chantiers de l’Atlantique jouent un rôle d’entraînement massif sur tout un réseau d’équipementiers spécialisés, souvent de taille moyenne, qui maîtrisent des savoir-faire pointus dans la chaudronnerie lourde, la mécano-soudure, la propulsion ou les systèmes d’armement embarqués.
Ces entreprises, souvent issues du monde métallurgique, adaptent en permanence leurs capacités aux besoins très spécifiques des plateformes navales : résistance à la corrosion saline, tolérances extrêmes, intégration de technologies complexes dans des environnements confinés.
Selon les chiffres du GICAN (Groupement des Industries de Construction et Activités Navales), la filière navale (construction, conception, réparation, maintenance) génère un chiffre d’affaires annuel approchant les 15 milliards d’euros et emploie directement près de 57 000 personnes en France, mais en fait vivre le double si l’on intègre l’ensemble de la sous-traitance.
A l’heure où la question environnementale mobilise l’ensemble de l’industrie, une filière navale élargie, incluant les industries navales, les énergies marines renouvelables et l’offshore, compterait plutôt dans les 120 000 emplois directs pour un chiffre d’affaires annuel de 35 milliards d’euros. La transversalité est une autre de ses forces : plusieurs compétences mobilisées dans le naval — par exemple, la propulsion nucléaire ou les systèmes embarqués — irriguent également l’aéronautique, l’énergie ou le ferroviaire, favorisant des synergies technologiques et des économies d’échelle. Les chaînes d’approvisionnement sont relativement courtes, avec une part significative de la valeur ajoutée localisée en France, ce qui constitue un avantage stratégique en période de tensions logistiques internationales.
UNE NOUVELLE CONCURRENCE
Au premier rang des enjeux de la filière : la capacité à répondre à une demande considérable, avec le renouvellement à venir d’une large part de la flotte mondiale. L’ONU estime que près de 100 000 navires de gros tonnage (pétroliers, cargos, porte-containers, paquebots…) circulent sur les océans. Selon l’ADEME, près de 20 000 unités de plaisance arrivent en fin de vie chaque année…
Si les Chantiers de l’Atlantique se sont imposés comme plateforme incontournable pour la construction de paquebots, ils restent peu présents sur les navires de transport de marchandises. La France n’en enchaîne pas moins les succès à l’export. Naval Group a signé ces dernières années des contrats majeurs avec l’Égypte, la Grèce et l’Indonésie, tandis que Piriou et les Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) se positionnent sur des segments plus légers, avec des patrouilleurs, bâtiments de soutien ou navires multi-missions.
Cette dynamique est loin d’être anodine : chaque contrat à l’export finance l’innovation, stabilise la production et renforce la visibilité du tissu industriel, tout en consolidant des alliances géopolitiques majeures. Il n’en faut pas moins pour faire face à une pression concurrentielle des plus fortes. La Corée du Sud, la Chine (qui produit depuis peu plus de bâtiments militaires que les États-Unis) et l’Italie disposent d’outils industriels puissants, souvent soutenus par des politiques publiques offensives. Sans oublier le Japon, dont l’industrie navale a construit l’impressionnante marine nationale et dispose d’un potentiel redoutable si elle se tourne vers l’extérieur. En France, les efforts de soutien à l’innovation sont encore jugés insuffisants. Notre pays défend sa souveraineté industrielle mais n’opère aucun rapprochement européen alors que sa dépendance aux financements publics impose de sortir d’un isolement qui pourrait à terme devenir synonyme d’asphyxie.
Les problématiques de la navale ne se résument cependant pas aux défis commerciaux et ne cessent de s’élargir, intégrant notamment des questions de sécurité, notamment du commerce maritime. En la matière, l’affaire s’est longtemps jouée en surface, via les routes commerciales empruntées par les navires d'un port à un autre. Aujourd'hui, près de 80 % du volume en marchandises du commerce international circulent via les mers et les océans. Les fonds marins, eux, abritent les axes de circulation de plus de 95 % des données numériques de la planète, via 486 câbles sous-marins dont la longueur totale équivaut à plus de trois la distance de la Terre à la Lune. S’y ajoutent l'exploitation offshore des énergies fossiles et le développement des parcs éoliens.
La capacité à répondre à la demande, premier enjeu de la filière
Avec à chaque fois autant de navires, d'installations et d'infrastructures coûteuses et d’une importance capitale, mais dont la vulnérabilité a été largement démontrée ces dernières années, l’exemple le plus récent étant celui des houthis, au Yémen, qui n’ont eu besoin que de quelques drones de fortune et d’une poignée de missiles pour tenir en joue la route maritime de la mer Rouge, par laquelle transite 40 % du commerce mondial (voir art. p.8). A chaque défi néanmoins, l’industrie tricolore s’efforce de se positionner, et notre organisation l’y aide, en participant notamment à l’élaboration de son contrat de filière, signé l’an dernier.
DES FAIBLESSES QUI PERSISTENT
Les carnets de commandes sont bien remplis, les chantiers tournent, les acteurs affichent leur confiance. Mais la bonne santé de la filière navale masque des fragilités de fond. La montée en puissance des grands donneurs d’ordre s’est accompagnée, depuis vingt ans, d’une rationalisation drastique de la sous-traitance : moins de fournisseurs, plus de volume, mais aussi plus d’exigences contractuelles. La pression sur les coûts, les délais et les certifications pousse les PME métallurgiques à adapter en permanence leurs processus, sans toujours bénéficier de visibilité sur le long terme. Le passage de commandes en rafale — typique des programmes militaires — oblige à jongler entre des pics d’activité très intenses et des périodes creuses où la survie économique devient difficile. De nombreux sous-traitants déplorent cette volatilité structurelle, qui pénalise l’investissement et l’innovation.
Outre cette dimension structurelle, le secteur souffre d’une dépendance aux matières premières (nickel, titane, terres rares…) que connaissent aussi de nombreuses autres filières industrielles. Si la situation plaide, en passant, pour le maintien de capacités sidérurgiques fortes dans notre pays, il ne s’agit pas
du défi le plus complexe que doit relever la navale. Le Comité Stratégique de Filière « Industries de la mer » travaille déjà sur des pistes de relocalisation partielle, de recyclage renforcé, et de constitution de stocks stratégiques pour les métaux critiques. Une meilleure coordination européenne serait également un levier puissant, notamment pour peser sur les marchés d’approvisionnement mondiaux ou soutenir des projets communs de R&D. Le boom que connaît le secteur est également fragile pour des raisons humaines. Il souffre d’un vieillissement accéléré de ses salariés, avec une moyenne d’âge qui dépasse les 47 ans dans certaines spécialités critiques. Les métiers du soudage, de l’usinage ou de l’intégration électronique manquent de bras, et les efforts de formation peinent à suivre le rythme des départs. La complexité des compétences requises, combinée à une image encore dégradée de l’industrie auprès des jeunes, freine la constitution d’un vivier renouvelé.
DES FREINS À LEVER
Enfin, les contraintes de délai s’intensifient. L’allongement des cycles industriels, les exigences toujours plus poussées en matière de normes environnementales ou de cyberprotection, et la complexité croissante des systèmes embarqués entraînent des retards fréquents. Historiquement, la construction navale est un secteur à rythme lent (hormis des épisodes exceptionnels, lors de la seconde guerre mondiale, qui voyaient les chantiers américains produire un « liberty ship » par jour). Il faut 6 à 8 ans pour concevoir, assembler, tester et livrer un bâtiment de premier rang. Un sous-marin nucléaire d’attaque demande jusqu’à 15 millions d’heures de travail, des dizaines de milliers de pièces, et une coordination millimétrée entre des centaines de fournisseurs.
La modernisation industrielle, impérative, constitue la seule réponse possible et un chantier transversal.
Mais la construction navale n’est pas une industrie d’assemblage standardisé. Chaque navire est une pièce unique, un prototype à très faible série. Cela rend difficile l’automatisation à grande échelle et limite la rationalisation. Il faut donc agir sur plusieurs leviers. Parmi eux, la numérisation des processus, le recours accru à la simulation, au jumeau numérique, à la fabrication additive ou à l’intelligence artificielle embarquée doivent permettre d’optimiser les cadences, réduire les marges d’erreur, et renforcer la fiabilité. Plusieurs chantiers expérimentent déjà ces solutions, notamment à Saint-Nazaire et Cherbourg. Pour les spécialistes de la DGA comme du GICAN, il ne s’agit pas de simple rattrapage technologique, mais d’un saut de génération à opérer dès aujourd’hui. Il faudra aussi stabiliser les chaînes d’approvisionnement et prendre à bras-le-corps la question des compétences, du recrutement et de la formation.
Des contraintes uniques, propres à la navale, qui s'intensifient
Au final, la montée en cadence n’est pas une question de volonté ou de discours politique. C’est un processus global, lent, structurant, qui implique toute la chaîne : État, industriels, fournisseurs, salariés. La filière navale peut y parvenir, à condition d’éviter les effets d’annonce, de planifier avec rigueur et de penser dans la durée. Accélérer, oui. Mais sans casser la machine.
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