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08 / 10 / 2024 | 103 vues
Sylvie Mas / Membre
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Atomisation du risque santé : Focus sur quelques enjeux des soins de santé primaires

Les soins de santé primaires sont le dénominateur commun aux systèmes sanitaires européens en tension, marqués par le recul de la couverture sociale au profit des assurances complémentaires et d’une financiarisation alarmante. En France, le Sénat relève d’un côté l’accaparement des cotisations santé par des investisseurs privés recherchant la rentabilité[1],  de l’autre émet des doutes sur la gouvernance des complémentaires santé [2]. 
 

Dans le même  temps, après avoir augmenté la participation forfaitaire sur les produits pharmaceutiques, les  soins paramédicaux et les transports sanitaires, le gouvernement chercherait à diminuer la  couverture des patients en affection longue durée, des patients en arrêt de travail, ou encore à augmenter de 10% le reste à charge des consultations médicales[3]. D’un côté la chambre haute remet en cause le milliard d’euros que représentent les prises en charges des thérapies complémentaires par les assurances mutuelles, d’un autre côté les pouvoirs publics intègrent  les ostéopathes au répertoire des professionnels de santé (RPPS). Comment analyser ces contradictions apparentes ? 

 

Si dans toute la zone Europe « malgré le nombre historiquement élevé de personnels  de santé les systèmes de santé nationaux peinent à répondre à la hausse de la demande de  soins de santé »[4], c’est donc qu’il y a inadéquation entre l’offre et la demande. Cette  inadéquation est le plus souvent expliquée par le tournant épidémiologique que représentent  le vieillissement, les maladies chroniques et l’aggravation de la santé mentale des populations. 


Mais cette explication est insuffisante, ce que trahit l’expression « soins de santé », dont  découle l’inflation des « besoins de santé ». 


Afin qu’en l’an 2000 « tous les habitants du monde accèdent à un niveau de santé qui leur permette de mener une vie socialement et économiquement productive » [5],  l’Organisation mondiale de la santé a élaboré dès 1978 un principe qui a progressivement  réorienté les systèmes de soins vers des systèmes de santé, afin de répondre aux impératifs  de santé publique dans le cadre de la Santé globale : ce sont les soins de santé primaires,  socle du panier de soins inclus dans la couverture sanitaire universelle. En sus des soins primaires (ambulatoires, de premier recours) qu’ils englobent, les soins de santé primaires représentent un élargissement notable de la santé publique (éducation thérapeutique,  promotion de la santé, et toutes les préventions).  


Au fil des années le champ s’est enrichi à la faveur de l’élargissement de la définition  de la santé au bien-être physique, mental et social, avec l’objectif d’offrir des soins « en  fonction des besoins de santé tout au long de la vie, et non pas simplement de traiter certaines  maladies données » [6]. Il s’agit de parvenir à une offre de services de santé complets et  « intégrés », ce qui de facto accroît l’offre de « soins de santé ». Pour faire face à ces nouvelles  dépenses, les institutions supranationales ont incité les États à « des partenariats innovants,  en particulier avec le secteur privé » [7] : la financiarisation des systèmes de santé européens  bénéficie de la montée en puissance du numérique (télémédecine), elle-même étant un facteur  stimulant la demande en « soins de santé ». En quelques années, la santé est devenue « une  activité marchande sujette aux logiques commerciales. » [1] 


Les soins de santé primaires, en élargissant le spectre des besoins de « soins de  santé», obligent les États à instaurer la délégation de tâches aux personnels paramédicaux,  et donc à structurer territorialement l’accès aux soins avec des équipes de soins primaires  (pharmaciens, kinésithérapeutes, infirmières, etc.) installées dans des structures encouragées  par les pouvoirs publics (maisons et centres de santé, communautés professionnelles  territoriales de santé) : la crise de la démographie médicale n’en est pas vraiment une, les usagers étant invités à se tourner vers ces professionnels de santé (sage-femme plutôt que  gynécologue, infirmier ou pharmacien plutôt que médecin généraliste). L’étape suivante, prévue à l’horizon 2034, est l’intégration des thérapies complémentaires dans le champ des soins de santé primaires et de la couverture sanitaire universelle [8], non pas en raison de leur efficacité démontrée mais plus probablement en raison du marché qu’elles représentent. Des officines s’activent pour créer un « label qualité» et de nouveaux métiers (coordinateurs de médecine intégrative) : l’inscription dans le RPPS des praticiens non professionnels de santé devrait contribuer à légitimer leur présence  massive dans les maisons de santé ou à l’hôpital. 
 

Grâce aux systèmes d’information interopérables et au big data, le projet onusien  «pangouvernemental et pansociétal »[9] de systèmes de santé « intégrés » devrait être achevé  dans les 10 prochaines années. L’implémentation en France des soins de santé primaires – terme méthodiquement occulté par les autorités de tutelles – aura aussi méthodiquement  sacrifié « le meilleur système de soins au monde » sur l’autel de la Santé globale et sa  gouvernance. Les systèmes assurantiels – solidaire avec l’Assurance maladie, responsable  avec les complémentaires – n’avaient pas été conçus pour couvrir les besoins de «soins de  santé », mais les besoins de soins curatifs. C’est ainsi que, paradoxalement, le panier de soins de santé primaires opère un triage de la population dans un système non plus à deux vitesses mais trois : les plus riches sont les mieux couverts par leurs assurances privées ; les plus malades (dispositif ALD [10]) et les plus précaires (dispositif AME [11] et CSS[12]) voient leurs soins sécurisés par la solidarité nationale ; et puis il y a tous les autres dont le reste à charge ne cesse d’augmenter, les classes (vraiment) moyennes et les personnes âgées. Cette atomisation du risque santé non seulement va à l’encontre de la raison d’être initiale des soins de santé primaires, mais aussi détruit la solidarité instaurée par la Sécurité sociale. Le scénario de la « Grande Sécu », évoqué par le Haut conseil à l’avenir de l’assurance maladie en janvier 2022, n’était qu’un mirage. 


Dr Sylvie Mas 


[1] Financiarisation de l’offre de soins : une OPA sur la santé ? Sénat, septembre 2024 [2] Complémentaires santé, mutuelles : l'impact sur le pouvoir d'achat des Français, Sénat,  septembre 2024 
[3] Les Échos, 2 octobre 2024 
[4] Déclaration de Bucarest, Organisation mondiale de la santé, mars 2023 [5] Millenium Development Goals, Organisation des Nations Unies 
[6] Soins de santé primaires. Organisation mondiale de la santé, 15 novembre 2023 [7] Projet pour le capital humain, un projet pour le monde, Banque mondiale, 2020 [8] Who Traditional Medicine Global Summit 2023. Septembre 2023 
[9] Rapport de situation final sur la réalisation des priorités en matière de renforcement des  systèmes de santé dans la région européenne pour 2015-2020. Organisation mondiale de la  santé,Genève 2021 
[10] Affections de longue durée 
[11] Aide médicale de l’État 
[12] Complémentaire santé solidaire
 

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