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17 / 12 / 2025 | 15 vues
Michel Berry / Abonné
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Face à l’incertitude : le grand retour de l’intégration verticale

Dans le cadre des débats ouverts par "Elucidations Managériales", Philippe Silberzahn, chercheur en sciences de gestion et du management, professeur à emlyon business school a bien voulu apporter ses réflexions...

 

Qu’est-ce qu’on intègre ? Qu’est-ce qu’on sous-traite ?

 

La question est aussi ancienne que l’entreprise. Comme souvent, il n’y a jamais de réponse dans l’absolu, seulement des choix avec leurs avantages et leurs inconvénients. Mais le contexte compte aussi. Alors que depuis quarante ans, la réponse à la question était « Intégrons le moins possible et sous-traitons le plus possible », l’incertitude massive qui caractérise désormais le monde rebat les cartes et remet l’intégration verticale au premier plan des priorités.

 

L’immense usine Ford, River Rouge, située à Dearborn, dans le Michigan, était conçue pour recevoir les matières premières à une extrémité et produire des Model T à l’autre extrémité. Ford a même construit une ville au Brésil, baptisée Fordlândia, afin de s’assurer un approvisionnement en caoutchouc pour ses pneus. C’était un modèle extrême d’intégration qui a vécu ses heures de gloire jusque dans les années 1970, où ses inconvénients ont commencé à apparaître : inefficacité, contraintes de coordination, etc.

 

Une triple évolution va mettre à mal ce modèle. La première est celle de la pression des investisseurs, qui commencent à exiger une rentabilité et une création de valeur des entreprises. Il ne s’agit plus d’être le plus gros, mais d’être celui qui crée le plus de valeur. Logiquement, les tâches où l’entreprise crée le moins de valeur vont être éliminées. La seconde est la révolution entrepreneuriale à cette époque, qui voit la naissance d’acteurs spécialisés, aux antipodes de ce modèle, hyper-performants sur certaines fonctions bien choisies et auxquels il va rapidement être plus intéressant de sous-traiter un nombre croissant de tâches.
 

C’est, par exemple, le cas de Federal Express (FedEx) qui rend possible l’envoi d’un colis d’un point A à un point B partout dans le monde, avec une extrême simplicité. FedEx, qui a débuté ses opérations en 1973, a révolutionné le secteur du transport en introduisant un système intégré air-sol pour les livraisons de nuit. La troisième évolution est la libéralisation progressive du commerce mondial et le développement d’institutions internationales solides qui rend possible, et de moins en moins incertaine, la sous-traitance à des fournisseurs de pays émergents, notamment la Chine. C’est l’époque de la grande désintégration.

 

Apple est un bon exemple d’entreprise désintégrée. Les utilisateurs de ses produits sont ainsi familiers de la fameuse inscription « Designed in California, made in China ». Apple conçoit ses produits, mais ne fabrique rien elle-même. Tout est fabriqué par son prestataire Foxconn en Chine. C’est la fameuse entreprise sans usine : Alcatel en avait rêvé, on s’en est beaucoup moqué à l’époque, mais Apple l’a fait. Et son succès incroyable depuis trente ans a plus que démontré la viabilité de ce modèle.

 

Cette tension entre intégration et désintégration traduit la fameuse opposition entre hiérarchie et marché, évoquée dans les travaux sur les limites de la firme par les économistes Oliver E. Williamson et Ronald Coase. À l’intérieur, c’est le règne de la hiérarchie. Il y a des managers, des employés, et on fonctionne par instructions et contrôle. À l’extérieur, il y a le marché, on achète et on vend. Par exemple, pour faire nettoyer son usine, une entreprise peut soit embaucher des agents de nettoyage (intégration), soit sous-traiter le nettoyage à une entreprise spécialisée (marché). Le second cas correspond à un rétrécissement des limites de l’entreprise.

 

À l’extrême, l’entreprise n’est qu’un intégrateur de services fourni par des prestataires : services financiers, comptables, RH, logistique, fabrication, etc. Pour reprendre une expression fétiche des années 1990, elle se « concentre sur son cœur de métier ». Outil phare de ces années, étoile polaire du stratège, la fameuse chaîne de valeur du stratège Michael Porter est utilisée pour représenter l’ensemble des activités. Grâce à elle, l’entreprise peut choisir de ne faire que ce qui lui permet de créer de la valeur, et externaliser tout le reste.

 

Le monde change

 

Mais le modèle désintégré est aujourd’hui en obsolescence rapide, principalement en raison de l’évolution géopolitique et de l’incertitude qu’elle suscite. Il suppose, en effet, un marché efficace, une stabilité juridique et politique, et un environnement international fonctionnant sur des règles claires et respectées. Il suppose une croyance collective dans les bienfaits du libre commerce qui assure un risque faible sur l’ensemble de la chaîne. Il suppose, en substance, une économie indépendante de la géographie et de la politique. C’est l’axiome de base de la mondialisation de ces quarante dernières années.

 

Cet axiome n’est plus vérifié aujourd’hui, et le sera de moins en moins dans les années qui viennent. Le retour en force du protectionnisme, la dégradation des relations entre la Chine et les États-Unis, entre autres, interdisent désormais d’exclure certaines mesures de rétorsion, comme par exemple la fermeture administrative d’une usine, la rétention d’un chargement ou l’interdiction de commercialisation de certains produits. Autre exemple, la réduction de la capacité de projection des États-Unis et leur réticence, ou leur incapacité, à protéger le commerce mondial en mer Rouge rend les échanges internationaux plus risqués et donc plus chers. Les entreprises font désormais face à une double menace aussi bien en amont (approvisionnements) qu’en aval (ventes). Le droit et le marché reculent ; la force, l’arbitraire et la politique reprennent la main. Autrement dit, l’incertitude, qui avait été fortement réduite par le droit international, est de nouveau prédominante. Pour se protéger, les entreprises doivent reprendre le contrôle et recourir à nouveau à une intégration verticale.

 

Plusieurs entreprises sont très avancées dans ce modèle. Le Chinois BYD est un bon exemple. BYD ne se contente pas de fabriquer des voitures électriques : l’entreprise a choisi de sécuriser toute sa chaîne d’approvisionnement, de l’extraction des matériaux critiques jusqu’à l’assemblage final des véhicules. Non seulement elle produit elle-même ses propres batteries, via sa filiale FinDreams, mais elle investit également dans des mines de lithium en Chine et a conclu des partenariats en Amérique du Sud (Chili) pour sécuriser son approvisionnement. Elle est également l’un des rares constructeurs automobiles au monde à fabriquer ses propres semi-conducteurs pour véhicules électriques. C’est le grand retour du modèle Fordlândia ! Et le succès est au rendez-vous : le chiffre d’affaires est de près de 100 milliards de dollars (supérieur à Tesla). Alors que l’entreprise n’avait produit qu’1 million de véhicules en 2021, elle en a produit près de 10 millions en 2024.

 

L’incertitude rend obsolète les anciens modèles

 

Tous les modèles ont leurs avantages et leurs limites ; on l’oublie souvent. Mais surtout, tous ont une date de péremption ; on l’oublie toujours. C’est valable aussi pour les modèles organisationnels. Lorsque les circonstances changent, les modèles qui en tiraient parti deviennent obsolètes. Dans un monde devenu massivement incertain, où le contrôle et la robustesse redeviennent des éléments clés de la performance, le modèle intégré semble désormais avoir à nouveau l’avantage.

 

Source : Adrian Wooldridge, « From Tesla to Microsoft, Companies Are Going Vertical Again », Bloomberg, juillet 2025.

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