Quel choix d'entreprise pour quelle économie ?
Dans un précédent article, nous nous interrogions sur l'évolution véritable du nombre d'entreprises de l'économie sociale et solidaire (ESS), du fait que la presse, les médias et les déclarations diverses semblaient indiquer que l'ESS était plus présente et que la crise avait favorisé ce mode d'entreprendre. Nous nous demandions si quelqu'un pouvait nous donner des indications sur ces affirmations. Nous n'avons eu aucune réponse mais les déclarations restent encore très présentes.
- Les fameux 10 % du PIB, les 14 % d'entreprises privées et publiques restent donc des bases de référence. Parallèlement, un autre phénomène surgit et semble conforter un type d'entreprises qui n'a rien à voir avec l'ESS : le micro entrepreneuriat.
Le développement des microentreprises : un avatar de la crise sanitaire ?
La dépêche de l'AFP du 3 février dernier, reprise par plusieurs journaux (Le Figaro, Le courrier picard, Ouest-France...) à l'identique, montre bien l'évolution du paysage entrepreneurial français. Cela pose la question de la constitution du tissu des entreprises de notre pays et à la place que l'Es pourrait occuper dans ce nouveau paysage qui semble faire la part belle à l'initiative individuelle.
Ce communiqué (1) indiquait : « Le nombre de microentreprises créées en 2020 en France a battu son précédent record de 2019, a rapporté mercredi l’INSEE, amenant l’ensemble des créations d’entreprises à un niveau jamais atteint, sur fond de développement de nouvelles activités liées à l’épidémie de covid-19, comme la livraison à domicile.
Les 547 900 nouveaux autoentrepreneurs représentaient l’an dernier près des deux tiers (65 %) du nombre total de nouvelles entreprises, qui s’est élevé à 848 200, a précisé l’Institut national de la statistique et des études économiques. L'an dernier, le nombre de nouveaux autoentrepreneurs a augmenté de 9 % (soit 45 900 de plus), alors que les créations d’entreprises individuelles classiques ont reculé de 13 % à 82 200 et que celles de sociétés sont restées stables, à 218 100 ».
L'utilisation de ce statut est souvent le fait de particuliers qui soit veulent créer leur activité par un désir d'indépendance face aux contraintes du mode traditionnel de l'entreprise, soit sont contraints de le faire par des entreprises traditionnelles, dans une version moderne du tâcheron, ce « petit entrepreneur qui se charge, généralement en seconde main, de l'exécution d'un travail, soit seul, soit avec le concours de quelques ouvriers. Le tâcheron ne fournit que la main-d'œuvre » (Noël,1968).
C'est ce qu'indiquait déjà Jean-Philippe Martin dans Le Monde Diplomatique en 2017 : « Cette sous-traitance déclinée à l’échelle des individus permet au « client » (bien souvent une entreprise donneuse d’ordres) de se désintéresser des questions de salaire minimal, d’horaires de travail, de droit au chômage et aux congés payés, de formation, de conditions préalables au licenciement, de lutte contre les discriminations et de partage de la valeur ajoutée à travers les mécanismes d’intéressement et de participation.
Pour l’État lui-même, le bénéfice n’est pas négligeable en termes d’affichage : en endossant le statut de micro entrepreneur (c’est désormais le titre officiel) donc en pouvant exercer une activité, même une dépêche de l'AFP du 3 février 2021 réduite, les chômeurs quittent la catégorie A (« sans emploi »), la seule qui entre en ligne de compte pour la présentation officielle des chiffres du chômage » (2). Ce constat de l'extension du statut particulier de micro-entrepreneur pour le développement des entreprises est d'autant plus inquiétant que même le secteur public l'utilise dans ses propres services, ainsi que l'indique Nathalie Tissot dans un article de Mediapart (3) : « Selon l’INSEE, 6 % des nouvelles micro-entreprises immatriculées en 2018, soit 25 200 personnes, avaient pour principaux clients les administrations, organismes publics ou parapublics. Ce statut se révèle commode pour élaguer la masse salariale d’une institution tout en maintenant des prestations imputées aux frais de fonctionnement.
Du même coup, l’ex-salarié devient « indépendant »… En théorie. Il y a dix ans, Sarah Abdelnour (auteure de Moi, petite entreprise : les autoentrepreneurs, de l’utopie à la réalité (PUF, 2017) décrivait l’usage de ce régime comme «une nouvelle étape dans les arrangements pratiques visant à maintenir des missions de service public, tout en privant les travailleurs qui les assurent des règles qui encadrent l’emploi public » ».
Sans épiloguer sur le bienfait ou non de ce statut, il est intéressant de s'interroger sur ce que cela signifie de la dégradation de la prise en considération du monde du travail. À ce propos, rappelons que choisir le statut de micro entrepreneur pour effectuer une tache au bénéficie d'une entreprise modifie grandement la relation entre les parties : ce n'est plus le droit du travail qui s'applique mais le droit commercial. La perte des avantages et protections que le droit du travail donne devrait être pointée à ces nouveaux entrepreneurs pour qui « le temps de la microentreprise est court, très court. Le pic des trois ans se révèle difficile à gravir pour les autoentrepreneurs, selon la dernière étude de l'INSEE Première, publiée le 11 juillet dernier. Seulement 36 % d’entre eux tiennent bon trois ans après leur immatriculation. Beaucoup moins que la proportion d’entrepreneurs individuels de la même génération (63 %) ou celle des chefs d’entreprises classiques (75 %) » (4).
D'une économie individualiste à une économie collective
Face à un tel constat, quelle solution trouver ? Face au développement d'une économie individuelle, voire individualiste, préconisée par tous les tenants d'une économie libertaire, quelle proposition pour une économie plus collective dans laquelle les protagonistes œuvreraient ensemble sur un projet commun ?
L'économie sociale et solidaire semble une réponse adaptée, surtout en cette période de crise dont l'aboutissement demande que nous tentions de trouver un nouveau paradigme sur lequel nous appuyer. En ce domaine, le 29 mai dernier, sur France Culture, Olivia Grégoire (Secrétaire d'État en charge de l'économie sociale, solidaire et responsable) a donné quelques réponses (5) sur les chiffres de l'ESS : « Plus de 10 % du PIB, 14 % des salariés français, 2,3 millions d'actifs (ce n'est pas rien), 220.000 entreprises » (mais, disons-le, cette réponse n'est pas satisfaisante car elle ne fait que reprendre ce que nous savons déjà depuis des années alors que la crise sanitaire semble (du moins dans les mots) avoir permis le développement de l'ESS) que sur la prise en compte par l'État d'une véritable politique de soutien et de reconnaissance des entreprises de ce mode d'entreprendre.
Nous avons été agréablement surpris de sa connaissance de l'ESS, de son implication pour la défendre et tracer des pistes pour le futur. Juste un petit rappel sur une attribution incomplète et partiale concernant la naissance de l'ESS : ce ne sont pas seulement Marc Sangnier, Le Sillon, la JOC ou la JAC qui ont été à l'initiative de l'émergence de cette forme d'économie mais un ensemble d'acteurs différents, sur la base d'engagements philosophiques, politiques et syndicaux, inscrits dans la réalité de la vie ouvrière, agricole etc. qui, de manière concomitante, ont pu apporter leur pierre à l'édifice de cette construction. Parmi d'autres ouvrages, voir le Petit précis d'histoire sociale de l'économie sociale de Jean-Philippe Milesy (6) est éclairant, à ce sujet. Merci à elle d'avoir rappelé l'essentiel de ce/ceux qui composent l'ESS et d'avoir ainsi montré l'attention à avoir pour éviter les dérives que nous constatons quotidiennement, d'autant plus en cette période de pandémie où la terminologie de l'ESS semble être comme un sésame pour des entreprises qui « s'habillent des plumes du paon ».
Un discours qui réchauffe (un peu) le cœur
Nous retenons donc ses propos : « Il s'agit des coopératives, des associations des ESUS (agrément pour des entreprises classiques avec objet social), des fondations et des mutuelles », toutes entreprises, selon Olivia Grégoire « à lucrativité limitée (le profit est un moyen et non une fin), gouvernance démocratique (un homme ou une femme, une voix), ayant une utilité sociale, avec un effet social ou environnemental ». Pour elle, les ESUS et les coopératives sont « agiles car réactives » et se sont développées pendant la crise, car « réactives, parce qu'au cœur de l'économie sociale, il y a la débrouille, l'audace, le bon sens ».
Sa vision de l'ESS est très imprégnée de tout ce que nous défendons depuis tant d'années et il est bon d'entendre une secrétaire d'État parler ainsi de l'ESS : « Une économie qui fait passer les valeurs humaines, sociales et environnementales avant la seule valeur lucrative est une économie à part entière même si elle est une économie un peu à part ».
Disons-le, nous avons perdu plusieurs années avec son prédécesseur, lequel nous a entraînés sur des chemins de traverse avec son « French impact » qui n'avait d'autre utilité que de le servir. Olivia Grégoire défend la politique du gouvernement durant la crise sanitaire actuelle (et c'est sa fonction). Elle rappelle que si les associations ont pour principe d'aider les autres (principe d'altérité), elles ne s'occupent souvent pas assez d'elles.
Selon elle, les difficultés qu'elles rencontrent pourraient être atténuées si elles utilisaient les aides qui existent pour les associations, comme le fond de solidarité. Or moins de 10 % ont demandé à en bénéficier. Il y a aussi le fond d'urgence (urgence-ESS.fr) ouvert aux associations de moins de dix salariés dans lequel restent 15 millions d'euros (sur une enveloppe de 30 millions). Elle encourage donc à ces utilisations.
Pour notre part, nous constatons que ces aides existent en effet mais cela continue à être un parcours du combattant pour beaucoup de ces associations de moins de dix salariés et plus encore pour les associations sans salarié, faites de bénévoles qui n'ont parfois pas les compétences pour remplir les dossiers, engager les démarches et qui se trouvent confrontés à des professionnels de tous poils qui découragent finalement toute initiative et mènent au repli sur soi de nombre d'associations.
À une question du journaliste sur le désengagement de l'État ou des collectivités locales face aux associations, elle a indiqué que 100 millions d'euros ont été débloqués pour 66 projets dans les territoires, les particuliers ayant, pour leur part, versés 14 % de dons en plus et les collectivités ayant continué à financer. Tout cela est vrai et montre la volonté d'afficher un soutien au monde associatif mais il serait bon de voir comment ces orientations se traduisent en actes dans chacune de nos régions, quelles associations sont soutenues (66 sur 1.500.000 associations).
Par expérience locale, nous sommes toujours étonnés de voir les dispositifs exister sur le papier, les préfectures avoir des exigences quant à leur mise en œuvre et que cela mène assez souvent à une application désordonnée, incompréhensible, aux décisions unilatérales etc., souvent avec une mise en difficulté financière quand ces dispositifs sont assortis de financements européens qui arrivent toujours avec un, deux voire trois ans de retard.
La déclaration d'Olivia Grégoire sur cette question est parole d'or et, si elle est appliquée (avec des aménagements car le modèle évoqué est celui de l'économie libérale), elle pourrait permettre un véritable partenariat entre le secteur associatif et les pouvoirs publics : « On ne peut pas faire de grand discours disant que les acteurs associatifs sont fondamentaux, vitaux pour la nation, pour la cohésion sociale et d'un autre côté, retirer l'échelle du financement.
Cette crise a révélé le caractère indispensable des acteurs associatifs. Il n'y a pas que les subventions, il y a aussi le modèle économique des associations, je travaille pour renforcer les fonds propres, pour permettre aux Français d'investir dans les associations comme on investit dans les PME, pour pouvoir consolider leurs fonds propres et leur trésorerie.
Les associations sont épuisées de devoir tous les ans remettre leur modèle économique en question en attendant leurs subventions. Il faut trouver des voies et moyens pour que les financements soient plus pérennes et que les associations soient plus apaisés ». Au final, entre micro entrepreneuriat et ESS, le choix est aisé dès lors que nous comprenons qu'être acteur du développement, c'est être dans le partage de valeurs, de conceptions économiques différentes, dans un système respectueux de chacun.
Si nous devions donner un conseil à ces micro-entrepreneurs esseulés et exploités, nous ne pourrions que leur recommander de voir du côté des coopératives d'activité et d'emploi (CAE) comment un projet individuel peut s'inscrire dans une démarche collective enrichissante. Mais c'est une autre aventure...
1) Dépêche AFP du 3 février 2021.
2) « Un statut encouragé par le patronat et le gouvernement - micro-entreprise, une machine à fabriquer des pauvres », Jean-Philippe Martin, Le Monde Diplomatique, décembre 2017 : https://www.mondediplomatique.fr/2017/12/MARTIN/58192
3 ) « Auto-entreprise : comment le secteur public s’arrange avec le droit du travail », Nathalie Tissot, Mediapart, article publié mardi 8 juin 2021.
4) « Trois ans après, seulement un tiers des auto-entrepreneurs sont encore debout », Matthieu Barry, NetPME
5) https://www.franceculture.fr/emissions/politique/oliviagregoire-secretaire-detat-a-leconomie-sociale-solidaire-etresponsable
6) Petit précis d'histoire sociale de l'économie sociale, Jean-Philippe Milesy (préface de Michel Dreyfus, Fondation Gabriel Péri), 2017.