Organisations
Dignité et démocratie au travail
Pour Guy Groux, Directeur de recherche honoraire au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), qui a livré ses réflexions au CRAPS (le Cercle de Recherche et d'Analyse sur la Protection Sociale) : "Malgré les réformes apportées dès les années 1970 […], l’organisation reste toujours aujourd’hui une question centrale et donc, avec elle, la dignité du monde du travail »
C’est bien connu, la question des valeurs renvoie en premier lieu à des principes et des critères éthiques ou moraux. Mais concernant le monde du travail, on peut aussi en parler d’un point de vue très concret, celui de leur ancrage (ou non) au sein de la production et de « l’organisation des tâches » dans l’entreprise. Le travail produit des richesses, il est socialement utile, et c’est ce qui lui donne sens et le dote aussi d’une valeur fondamentale : la dignité qui s’accorde à celui ou à celle qui joue un rôle dans la production.
Pourtant, cette dignité fut souvent bafouée dans l’histoire du travail et plus particulièrement dans l’industrie. Des « Temps modernes » de Chaplin à « L’Établi » de Linhart en passant par « Le travail en miettes » de Friedmann, nombreux sont les apports qui ont pu montrer une organisation du travail souvent déshumanisante, car soumise à une injonction précise : au regard des particularités du système économique, l’organisation devait être performante et donc tributaire des contraintes liées au profit.
Malgré les réformes apportées dès les années 1970 à propos du « travail à la chaîne » dans l’industrie et qui ont contribué à de réelles améliorations, l’organisation reste toujours aujourd’hui une question centrale et donc, avec elle, la dignité du monde du travail. Ceci est dû à plusieurs raisons : la question des jeunes salariés souvent soumis à des normes d’organisation et à des tâches flexibles et précaires ; le recul de l’âge de départ à la retraite qui oblige à la recherche d’organisations prenant en compte la pénibilité spécifique du travail des seniors ; la question de l’IA (intelligence artificielle) et un nouveau « taylorisme » qui touchent désormais le travail intellectuel et les salariés les plus qualifiés ; l’essor du travail à distance et le télétravail.
Face à cela, le contexte de l’entreprise et celui du monde du travail restent ambivalents. D’un côté, la question de la performance demeure, elle s’est même renforcée depuis les ordonnances Macron puisqu’elle est devenue l’un des enjeux importants, voire cruciaux, du dialogue social. De l’autre, et c’est ce que montrent de nombreux constats, les salariés sont toujours plus soucieux d’avoir au sein de l’entreprise, une reconnaissance et une dignité accrues, et ceci passe notamment par le fait de pouvoir exercer une influence réelle sur ce qui les concerne directement dans leur travail, à savoir les conditions et l’organisation du travail. Il s’agit là d’une attente d’autant plus patente qu’elle répond à un contexte économique de plus en plus flexible et concurrentiel.
Mais agir sur les seules conditions et l’organisation du travail, alors que celles-ci dépendent des contraintes liées à la performance (et donc à la décision ou au pouvoir dans l’entreprise), est insuffisant. D’où une tendance qui se dégage aujourd’hui, une tendance que soulignent de grandes enquêtes syndicales ou scientifiques comme celles du CEVIPOF : outre le champ des conditions de travail, il s’agit de l’aspiration des salariés à intervenir aussi sur la gouvernance des entreprises.
La question de la participation des salariés aux décisions de l’entreprise, notamment par la présence d’élus syndicaux au sein des CA (Conseils d’administration), est désormais portée par de nombreux intellectuels, syndicalistes, hommes ou femmes politiques, voire dirigeants d’entreprise, et elle l’est d’autant plus qu’en la matière, la France connaît un retard important face à la plupart des pays de l’Union européenne.
Qu’on la nomme « codétermination » ou « cogestion à la française », l’intervention des salariés et de leurs élus dans l’entreprise est-elle appelée à devenir, dans les années à venir, l’un des grands enjeux du dialogue social ? Si c’était le cas, les salariés n’y gagneraient pas seulement en reconnaissance et en dignité, ce qui est déjà beaucoup. Ils contribueraient aussi à la mise en œuvre de plus de démocratie dans l’entreprise – la démocratie, cette valeur fondamentale qui découle certes de la « Cité » et du politique, mais que l’on retrouve – ici – au sein de l’entreprise, et pour cause. Aujourd’hui, on est en droit de penser que la dignité du salarié ne passe plus seulement par la mise en œuvre d’organisations fondées sur la place centrale de l’homme au travail, mais aussi par l’institution de toujours plus de démocratie et d’expression des salariés dans l’entreprise.
Sources :
1. Charlie Chaplin, Les Temps modernes, 1936.
2. Georges Friedmann, Le travail en miettes : spécialisation et loisirs, Éditions Gallimard et NRF, Paris, 1964.
3. Robert Linhart, L’Établi, Éditions de Minuit, Paris, 1978.
4. CFDT, « Parlons travail », enquête réalisée auprès de 200 000 travailleurs, 2017.
5. CEVIPOF, « Baromètre annuel du dialogue social », 2018. Vague annuelle la plus récente : décembre 2022.
6. Collectif, « La codétermination est une idée porteuse d’avenir et qui doit trouver sa place dans la loi », Le Monde, 5 octobre 2017.
7. Collectif, « Le temps du partage du pouvoir est venu », Les Échos, 30 juillet 2020.