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02 / 12 / 2024 | 72 vues
Marie-Laure Billotte / Abonné
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Transport ferroviaire régional de voyageurs : près d’un an après la possibilité offerte aux Régions d’ouvrir à la concurrence, premiers gaspillages d’argent public et premières désillusions

Depuis le 25 décembre 2023, les régions de France ont l’obligation (sauf cas exceptionnels) de procéder à la mise en concurrence de leur service de transport ferroviaire régional de voyageurs après la fin du contrat les liant avec SNCF Voyageurs, entreprise historique publique qui bénéficiait jusqu’alors d’un monopole en la matière. Pour autant, certaines régions n’avaient pas attendu cette date pour entamer les travaux préparatoires à la libéralisation, se dotant de moyens opérationnels destinés à réaliser la mise sur le marché de tout ou partie de l’offre de transport ferroviaire régionale.

 

Moins d’un an après cette date fatidique, et alors que se préparent les premiers démarrages d’exploitation de lots "libéralisés" (la Région Sud et Transdev ambitionnent de démarrer l’exploitation du lot Marseille-Toulon-Nice à partir de fin juin 2025), l’analyse du processus d’ouverture à la concurrence fait d’ores et déjà état d’un nombre important d’échecs, de décalages, mais aussi de gaspillages d’argent public.
Florilège de ces cafouillages qui ont émaillé la préparation de l’ouverture à la concurrence, avec, à la clé, une facture payée par le contribuable, l’usager et le cheminot, sans qu’elle n’ait permis de faire rouler le moindre train supplémentaire.

 

La création des Sociétés Publiques Locales (SPL), symbole d’un renforcement du millefeuille administratif, en doublon des compétences présentes au sein de l’opérateur historique

En règle générale peu favorable à l’accroissement des moyens humains au sein de la SNCF, la Cour des Comptes, dans son rapport de septembre 2024, juge très favorablement le renforcement des effectifs administratifs au sein de chaque région dans le cadre du suivi de l’ouverture à la concurrence, alors même qu’elle constitue une nouvelle dépense d’argent public inutile au fonctionnement du système ferroviaire français.

 

Ainsi, la Cour note que les 8 régions ayant répondu à sa demande font état d’une progression de 7 % des effectifs consacrés aux TER (de 164 à 176 en moyenne, même si cette dernière masque des situations hétérogènes selon les régions) mais aussi et surtout d’une explosion des recrutements d’effectifs consacrés à la mise en concurrence. En effet, la Cour des Comptes dénombre un plus que quadruplement des effectifs (de 7 à 32, dont une région qui en intègre 14 !). Cela constitue un surplus de dépenses non négligeable, puisque le même rapport note que ces équipes sont "constituées majoritairement d’agents de catégorie A ou A+". Pourtant, au regard de la Cour, ces équipes "apparaissent encore de trop petite taille au regard des enjeux financiers et de la charge de travail" que représente le suivi de l’ouverture à la concurrence. Un constat qui peut faire sourire (jaune), notamment à la (re)lecture du rapport de la Cour sur l’activité TER de 2019, qui assenait : "Enfin, les coûts de structure, c’est-à-dire notamment les effectifs des fonctions support et de direction, constituent un des points faibles les plus problématiques […] les coûts liés à la direction générale de SNCF Mobilités et à l’établissement public SNCF restent trop élevés et encore non maîtrisés". Ce constat, au demeurant non partagé par la direction de la SNCF, révèle une incohérence notable – et dommageable pour les finances publiques : la SNCF devrait réduire encore plus drastiquement ses effectifs de structure – dont ceux responsables du suivi de l’exploitation TER – mais les régions devraient accroître encore plus drastiquement ses effectifs de structure – dont ceux responsables du suivi de l’exploitation TER – récemment recrutés, aux rémunérations plus élevées et à l’expérience moindre, même si bon nombre des nouveaux arrivants proviennent… de la SNCF. D’ailleurs, l’absence d’encadrement de la rémunération et une gestion dérogatoire par rapport au Code de la commande publique sont deux facteurs explicatifs très prégnants dans le choix de la création d’une SPL, un constat assumé tant par le régulateur (l’ART) que la Cour des Comptes : "L’ART a ainsi indiqué à la Cour que les expériences européennes d’ouverture à la concurrence pour le marché des services conventionnés (Suède, Allemagne et Royaume-Uni, notamment) montrent que le développement de l’expertise technique, juridique et financière des régions afin d’assurer un suivi étroit des conventions de service public et de préparer efficacement les futurs appels d’offres passe par la mise en place de structures dédiées permettant de recruter du personnel qualifié en s’alignant notamment sur des niveaux de rémunération attractifs […] Des SPL ont été créées en Grand Est pour recruter des profils qui n’auraient pas pu l’être par la région "notamment pour des raisons liées au statut des collectivités territoriales" et entre les régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie avec une SPL dédiée au matériel roulant."


Cet "argent magique" destiné à financer la libéralisation ne se concentre pas que sur les effectifs internes des SPL. Dans le cadre de la mise en place des lots, mais également pour les domaines juridiques, financiers ou techniques, les régions recourent largement à une ou plusieurs missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) en sollicitant des cabinets d’AMO. Ces derniers sont particulièrement sollicités, notamment sur des sujets qui sont connexes à l’ouverture à la concurrence (par exemple, sur les Services Express Régionaux Métropolitains). Sur ce sujet encore, on peut regretter un doublon évident avec les savoirs qui existent au sein du Groupe Public Unifié SNCF, tant au sein des gestionnaires d’infrastructures que de l’opérateur ferroviaire historique.

 

Mais le surcoût de l’ouverture à la concurrence ne se limite pas qu’au renforcement des effectifs internes aux Régionset au recours à des entités externes de conseil. Il concerne également les frais d’indemnisation des candidats non retenus dans le cadre des appels d’offres.

 

Les frais de dédommagement aux candidats non retenus : quand le public finance l’allègement du risque privé

Dans le cadre de la procédure d’appel d’offres, les Régions ont fait le choix de dédommager les candidats qui n’ont pas été retenus.Le montant indemnisé n’est pas toujours mentionné dans les appels d’offres, et peut parfois faire l’objet d’une négociation post-réponse des candidats, ce qui interroge sur la transparence dans l’utilisation des deniers publics.

 

Toutefois, un document mis en ligne par la Région Grand Est en avril 2024, produit par la SPL Grand Est Mobilités, met en évidence un benchmark des montants prévus pour indemniser les candidats pour la majeure partie des lots ouverts à la concurrence. Ces montants sont les suivants :

 

Tableau indemnisation candidats-ouverture concurrence transport régional

 

 

Le tableau fait apparaître des montants significatifs d’argent public versés aux opérateurs non retenus. L’indemnisation moyenne est en effet de 342 k€ par candidat. Ce n’est malheureusement toujours pas assez pour la Cour des Comptes, qui note que "selon les éléments communiqués à la Cour par Transdev et Trenitalia France, le coût d’une réponse à un appel d’offres peut approcher 2 à 3 millions d’euros, et les candidats non retenus ne sont indemnisés qu’à hauteur de quelques centaines de milliers d’euros dans le meilleur des cas".

 

La Cour semble toutefois oublier que dans un contexte de secteur ferroviaire désormais libéralisé et suivant une logique capitaliste, le risque est inhérent à toute activité, et que selon la même théorie capitaliste, le revenu est légitime et justifié comme étant "la rémunération de l’effort et de la prise du risque du capitaliste". On peut donc légitimement s’interroger sur la prise de risque réelle des entreprises candidates, qui, si elles investissent certes sur ces premiers appels d’offres à fonds parfois perdus, bénéficieront d’effet d’apprentissage et réaliseront des marges dans le cas des appels d’offres fructueux (tout en bénéficiant de "quelques" milliers d’euros de compensation, donc, lors d’échecs).

 

Additionnés, ces "quelques" milliers d’euros coûtent très cher au contribuable, et aux cheminots à qui des efforts de rigueur et de productivité sont demandés. Selon nos estimations, en tenant compte des candidatures reçues dans le cadre des 10 appels d’offres TER mentionnés, ce sont plus de 8 M€ qui ont déjà été déboursés aux malheureux candidats. Un montant qui pourrait être multiplié par 5 ou 6 au regard de l’ensemble des appels d’offres (à date, a minima 45 lots sont identifiés, alors que certaines régions n’ont pas encore procédé à l’allotissement de leur réseau en raison de leur faible appétence pour la libéralisation) qui seront réalisés d’ici 2033, ce qui aboutirait à un montant total d’indemnisation d’environ 50 M€.

 

Il faut d’ailleurs considérer ce montant comme minimaliste, car comme l’indique le document produit par Grand Est Mobilités, "il est important de noter que pour le lot inter métropoles (Marseille-Toulon-Nice) de la Région PACA, l’indemnisation des candidats non retenus ayant présenté une offre finale était initialement de 200 k€ mais un dédommagement supplémentaire de 400 k€ a été accordé aux candidats non retenus, augmentant le montant total de l’indemnisation à 600 k€". Il est donc tout à fait légitime de penser que les "quelques centaines de milliers d’euros" renseignés dans le tableau précédent pourront être réévalués au gré des tractations entre opérateurs et régions, renchérissant la facture pour le contribuable, sans que ces montants, rappelons-le, ne permettent de faire circuler le moindre train supplémentaire…

 

Un lot non conforme au droit européen en Région Grand Est, poussant l’AO à relancer un nouvel appel d’offres

Le 28 mars 2019, l’Assemblée plénière régionale du Grand Est validait la démarche de mise en concurrence du lot Bruche-Piémont-Vosges, qui comportait à la fois un volet exploitation ferroviaire et un volet gestion d’infrastructure sur l’ensemble du périmètre concerné. Le choix d’une telle intégration verticale (réunification de la gestion de l’infrastructure et de l’exploitation ferroviaire) était justifié par l’Autorité Organisatrice comme un moyen "d’optimiser le système ferroviaire", une justification particulièrement ironique dans le sens où la succession de réformes ferroviaires, qui ont atomisé et séparé le système en deux, au motif que cette organisation était plus efficiente…

 

Alors qu’elle n’avait reçu qu’une seule réponse (du groupement Alvivo, regroupant SNCF Voyageurs et Eiffage) à cet appel d’offres, la Région avait dû, fin 2023, demander une dérogation à la Commission Européenne pour valider le schéma d’intégration verticale, qui constitue une exception aux règles d’ouverture à la concurrence. La réponse apportée par les autorités européennes n’a que partiellement validé le schéma ambitionné par la Région : si l’intégration verticale a bien été permise sur les sections Molsheim – Saint-Dié-des-Vosges et Saint-Dié-des-Vosges – Arches, la Commission a en revanche retoqué l’inclusion de la section Obernai – Sélestat, considérant qu’elle constitue un itinéraire bis à la ligne directe Strasbourg – Sélestat, ce qui aurait pour effet de constituer un doublon dans la gestion de l’infrastructure sur la section.

 

Pour éviter tout risque contentieux (tant avec un candidat évincé ou potentiel, mais aussi avec le préfet), la Région a ainsi décidé de relancer l’appel d’offres. Concrètement, cette décision a pour conséquence d’ouvrir les droits à indemnisation du groupement ayant candidaté sur le lot initial à hauteur de 300 k€, de rehausser les futures indemnisations des candidats sur le lot relancé à hauteur de 500 k€ (à ce titre, la Région ambitionne plusieurs réponses au nouvel appel), mais aussi de générer des coûts supplémentaires :

  • Au regard du travail juridico-administratif pour la région, qui va devoir à nouveau produire les textes juridiques nécessaires au lot : avis de pré-information, avis de concession, préparation du dialogue compétitif, etc.
  • Au regard de la modification du périmètre opérationnel du lot en question : pour attirer de nouveaux candidats, la Région souhaite désormais créer un atelier en ligne, dont le lieu n’est pas encore défini, alors que le lot initial intégrait la gare basse de Strasbourg comme atelier de maintenance du lot BPV.

 

L’ensemble de ces conséquences devrait ainsi coûter plusieurs dizaines de millions d’euros au contribuable du Grand Est.  

 

Un coût colossal de désamiantage non pris en compte par la Région Hauts-de-France, désormais dos au mur

Lors de la séance du 10 octobre 2024, la Région Hauts-de-France a acté la première vague de transfert du matériel roulant (220 rames) en vue de les affecter à l’exploitation des différents lots qu’elle ouvrira progressivement à la concurrence. Cette première vague de transfert ne concerne pas 40 rames, destinées à l’exploitation du lot étoile de Lille – littoral, en raison de la présence d’amiante.

 

Or une directive européenne de 2006, dite Reach, interdit tout transfert d’actif présentant des traces d’amiante (contenues notamment dans les cloisons et les planchers). Il est donc nécessaire de réaliser des opérations de désamiantage avant de procéder au transfert de propriété de SNCF Voyageurs vers la Région. Cette dernière a largement médiatisé le sujet, en indiquant ne pas être en capacité de financer ces opérations, estimées à environ 1 milliard d’euros, alors même qu’elle a lancé un programme de rénovation de ces rames ayant pour but d’accroître leur durée d’utilisation de 10 à 15 ans.

 

Pourtant, cette position interroge :

  • Le sujet du désamiantage n’est pas nouveau : à une question écrite sur le même thème (présence d’amiante dans des trains Corail exploités pour le service de trains de nuit, destiné à être ouvert à la concurrence) lors d’une séance à l’Assemblée nationale du 18 novembre 2019, le Ministre des Transports de l’époque, Jean-Baptiste Djebbari, avait apporté une réponse sans appel : "seul un désamiantage total, forcément très coûteux, permettrait de les transférer ou de les louer à un autre opérateur. Comme autres solutions, les autorités organisatrices ou les opérateurs ferroviaires peuvent faire l'acquisition de matériels neufs, ou d'occasion qui ne présenteraient pas ces contraintes, ou, s'ils veulent disposer de locomotives ou de voitures sans en financer l'acquisition, les louer auprès de l'un des loueurs de matériel ferroviaire qui ont émergé à la suite de l'ouverture à la concurrence de différents réseaux ferroviaires européens". Dès lors, il paraît étonnant que la Région et ses services aient préparé la libéralisation du lot étoile de Lille sans tenir compte de la législation et d’une situation dont elle devrait avoir pleinement conscience, en raison des reportings fréquents de SNCF Voyageurs sur l’état de la flotte utilisée, une obligation présente dans la convention TER Hauts-de-France actuelle.
  • La Région a ainsi demandé au Ministre de peser dans sa demande de dérogation auprès de l’Union Européenne, car selon elle "la France est le seul pays en Europe à n’avoir pas demandé de dérogation pour les trains à cette directive amiante", alors même qu’elle reconnaît le bien-fondé d’une telle directive… mais qui ne s’appliquerait pas bien au ferroviaire. La santé constituerait-elle une barrière à l’entrée pour la mise en concurrence ?
  • Elle omet aussi et surtout une solution alternative, qui ne présente que des avantages : renoncer à l’ouverture à la concurrence du lot étoile de Lille – littoral. En effet, l’alternative permettrait de profiter des investissements de la Région dans les 40 rames en les faisant exploiter par l’actuel propriétaire, SNCF Voyageurs, pendant près de 10 ans jusqu’à décembre 2033. Les dépenses pour allonger la durée de vie du matériel seraient ainsi amorties. Libre à la Région de provisionner d’ici cette date les montants nécessaires au désamiantage de ces rames, ou d’investir dans du nouveau matériel.
    Autrement dit, ce n’est ni la directive européenne, ni le matériel roulant, ni l’ancien monopole de la SNCF qui coûteraient 1 milliard d’euros au contribuable des Hauts-de-France, mais la position dogmatique de la Région à s’entêter dans un schéma de libéralisation, qu’elle peut stopper à très court terme à moindres frais (seul le dédommagement des candidats devant être opéré, comme vu précédemment).

 

Le sujet du désamiantage pourrait ainsi être un obstacle particulièrement important à la libéralisation du transport régional ferroviaire de voyageurs, puisque d’autres régions seraient concernées par le même sujet. On peut espérer que la raison et la rationalité l’emportent et que l’ouverture des lots concernés soit remise en question au regard des dépenses publiques colossales qu’elle engendrerait.

 

 

Alors que les partisans de l’ouverture à la concurrence n’ont eu de cesse de mettre en avant des arguments dogmatiques non étayés par les faits, l’épreuve du réel dresse d’ores-et-déjà une liste de plus en plus étoffée de dépenses publiques improductives, de complexifications inutiles du système qui font primer l’administratif et les actes juridiques sur le renforcement de l’offre ferroviaire. Dans un contexte d’urgence climatique et de catastrophes naturelles de plus en plus concrètes qui imposent un report modal en faveur du ferroviaire, avons-nous vraiment le temps de gaspiller les deniers publics destinés à financer l’utilisation du train du quotidien et son développement ? 

 

 

Rédigé par Antonin Mazel, Responsable de mission, 3E Consultants.

 

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