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Experts ou politiques : quelle est la source des normes financières publiques ?
Au-delà des polémiques qu’il a engendrées le rapport d’information du Sénat relatif aux différentes missions confiées par l’administration de l’État à des prestataires extérieurs mais aussi le traitement de la crise sanitaire provoquée par la Covid-19, posent une question d’importance : celle, récurrente depuis des siècles, de la place et de la fonction des experts ou des savants au sein d’un processus de décision politique.
À travers cette interrogation, c’est la souveraineté des institutions politiques qui est en jeu, le pouvoir de décider des parlementaires comme des gouvernements. Il s’agit en effet de savoir si les normes en vigueur dans un pays sont créées au cours d’un processus démocratique autonome et interne à celui-ci ou bien si elles le sont sous des influences externes provenant de sources qui n’émanent pas d’institutions politiques légitimées par le vote des citoyens.
Dans ce dernier cas, un tel mode de fonctionnement serait révélateur des « incertitudes et des abandons du politique ». Certes si le crédit reconnu aux experts pour décider de la chose publique avec professionnalisme n’est pas nouveau4et concerne le champ politique dans son ensemble. En revanche le cadre dans lequel il se développe, celui de la mondialisation et des nouvelles technologies, lui confère une force et des caractéristiques complètement inédites.
La question se pose de manière d’autant plus aiguë aujourd’hui que l’image d’une société complexe et dominée par les techniques est une image particulièrement forte d’autant que l’intelligence artificielle a pénétré les moindres recoins de la vie des individus ou des entreprises comme celle des États.
Dans ce contexte le besoin d’experts pour aider à la décision participe d’une certaine normalité. Il semble même aller de soi que le citoyen, le politique et l’expert forment une figure ternaire dont les rôles respectifs sont relativement simples à identifier dans le cadre d’une démocratie représentative. Tandis que le premier élit ses représentants, le second décide ensuite des politiques publiques à développer et le troisième le conseille. Il faut aussi rappeler que l’idéal d’une société dirigée par des savants, des experts ou des techniciens se perpétue depuis des siècles, il est atemporel.
Cependant cet idéal est d’autant plus crédible lorsque prédomine le sentiment, fondé ou non, que la société est constituée d’un ensemble de mécanismes et de facteurs d’une telle complexité que son pilotage exige une haute technicité. Il semble alors logique de faire appel à des « sachants ».
C’est ainsi que délibérément ou implicitement, le politique, tout en préservant les apparences, peut en venir à abandonner son pouvoir de décision à ceux qui sont censés détenir la compétence. Le rôle normatif des experts ne serait donc pas autre chose que le résultat d’un « principe d’hyperspécialisation qui les produit et les reproduit » ; il s’ensuivrait un « régime des experts » contredisant dans les faits la tradition démocratique.
Un tel processus est particulièrement présent et lisible dans le champ des finances publiques du fait d’une forte polarisation sur une multitude de techniques économiques, juridiques, budgétaires et comptables. Leur foisonnement rend les systèmes financiers de moins en moins transparents mais aussi de plus en plus difficiles à gérer et contrôler. Ces derniers en viennent à se trouver exagérément éloignés des citoyens mais aussi des élus, et à nécessiter l’intervention croissante d’experts assumant parfois de fait la responsabilité des décisions.
Cette évolution vers toujours plus de technicité s’est poursuivie dans le sens d’un déplacement des débats qui, jusqu’alors focalisés sur la question de l’initiative parlementaire, se sont davantage centrés sur le problème beaucoup plus technique du contrôle de l’exécution des lois de finances par les élus. Il s’est ainsi produit un rapprochement remarqué entre les décideurs politiques et les experts du contrôle de la gestion financière, un rapprochement qui ne peut être sans conséquences sur l’évolution future de la démocratie parlementaire.
Le phénomène s’est trouvé amplifié ces toutes dernières années par l’urgence de limiter la progression de la dette publique et de parvenir à maîtriser de manière durable les finances publiques. Le recours à des sociétés de conseils ou à la création de comités d’experts en charge d’évaluer la santé budgétaire ou de conseiller l’État sur la mise en place de procédures de contrôle de gestion, la pénétration de professionnels au sein des institutions de décision politique a encore accentué le processus. Dans le même temps la confiance dans la classe politique a fait l’objet d’un doute croissant dans l’opinion publique.
Parallèlement et bien que les finances publiques relèvent d’une tradition démocratique confiant aux seuls Parlements un pouvoir normatif en matière budgétaire et financière, on assiste depuis plusieurs années à l’essor d’une production de normes financières par des organismes internationaux indépendants et par conséquent extérieurs aux États comme aux Parlements nationaux.
Cette production procède de l’idée qu’il est indispensable que les États adoptent des standards, qu’ils partagent une même logique de gestion et que celle-ci soit parfaitement intériorisée, intégrée dans leur mode de fonctionnement pour qu’une autodiscipline puisse s’instaurer. C’est l’une des voies dans laquelle s’est engagée la surveillance multilatérale internationale avec l’invitation faite aux États d’adhérer à des codes de bonne conduite ou encore dans un cadre régional d’intégrer certaines obligations dans leur législation nationale ainsi que de les respecter sous peine de sanctions, l’objectif général étant d’assurer le respect d’un certain nombre de règles universelles, de références internationales, toutes plus ou moins centrées sur une indispensable transparence des finances publiques. Cet objectif a connu un succès certain.
À partir de la seconde moitié des années 1980, les normes financières publiques en vigueur jusqu’alors ont été radicalement remises en cause dans un grand nombre de pays parce que confrontées à un changement de modèle économique, on veut dire à sa libéralisation et sa mondialisation. Ancrées jusque-là dans un modèle keynésien, elles se sont inscrites dans un nouveau cadre de pensée diffusé à l’échelle internationale qui a été qualifié de «consensus de Washington».
Le principe de base est que la réorganisation du système financier international et la prévention des risques passent par la réorganisation des systèmes nationaux de gestion des finances publiques, autrement dit par la mise en place d’un contrôle interne et de gestion efficace permettant aux États de maîtriser leurs finances.
C’est dans ce sens que l’OCDE et le FMI ont proposé des normes et des codes sur la transparence budgétaire ou monétaire et financière. Ce sont les normes budgétaires qui ont été concernées dans un premier temps, ce qui a conduit nombre d’États à s’engager dans la mise en place d’une nomenclature construite sur la base de programmes. Dans un second temps ce sont les normes comptables publiques qui ont fait l’objet de discussions et de propositions dans le cadre d’une organisation internationale l’IPSAS Board.
Les normes comptables IPSAS sont très inspirées de celles applicables au secteur privé (normes IFRS) ce qui soulève un certain nombre de problèmes du fait du caractère particulier de l’État et de la gestion publique. Au total, il en résulte que l’ensemble des branches du droit public financier, droit budgétaire, droit de la comptabilité publique, droit fiscal, se reconstruisent et épousent la rationalité d’une logique nourrie de normes produites par des experts appartenant à des institutions internationales.
On est au fond en présence à la fois d’une délocalisation de la production des normes et d’une confusion des niveaux de pouvoirs ce qui soulève la question de la légitimité des sources de ces nouvelles normes et parfois même de leur pertinence pour tel ou tel État. En apparence une telle évolution ne laisse paraître aucun changement de fond en ce qui concerne la prise de décision politique.
La façade ne change pas, le Parlement demeure aux yeux de tous comme le centre du processus. En pratique, c’est néanmoins dans le cadre de nouvelles régulations que se créent les normes financières et cela sans que l’on puisse clairement identifier un centre de décision. En réalité, c’est au travers d’un réseau international, d’une circulation des conceptions et des propositions que ces normes prennent forme pour être ensuite éventuellement reprises dans un cadre législatif ou réglementaire par les États.
Enfin, on ne peut faire non plus l’économie de la place prise par l’intelligence artificielle dans les sources des normes de pilotage et de gestion des modèles financiers publics. La voie vers la généralisation d’automatismes financiers est déjà bien tracée. On peut y voir une rationalisation de ces modèles qui pourrait également répondre à une perte de confiance dans la classe politique en faisant échapper la décision budgétaire aux aléas des faiblesses humaines, notamment celles des décideurs politiques. Il s’agirait d’introduire une distance avec la sphère du politique – sont visés ses turbulences, son clientélisme – voire de l’écarter de la prise de décision en confiant les politiques budgétaires à des experts voire à des systèmes financiers autonomes. À tout le moins, une nouvelle culture politique fondée sur un recours quasi systématique à des experts est certainement en gestation, et ce parallèlement au développement d’une sorte de cybernétique financière, issue de l’intelligence artificielle et de la robotisation, se voulant une réponse à un sentiment d’incertitude et d’insécurité lié à l’accentuation de la complexité des sociétés contemporaines.
On peut se demander si une fois encore les finances publiques ne constituent pas la matrice, ou du moins le support, d’une mutation du modèle politique.
Cette direction est peut-être renforcée aussi par une forme de fascination ancestrale pour l’automate conduisant aujourd’hui à instituer des systèmes experts visant à garantir une autorégulation des finances publiques, voire même plus largement de la décision politique. En effet, au travers de ce « cyberespace financier » qui tend à se développer, c’est bien une nouvelle utopie technicienne qui transparaît. Bien que le contexte soit différent, on peut y lire la poursuite multiséculaire d’un idéal machinique porté par les philosophes de l’Antiquité, de la Renaissance ou encore des Lumières. Le projet est le même ; il est porteur du même espoir et des mêmes craintes : d’une part laisser la technique prendre en charge certaines fonctions jusque-là effectuées par des hommes ; d’autre part confier entièrement aux experts qui l’ont conçu la maîtrise du système – sauf à ce que celui-ci finisse par s’auto- organiser et devienne totalement incontrôlable.
Mais alors, quelle serait la légitimité d’un tel modèle ?
Faut-il se satisfaire du fait que le technicisme et ses certitudes tendent à s’imposer comme un nouvel absolu, que « la techno-science s’empare de tout, approfondit et étend sa domination » ? Ou bien encore croire Richard Rorty lorsqu’il nous dit que « la science déracine les fondements sans procurer de solutions de remplacement.
Que nous le voulions ou non, la science nous a placés dans la situation consistant à devoir vivre sans fondements ».
Il reste qu’un terrain essentiel et même crucial est celui de la légitimité des institutions créatrices de normes. Cet impératif suppose d’avoir résolu la problématique d’une nouvelle alliance de l’expert et du politique. Celle-ci reste à inventer. On peut espérer que l’intelligence artificielle soit en mesure de nous y aider, nous ne sommes qu’à l’aube des possibilités qu’elle nous offre.
Pour en savoir plus: Fondafip, Le Think Tank des finances publiques