Cartes sur table ou poker menteur ?
« Cartes sur table » était le titre d’une émission phare de la télévision des années 1970-1980. Il y a une éternité ! Jean-Pierre Elkabach et Alain Duhamel en étaient les animateurs vedettes. C’est au cours de cette émission en pleine campagne présidentielle de 1981 que François Mitterrand s’est engagé à abolir la peine de mort alors que tous les sondages observaient qu’une large majorité de Français y étaient opposée.
Pour la campagne présidentielle de 2017, le titre de l’émission phare serait plutôt « le poker menteur ». La candidature d’Emmanuel Macron a été marquée par sa duplicité : faisant croire qu’il ne vient de nulle part, il a toujours caché la vérité sur les réseaux financiers, économiques et médiatiques qui ont accompagné sa campagne, faisant croire (y compris à François Hollande, il fallait bien du cynisme pour ça !) qu’il était un ministre de l’Économie à plein temps, alors qu’il préparait son élection dès le mois de décembre 2015, comme le montre l’affaire dite « Las Vegas », faisant croire qu’il allait mener notre pays vers le nouveau monde, alors qu’il n’a de cesse de le ramener à ce qu’il y a de plus injuste dans l’ancien, la domination sans limites de la finance.
La volonté d’Emmanuel Macron de se passer des corps intermédiaires (élus locaux, syndicats et associations) est conforme à l’idée que se fait le Président de la République du fonctionnement de nos institutions ; ce n’est ni une erreur, ni un oubli. C’est sa vision pour gouverner le pays car le « macronisme » est un populisme.
Après l’abandon de François Hollande incapacitant le candidat socialiste et les affres judiciaires de François Fillon incapacitant le candidat républicain, les Français n’ont eu le choix qu’entre trois populismes : celui d’extrême droite incarné par Marine Le Pen, celui de gauche incarné par Jean-Luc Melenchon et le populisme 2.0 incarné par Emmanuel Macron.
Depuis la soirée électorale où il a mis la verticalité de son pouvoir en scène, le Président de la République est le chef absolu du parti « En marche » puisque c’est lui qui l’a créé de toutes pièces, du groupe majoritaire à l’Assemblée nationale puisqu’il a désigné tous les candidats à l’élection législative, du gouvernement, puisque le Premier Ministre est son collaborateur servile, comme il vient encore de le montrer en acceptant que le Président contredise l’engagement qu’il a pris devant l’Assemblée nationale, de suspendre la hausse de la taxe sur les carburants sur six mois, et de l’État, les Français ont pu apprécier avec quelle désinvolture il a limogé le Général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, le 13 juillet 2017 .
Cette pratique adémocratique de la « présidence absolue » aurait pu se poursuivre si le lien de confiance entre les Français et leur jeune président (si séduisant et intelligent) ne s’était pas rompu quand ils ont découvert, à travers l’affaire Benalla et l’arrogance présidentielle, le véritable visage de Jupiter quittant son Olympe…
Les « gilets jaunes » ont compris dans quelle impasse démocratique la France était en train de sombrer et leur révolte n’est ni une révolution (c’est le titre du programme de Macron lui-même) ni une insurrection : c’est un appel fracassant pour le retour de la démocratie.
Les Français ont besoin d’un rapport de loyauté avec leurs représentants, qu’ils soient politiques syndicaux ou associatifs, comme l’exprime (sans qu’on ne la comprenne toujours) la grande méfiance des « gilets jaunes » vis-à-vis de leur éventuel porte-parole.
La politique présidentielle ne s’intéresse qu’aux premiers de cordée, ceux qui réussissent dans notre « start-up nationale », laissant tous les autres au bord du chemin économique et social. Les gilets jaunes ne revendiquent pas ; ils dénoncent une société dans laquelle ils ne sont plus reconnus et un pays auquel ils ne se sentent plus appartenir.
Expliquer, comme beaucoup d’entre eux (salariés mais aussi artisans, commerçants, agriculteurs, dirigeants de TPE/PME) le font, que travailler ne leur permet plus de gagner leur vie en dit long sur le degré de rupture du pacte social qui prévalait jusque-là. Le travail doit être la condition pour mener une vie décente à bien, quelles que soient les contraintes, dont les taxes et les impôts. On ne peut pas se sentir bien à son travail si l’on est mal payé en retour. Les revenus du travail (ou les retraites qui en sont des revenus différés) ne permettent plus à un très grand nombre de citoyens de vivre dignement. Cette situation atteint le travailleur (salarié ou non) dans sa vie quotidienne (les fins de mois difficiles) et par la représentation qu’il se fait de sa place dans l’entreprise ou l’administration qui l’emploie ou au-delà de sa place dans la société elle-même. Il perd ainsi le sentiment qui était le sien de pouvoir maîtriser sa vie et son avenir.
Chaque citoyen aspire au bien-être qui est aussi synonyme de santé. Alors que le gouvernement cherche à culpabiliser les gilets jaunes qui n’auraient pas compris l’intérêt de la taxe carbone pour leur santé et contre le réchauffement climatique, il se satisfait, lui, d’une société qui accepte que les riches auxquels il vient de rendre 5 milliards ont une espérance de vie de 13 années plus longues que les plus démunis… 13 ans ! Cette inégalité est la conséquence de toutes les autres inégalités (fiscales, salariales, d’habitat…). Les plus démunis payent au prix fort les risques de pollution alors que ce sont les riches qui polluent le plus.
Comment faire confiance à François de Rugy, Ministre de la Transition écologique et des solidarités, qui a renié sa parole et ses engagements au moment de l’élection présidentielle de 2017 quand la vie démocratique battait son plein ? Comment faire confiance à Gérald Darmanin qui, au nom de la transparence fiscale, balance 6 000 maires alors qu’il ne dit rien des sommes restituées à Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Françoise Bettencourt-Meyers et à arlos Gohn du fait de la suppression de l’ISF ?
Comment faire confiance à Édouard Philippe, Premier Ministre qui se dit courageux au prétexte qu’il a imposé les 80 km/heure * comme vitesse à ne pas dépasser sur les routes pour éviter 400 morts par an, alors qu’il n’a aucun courage pour reconnaître comme maladies professionnelles les conséquences de l'épuisement professionnel, du harcèlement moral provoquant 400 suicides chaque année et les 750 suicides des agriculteurs ? Est-ce que ces morts-là auraient moins d’importance que ces morts-ci ? Et que dire des policiers et des gendarmes, que l’on félicite pour leur bravoure et qu’on abandonne dans des conditions de travail qui génèrent, trop souvent, souffrance et risque suicidaire ?
Comment faire confiance à Muriel Penicaud, Ministre du Travail, qui vitupère contre les gilets jaunes pour qu’ils acceptent la taxe carbone parce que, dit-elle, la pollution par les particules fines provoque 40 000 morts chaque année, alors qu’elle ne prend aucune initiative pour améliorer la santé des chômeurs, qui dépend pourtant de son ministère ? Le chômage provoque une surmortalité de 15 000 morts par an, dont 400 suicides !
Les gilets jaunes rejettent l’orientation néolibérale de la politique française et européenne, ils ne veulent pas attendre encore trois ans et demies, pour que leur vie change. En criant « Macron démission ! » ils veulent renouveler la démocratie ** et changer le cap de l’économie française. Nos institutions ont besoin d’une réforme profonde. Qu’on la nomme ou non VIe République, il faudra renforcer la démocratie représentative, la rendre plus proportionnelle, mais aussi la démocratie d’engagement (syndicats, associations…) et donner des moyens nouveaux (pétitions et réseaux sociaux à l’expression directe des citoyens). Quel que soit la réforme retenue, il est urgent de rompre le lien funeste entre le Président de la République et les députés, qui aboutit à la totale dépendance du législateur vis-à-vis de l’exécutif ; il faut que les députés et le président soient élus les mêmes jours (1er et 2e tour) pour que l’élection des uns ne soit plus sous le joug de l’élection de l’autre !
Dans son discours du 10 décembre, Emmanuel Macron n’a rien dit sur ses intentions concernant la réforme des institutions. Il a appelé à un grand débat mais sans préciser aux Français comment il souhaite que ce débat se conclue : organisera-t-il un référendum pour une nouvelle constitution ? Voudra-t-il plus de démocratie alors qu’il se préparait à réduire les pouvoirs du Parlement et du CESE ?
Alors que, depuis des semaines, Macron nous explique, via son gouvernement, qu'il ne pouvait pas abandonner la taxe écologique, rien dans sa dernière prestation n’a été dit sur le sujet. Rien non plus sur l'État qui doit donner l'exemple par rapport aux fonctionnaires qui, depuis quelques années, subissent une diminution du pouvoir d'achat. Rien sur les chômeurs, les précaires, les étudiants, les jeunes, les artisans, les commerçants, les agriculteurs… En revanche, hasard du calendrier, un vrai cynisme a poussé les sénateurs d'En Marche à voter hier soir, simultanément à l'intervention télévisée, une disposition visant à atténuer la durée de la taxe à hauteur de 30 % des plus-values réalisées via la vente d'actions par des Français riches domiciliés à l'étranger.
Un cadeau fiscal facilitant l'exil de certains de nos compatriotes les plus fortunés, comme l'ont regretté les sénateurs de gauche.
L’ensemble des mesures annoncées est peut-être de nature à éteindre l'incendie momentanément mais il se rallumera car le prix à payer pèsera surtout sur les contribuables et les assurés sociaux. Macron, c’est Sarkozy en pire et il n’y a rien d’étonnant que des représentants de LR soient satisfait des mesures annoncées !
Avant cela, les élections européennes vont donner l’occasion à notre peuple de voter. Alors que, de tous les côtés, on presse les partis politiques d’annoncer leurs chefs (de file), comment ne pas comprendre que ce qui est important, pour les Français, c’est la constitution d’une liste, d’un programme et d’un projet et pas de proposer le nom d’un chef. Faire l’inverse reviendrait à tourner le dos au message ardent que les gilets jaunes nous adressent.Auteurs :
Anne-Juliette Tillay, responsable syndicale,
Michel Debout, président du Comité économique, social, environnemental et culturel du Parti socialiste,
Jean- Pierre Bequet, ancien député, maire honoraire d’Auvers-sur-Oise.