Quelle lutte des classes nous attend ?
Alors que certaines « élites » de nos démocraties, prétendument tranquilles, espéraient se la couler douce (n’annonçait-on pas la fin de l’histoire il y a peu encore ?) sous le manteau « confortable » de l’économisme anglo-saxon (du marché tout puissant), voilà que le politique fait (enfin) son retour.
Les récents livres de deux très sérieux sondeurs (1) cristallisent actuellement une bonne partie des réflexions à ce sujet, à juste titre selon nous. Chacun sa manière (sans doute en se répondant l’un l’autre), ils reposent les questions cruciales, notamment celle-ci : fondamentalement, quelle est la nature de la division que la France traverse actuellement et quelles figures concrètes en découlent ? Question politique s’il en est... Plus la division gauche-droite qui serait devenu obsolète, celle qui a pris forme essentiellement à partir des années 1980 dans les plupart des pays européens (de l’ouest) mais la division entre le « bloc élitaire » et le « bloc populaire » selon Jérôme Sainte-Marie. Pour ce dernier, nous assistons aujourd’hui bel et bien à un retour de la lutte des classes alors que beaucoup pensaient qu’elle avait disparu et pour longtemps.
L'auteur fonde son analyse sur les « classes sociales » qui soutiennent le macronisme, en apportant un salutaire démenti aux anciens conseillers d'Emmanuel Macron, qui postulaient orgueilleusement « que le comportement électoral n’a jamais aussi peu dépendu de la position sociale et jamais autant de la manière dont chaque individu considère sa propre vie et son propre avenir » (2).
Jérôme Sainte-Marie règle son compte à la funeste « illusion individualiste » en matière électorale que certaines « élites » colportaient en messagers de la bonne parole. Au grand dam des néo-libéraux, la société existe bel et bien, son histoire et ses nombreuses composantes sont une réalité et elles reviennent en pleine figure à ceux qui s’évertuent à en nier toute existence : « La cohérence entre le vote de classe aux élections et la condition sociale des électeurs aura rarement été aussi évidente », précise Jérôme Sainte- Marie.
Dans la lignée des travaux du géographe Christophe Guilluy (3), celui-ci décrit l’une d’entre elle, elle prend le visage des « perdants » de la mondialisation : les petits indépendants, les salariés, les employés, les chômeurs etc., tous ceux qui ont grand mal à finir leur fin de mois (essentiellement la France des gilets jaunes).
En face, les cadres, les habitants des métropoles et les retraités les plus aisés (mais pas seulement), en somme, plutôt les gagnants de la mondialisation qui se sont « coalisés » pour faire bloc avec Emmanuel Macron pour rejeter le danger que constituerait la révolte de nouvelles classes laborieuses.
L’élection d’Emmanuel Macron a pu se réaliser par l’union d’un « bloc élitaire », composé par « l’élite réelle, le 1% des plus riches, l’élite aspirationnelle, le monde des cadres et l’élite par procuration, c’est-à-dire tous ceux, notamment parmi les retraités, qui s’abritent derrière le pouvoir en place pour défendre leur situation ».
Jérôme Sainte-Marie poursuit ici les analyses « prophétiques » d’un Christopher Lasch, si révolte il y a eu, cela a d’abord été celle des élites (celles qui étaient les plus riches) à partir des années 1970 ; ce sont elles qui ont d’abord fait sécession avec la « société commune » en s’octroyant toujours plus de privilèges et de « zone de non-droit » et comme le rappelle fort bien Kévin Boucaud-Victoire, cette « avant-garde radicale » se distingue par son adhésion « au libéralisme-économique et à son pendant culturel, son enthousiasme vis-à-vis de la mondialisation (heureuse) et de la construction européenne, ainsi que sa détestation du « national » ».
Comme le précise Jérôme Sainte-Marie après Karl Marx, « comme la bourgeoise du XIXe siècle, ce bloc est révolutionnaire, dans le sens où il ne peut exister sans constamment révolutionner les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux ». C’est cette situation, qui a, une fois encore, généré un conflit de classe et la constitution d’un « bloc populaire » de plus en plus majoritaire selon l’auteur. Ainsi, tout en sortant de la grille strictement marxiste de ces phénomènes sociologiques et sociaux, Jérôme Sainte-Marie a judicieusement su mobiliser de nombreuses références de l’auteur du capital pour décrire notre séquence politique.
Mais par qui et par quoi ce bloc populaire est-il cimenté ? Les difficultés commencent lorsque l'on commence d'essayer de répondre à ces questions. Selon notre auteur, ce bloc serait majoritaire. Certes, si celui-ci ne s’est pas encore constitué dans les urnes, il a pris forme avec le mouvement des gilets jaunes, soutenu par 75 % des classes moyennes non supérieures et par 87 % des classes populaires. Il attend certes son « débouché politique » mais ce bloc populaire et majoritaire existerait bien, même si l'auteur exprime ses doutes quant à la possibilité qu'un « bloc populaire" capable de rivaliser avec le bloc élitaire d’ici 2022 ne se forme. Le bloc populaire serait un mouvement dynamique, en cours « d’élaboration » politique et sociale qui pourrait bien se traduire, face au bloc élitaire incarné par Emmanuel Macron, par une grande force politique « populiste », à l’instar de ce qui se passe depuis quelques années au sein des pays du Višegrad.
Or, rien n’est moins sûr car, aux forces centripètes du « bloc populaire » proposé par Jérôme Sainte-Marie, une autre logique s'oppose, celle centrifuge, d’un éclatement de la nation, vidée qu’elle serait de ses grandes matrices culturelles. C’est là tout l’intérêt de l’analyse de Jérôme Fourquet que de mettre en exergue cet autre phénomène que représente la dislocation de la société française et sa fatale « communautarisation » si nous n’y prenons garde : « les géographes définissent un archipel comme un ensemble d’îles relativement proches les unes des autres, la proximité se doublant le plus souvent d’une origine géologique commune […] À l’image des îles d’un archipel, ces populations vivent à l’écart les unes des autres, tout en entretenant bien sûr des rapports entres elles […] Elles partagent un certain nombre de références communes, ce qui ne serait pas le cas dans une société (réellement) communautarisée ».
Nous sortons ici de la logique du « bloc » contre « bloc » pour entrer dans celle de « l’archipellisation » d’une nation en plusieurs îles qui certes ne s’affrontent pas encore mais qui demeure grosse de sa partition possible. Ici aussi, c’est moins la logique individualiste qui est à l’œuvre que la logique des « communautés ».
L’analyse de Jérôme Fourquet prend davantage en compte la dimension « identitaire » et « culturelle » du politique que ne le fait Jérôme Sainte-Marie, davantage attaché à la dimension sociale des logiques politiques aujourd’hui à l'œuvre.
C’est peut-être l’une des raisons qui pousse Jérôme Fourquet à dire qu’entre la France des gilets jaunes et les acteurs en lutte contre la « réforme » des retraites, nous n’avons pas affaire aux mêmes personnes (4) : « À un an d’écart, la sociologie des participants au mouvement des gilets jaunes et aux cortèges du 5 décembre, comme les répertoires d’action (occupation des ronds-points puis manifestations parfois violentes dans les beaux quartiers le samedi contre rêves et cortèges syndicaux, encadrés défilant en semaine sur des parcours traditionnels) nous indiquent que nous avons manifestement affaire à l’expression du mécontentement de deux des îles populaires distinctes de l’archipel français ».
Ainsi toujours selon Jérôme Fourquet, « si les contours du bloc élitaire continuent de se dessiner et de s’affiner à l’occasion de cette crise sociale (avec l’arrimage d’une partie de l’électorat retraité de droite au noyau dur macronien)", le bloc populaire demeure « très fragmenté », « les gros bataillons de manifestants étaient composés par des fonctionnaires (enseignants, personnel hospitalier, pompiers, agents des collectivités locales etc.) ou des salariés des entreprises publiques (cheminots, agents de la RATP, salariés d’EDF ou de la Poste…). Si l'on a pu croiser des manifestants vêtus de gilets jaunes et si le chant de ce mouvement « nous, on est là, même si Macron ne le veut pas, nous, on est là…») a été repris, la composante gilets jaunes était nettement minoritaire dans les manifestations ».
En sommes, selon les sondages et les conclusions du Figaro, « à l’inverse de la mobilisation des gilets jaunes, ayant eu une forte composante du Rassemblement national (rn), les manifestations du 5 décembre marquent le réveil d’une France de gauche « traditionnelle » et traduisent le poids de la fonction publique ».
Une France des gilets jaunes qui aurait, selon cette analyse, déjà perdu ses « acquis » matériels et culturels (d’où son refus de toute représentation politique et syndicale « installée ») et une France de la « manifestation » contre la réforme des retraites, censée protéger davantage, qui les défendrait pour ne pas les perdre, fût-ce au détriment de la collectivité toute entière.
Alors, de combien de blocs la France d'aujourd'hui est-elle constituée ?
Deux, trois, dix, cent ? La division prétendument fondamentale est-elle redoublée de plusieurs divisions (au sein du bloc populaire…) ? Q ui pour les « représenter » et suivant quelles jonctions et directions possibles ? Lequel deviendra hégémonique ?
Ne sommes-nous pas en train d’assister à une volonté de la part de certains d'artificiellement nier la dimension majoritaire et possiblement rassembleuse « des mouvements populaires » ? Ou faisons-nous réellement face à un conflit qui verra notamment s’affronter un bloc populaire contre un autre bloc populaire ?
Ne sommes-nous pas confrontés d’un côté à une lutte dont la composante serait essentiellement culturelle et « identitaire (ce qui n’exclut bien entendu la dimension sociale) et qui fait dire à certains que « ce qui menace l’unité française », c’est moins la perspective « d’un choc frontal » à la Jérôme Sainte-Marie qu’un éparpillement communautariste tel que décrit par Jérôme Fourquet, et de l’autre à une lutte dont les ressorts sont essentiellement sociaux, dans ces conditions comment opérer une jonction, sur quoi devrait déboucher cette nouvelle « dialectique » ?
Ce qui semble acquis, après sa longue et illusoire parenthèse, est bel et bien le « retour » de la lutte des classes. Ce qui est certain également, c’est le rôle essentiel que nous devons continuer de mener à notre niveau, le syndicalisme libre et indépendant, pour aider à créer une unité au sein des « classes populaires » et nous savons que nous ne pourrons réussir dans sa tâche qu’à la condition de redonner une place fondamentale au travail, ce que d’aucuns ont nommé « une nouvelle civilisation du travail » car, comme le formulait Hannah Arendt dès les années 1960, « Il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois et les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société et, parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire ».
Nous reviendrons sur cette question fondamentale dans un prochain article.
1 Jérôme Fourquet, L’archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil, mars 2019) et Jérôme Saint-Marie, Bloc contre bloc : la dynamique du macronisme (Cerf, octobre 2019).
2 David Amiel et Ismaël Emelien, Le progrès ne tombe pas du ciel, manifeste, les stratèges de Macron s’expliquent (Fayard, mars 2019).
3 Christophe GuIlluy, No society (Flammarion, octobre 2018).
4 Jérôme Fourquet, « Manifestation du 5 décembre : le réveil d’une France de gauche », Le Figaro, 16 décembre 2019.