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08 / 11 / 2019 | 518 vues
Jacky Lesueur / Abonné
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« Plus de confiance aux salariés, c’est par symétrie, plus d’empathie envers nos assurés » - Pascal Demurger (MAIF)

Entretien avec Pascal Demurger (directeur général de la MAIF) à l'occasion de la parution de son livre qui illustre le sens de la l'entreprise à mission L'entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus.

 

Dans un livre paru aux Éditions de l’Aube il y a quelques semaines, vous affirmez que « l’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus ». Que voulez-vous dire par là ?
 

J’ai la conviction que l’entreprise ne peut plus rester cet objet économique éthéré et qu’elle n’aura à l’avenir d’autre choix que de pleinement assumer sa responsabilité politique. Indépendamment de ce que chacun d’entre nous en pense, nous sommes confrontés à des inégalités sociales devenues insoutenables sur le plan politique. L’urgence climatique nous pousse à remettre nos modèles économiques en cause, au risque de voir l’avenir de notre civilisation menacé. Les pouvoirs publics ne pourront relever seuls de tels défis. Les entreprises seront de plus en plus sommées d’agir, que ce soit par leurs salariés, leurs clients ou plus généralement, par les citoyens. Avec ce livre, j’ai voulu apporter un témoignage. Non seulement un autre modèle d’entreprise existe mais il fonctionne. J’en ai fait l’expérience ces dix dernières années passées à diriger la MAIF. Oui, une entreprise portant une attention sincère à ses salariés, ses clients et son environnement (et pas seulement à son compte de résultat) peut avoir sur eux un effet positif. Plus étonnant, l’expérience montre que cela produit aussi des performances pour l’entreprise elle-même.

 

La MAIF est la première grande entreprise à s’être engagée sur la voie de la « société à mission » comme le permet désormais la loi PACTE. Qu’est-ce que cela change, alors qu’elle est déjà identifiée comme un « assureur militant » ?
 

L’engagement de la MAIF en faveur du mieux commun est très ancien et figure effectivement dans notre signature de marque depuis une vingtaine d’années. Pour nous, l’intérêt du dispositif de société à mission, créé par la loi PACTE, est d’abord de donner à cette démarche un caractère irréversible. En l’inscrivant dans nos statuts, la « constitution » de l’entreprise, nous la rendons indépendante de l’évolution des gens qui incarnent la gouvernance de l’entreprise à un instant donné. Par ailleurs, la qualité de société à mission est une forme de proclamation publique de cet engagement qui nous oblige. Nous y voyons également un changement d’échelle, une systématisation de notre approche sur l’ensemble de nos métiers. Pas quelque chose en plus ou à côté de notre activité mais bien une démarche qui structure le cœur de l’entreprise.

 

Vous n’avez pas peur que d’autres entreprises ne s’emparent de ce dispositif pour communiquer sur leur engagement, sans pour autant fondamentalement remettre leurs pratiques en cause ?
 

Le caractère très souple du dispositif est à la fois sa force et sa faiblesse. Plutôt que d’imposer un cadre unique à l’ensemble des entreprises, le législateur a fait le choix de laisser chacune d’elles définir les engagements qu’elle souhaitait prendre en fonction de son histoire, de son activité, de son projet. Cela facilite la mise en mouvement et l’appropriation du dispositif par le plus grand nombre. Le mécanisme de régulation ne repose pas sur le respect d’une norme, comme c’est souvent le cas, mais sur la gouvernance et la transparence autour des engagements pris et leur atteinte. Je ne crois pas qu’une entreprise prendra le risque de s’engager sur cette voie véritablement exigeante si elle n’est pas sincère dans sa démarche. Pour autant, je reconnais que cela peut paraître moins lisible pour le consommateur qu’un label. Pour cette raison, je continue de militer pour que, en plus des objectifs spécifiques à chaque entreprise, la qualité de société à mission soit conditionnée au respect d’un socle minimum de critères communs à toutes, en matière sociale et environnementale notamment.
 

Dans le cas de la MAIF, vous avez défini votre raison d’être comme « l’attention sincère portée à l’autre et au monde ». Concrètement, comment cela se traduit-il ?
 

Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples. Dans l’exercice de notre activité, nous essayons de privilégier la réparation plutôt que le remplacement et, lorsque ce n’est pas possible, d'encourager nos assurés à utiliser des pièces d’occasions plutôt que des pièces neuves. Un assureur est aussi un gestionnaire d’actifs. Entre l’épargne qui nous est confiée et les sommes que nous immobilisons pour le règlement de sinistres futurs, nous avons une vingtaine de milliards d’euros à placer, dont nous cherchons à maximiser les effets positifs. Nous nous interdisons par exemple d’investir dans le secteur de l’armement ou du tabac ou encore d’acheter les obligations émises par des pays qui n’ont pas aboli la peine de mort. Nous nous privons par exemple de l’accès à la dette américaine, alors qu’il s’agit du principal émetteur de la planète. Lorsque Bayer a racheté Monsanto, nous avons revendu nos titres Bayer : nous ne voulions pas être actionnaires du glyphosate. À l’inverse, nous avons financé la constitution d’un fonds pour financer des projets de transition énergétique et agricole sur tout le territoire, qui pourrait atteindre 400 millions d'euros d’en cours ces prochaines années. Nous sommes aussi l’employeur de 8 000 personnes. Elles sont toutes basées en France. L’absence de plateaux téléphoniques dans des pays à bas coût est sans doute une exception dans le secteur de l’assurance voire dans les services en général. Nous payons évidemment la totalité de nos impôts en France, soit plus du double de ce que versent l’ensemble des GAFA réunis.

 

Est-ce que cela change quelque chose dans la relation entre l’entreprise et ses salariés ?
 

Je crois beaucoup à la cohérence. À quoi servirait-il d’être vertueux en matière d’émissions de gaz à effet de serre si nous maltraitions nos collaborateurs ? Diriger des gens, c’est avoir sur eux une influence réelle. C’est être responsables de leur bien-être au travail, donc en grande partie de leur bien-être tout court. La recherche de leur épanouissement professionnel n’est pas accessoire. Elle est au cœur du métier de manager et a fortiori, de celui de dirigeant. Pour cette raison, nous avons décidé il y a cinq ans de basculer d’un management classique, basé sur l’autorité hiérarchique et le contrôle, à un management par le sens, la confiance et l’envie. Tout cela nourrit l’épanouissement de nos collaborateurs et en même temps, sert les performances de l’entreprise. Plus de liberté pour les collaborateurs, c’est plus de place pour la prise d’initiative. Plus d’épanouissement, c’est aussi plus de motivation, donc plus d’engagement. Plus de confiance aux salariés, c’est, par symétrie, plus d’empathie envers nos assurés.

 

Portez-vous aussi une attention sincère à vos clients justement ?
 

Ils sont véritablement au cœur de notre modèle. À la fois assurés et « actionnaires », nos sociétaires composent l’assemblée générale et, aux côtés des représentants élus par les salariés, le conseil d’administration de la MAIF. Au fil du temps, cela a permis de forger une culture d’entreprise qui fait de leur satisfaction une véritable priorité. Dans notre secteur, c’est loin d’aller de soi. La tentation peut exister chez certains de nos concurrents de se développer au détriment de leurs clients, en privilégiant consciemment ou inconsciemment leur propre intérêt. Tout le monde connaît des situations de ventes de produits inadaptés, de réticences à l’indemnisation ou encore de moyens manifestement sous-dimensionnés pour répondre correctement aux besoins des clients. À la MAIF, nous avons fait le choix inverse. Celui de la qualité de la relation plutôt que de la productivité poussée à l’extrême, de la juste indemnisation plutôt que de la minimisation de la charge sinistre, du conseil pertinent plutôt que de la vente à tout prix. À titre d’exemple, aucun de nos conseillers n’est commissionné aux ventes qu’il réalise. Je ne crois pas à un conseil sincère qui soit financièrement intéressé.

 

Tout cela doit coûter beaucoup d’argent à la MAIF. Comment rechercher un effet positif sur son environnement sans fragiliser la pérennité de l’entreprise et de ses emplois ?
 

Tout cela nous coûte effectivement extrêmement cher. Mais cela nourrit aussi en retour un niveau de satisfaction hors norme. Nous ne comptons plus les prix reçus par la MAIF au titre de la qualité de la relation client sur le marché de l’assurance, voire tous secteurs confondus. Or, des clients satisfaits sont infiniment plus fidèles. C’est un sujet clef dans une industrie sur abonnement comme la nôtre. Nous avons calculé que nous devrions dépenser 100 millions d'euros chaque année en conquête de nouveaux assurés pour stabiliser notre portefeuille si nous avions le même taux de départ que la moyenne du marché. Nos choix dessinent un modèle plus vertueux, qui bénéficie à la fois à nos clients, sociétaires et à l’entreprise.

 

La MAIF est une société d’assurance mutuelle. S’engager dans cette voie n’est-il pas plus facile quand on n’a pas d’actionnaires ?
 

La MAIF est une entreprise qui tire son épingle du jeu sur un marché extrêmement concurrentiel. Ce choix n’est pas la coquetterie d’un acteur protégé ou privilégié mais bien une stratégie qui crée des performances sur la durée. Qu’on en juge par les chiffres. En dix ans, notre résultat a été multiplié par 10, notre chiffre d’affaires a augmenté de 25 % et nos effectifs ont augmenté de 20 %. Simultanément, les effectifs du secteur sont restés stables sur période. Cette stratégie est donc accessible à tous types d’acteurs, y compris à des entreprises plus classiques. Pour autant, je reconnais qu’il y a quelque chose de vertigineux à s’engager dans cette voie. Dans de nombreux cas, il faut prendre le risque de s’éloigner des pratiques les plus répandues, des canons tels qu’ils sont enseignés encore aujourd’hui aux managers de demain. Pire, cela suppose de le faire tout en sachant que cela peut mener à une dégradation de la rentabilité immédiate pour améliorer les performances de l’entreprise sur la durée. Cette tension entre court et long termes peut être difficile à résoudre pour certaines entreprises, en particulier celles qui sont cotées et doivent rendre des comptes aux marchés tous les trimestres. Mais je suis convaincu que c’est à la fois possible et nécessaire.

 

Alors qu’est-ce qu’il manque pour voir un modèle de ce type se diffuser plus largement ?
 

La prise de conscience de quelques dirigeants ne suffira pas. Il y a, je crois, deux conditions importantes à remplir. La première est d’apporter la preuve qu’un tel modèle fonctionne, c’est-à-dire qu’il est à la fois bon pour le monde et bon pour l’entreprise. C’est ce que la MAIF commence à faire et ce dont j’ai voulu témoigner dans mon livre. La seconde, c’est qu’il réponde à une attente des collaborateurs, des clients, des épargnants, des citoyens… J’ai le sentiment que cette attente se fait de plus en plus forte et que les entreprises n’auront bientôt d’autre choix que de s’engager dans cette voie.

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