Organisations
Le Président Macron aura-t-il la peau du paritarisme de gestion, forme privilégiée de notre démocratie sociale ?
Alors que le mot parité est dans toutes les bouches de nos démocraties « dites » avancées, de manière parfois obsessionnelle, il est des domaines où ce qui peut être renvoyé à cette notion est lourdement et étrangement attaqué. Nous voulons bien entendu parler de cette expression très particulière, de notre « démocratie » sociale qu’est le paritarisme de gestion de certaines de nos institutions sociales (Sécurité sociale, assurance chômage, formation professionnelle etc.).
Bergeron et le paritarisme
Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « paritarisme » vient d’abord de l’adjectif paritaire paru dans le vocabulaire social vers 1920 ; celui-ci qualifie « une assemblée qui réunit en nombre égal des représentants de deux parties et, par métonymie, ce qui concerne deux groupes également représentés ».
Chose intéressante, s’agissant du terme paritarisme, le même dictionnaire prend pour référence (datant de 1961) une citation d’André Bergeron (élu secrétaire général de FO en 1963) pour le qualifier : « doctrine qui vise à résoudre la question sociale par la généralisation des modes de gestion paritaires ».
De même que pour le juriste Jean-Marie Luttringer, André Bergeron, « leader emblématique de la CGT-FO, dont le nom est quasi synonyme de paritarisme », en a proposé une définition lumineuse : « Le paritarisme s’oppose à la conception marxiste-léniniste de la lutte des classes. On y gère ensemble entre gens qui s’opposent par ailleurs ».
En d’autres termes, un syndicalisme réellement réformiste (avant que le mot ne soit complètement galvaudé par les gouvernements successifs de ces dernières décennies) et prometteur de (l’authentique) « négociation collective ».
Deux dates (1920 et 1961) séparent donc l’appropriation des deux termes (paritaire et paritarisme) par les acteurs politiques et sociaux, entre lesquelles notre histoire sociale s’est copieusement construite (ces deux dates symbolisent également une longue séquence qui n’a de cesse de se refermer depuis lors, d’une manière toujours plus brutale).
Pourquoi a-t-il existé une telle distance entre ces deux périodes ?
Est-ce parce que, comme Bernard Gibaud le rappelait de manière opportune dans son éclairant article « cette problématique constitue une combinaison complexe entre idéologie et processus historique » ?
Le paritarisme est-il l’expression de la démocratie sociale ?
Le même constat peut être fait s’agissant de cette autre expression qu’est « la démocratie sociale ». Depuis toujours, elle n’a en effet eu de cesse d’être au cœur d’enjeux et de luttes idéologiques entre ces trois acteurs que sont l’État (ou les instances « gouvernantes » européennes aujourd’hui), les organisations syndicales et le patronat (c’est pourquoi il faudrait mieux parler de tripartisme pour ce qui concerne notre histoire sociale).
Devenue aujourd’hui expression fourre-tout, nébuleuse à l’enseigne de laquelle logent les réalités les plus floues, elle a d’abord été forgée par les théoriciens du mouvement ouvrier et parmi les plus illustres (Louis Blan, Jean Jaurès…).
Pour Jean Jaurès, la démocratie sociale désigne « la souveraineté économique du peuple ». En d’autres termes, elle est le complément indispensable sur lequel doit déboucher la démocratie politique. La démocratie sociale a d’abord été pensée par ces auteurs comme le moyen de rendre l’égalité entre tous les citoyens concrète. C’est précisément sur les moyens d’y parvenir que les acteurs sociaux ont toujours divergé.
En effet, comment assurer « la souveraineté économique du peuple » (Jean Jaurès) ?
Au prix de grands raccourcis et en nous plaçant directement dans la période de l’après-guerre, en instaurant, par exemple, un modèle de gestion du régime général de sécurité sociale présidé « par une majorité de salariés élus lors d’élections sociales », modèle, comme l’a rappelé Bernard Friot notamment, que n’a jamais accepté le patronat dans les faits et pour cause puisque nous ne sommes pas, à strictement parler dans ce cas, sous un « régime » de type paritaire (avec un pouvoir égal entre patronat et syndicat).
Selon cette conception donc, pour nombre d’acteurs, la démocratie sociale n’est nullement synonyme de « paritarisme » puisque pour parler de démocratie sociale « réelle », une place prépondérante doit toujours être accordée aux salariés (ou mieux encore, aux travailleurs réellement « autonomes ») dans la gestion de « leurs propres affaires ». Ainsi, accepter le principe paritaire serait déjà en rabattre gravement sur « l’authentique » démocratie sociale (nous connaissons les effets qu’auront à cet égard les ordonnances Jeanneney de 1967, qui mettront le coup fatal à l’ancien système pour le remplacer par un mode de gestion « paritaire »).
Pour beaucoup de gens, il a ainsi fallu se contenter (à tort ou à raison) d’une conception plus modeste de la démocratie sociale (sans doute plus réaliste) et admettre que le paritarisme était (ou pourrait être) l'une des formes privilégiées de la démocratie sociale (surtout lorsque l’on le sait à quel point la tutelle étatique sévira en la matière).
Mais ce n’est pas la seule, comme le rappelle fort justement Karel Yon en parlant de l’œuvre remarquable de Robert Castel, la démocratie sociale signifiait pour ce dernier également « l’ensemble des droits sociaux permettant de faire disparaître l’insécurité sociale et de garantir une intégration effective des citoyens à la communauté politique ».
Selon cette conception, démocratie sociale est aussi synonyme de citoyenneté sociale, laquelle désigne l’ensemble des droits individuels réels institués par la naissance des États-providence, qui complètent précisément les droits politiques formels ».
Le regretté Robert Castel n’en restait toutefois pas là, il en a élargi l’acception : il allie également la démocratie sociale à la « participation politique », c’est-à-dire à l’existence de « corps intermédiaires » (CESE ou autres instances sociales, sans doute au « paritarisme à la française ») dans la définition, au final, de l’intérêt général.
Ces deux acceptions (paritarisme et citoyenneté sociale) traversent aujourd’hui une crise profonde.
Démocratie sociale contre dialogue social d’entreprise ?
Les éléments du basculement se sont politiquement et juridiquement mis en place à partir des lois Auroux de 1982, ce que résume symboliquement la notion de « citoyenneté d’entreprise » (vaste programme !), c’est désormais par-là que tout doit se passer : la démocratie sociale sera toujours plus assimilée à la négociation collective d’entreprise et au dialogue social entre « partenaire sociaux » qui devront se montrer toujours plus dociles et conciliants devant les forces imposantes du « marché » (exit le conflit, c’est archaïque, le capital et le travail ne doivent et ne peuvent que s’entendre).Dans le discours patronal, les expressions « démocratie sociale » et « dialogue social » sont devenues interchangeables. La démocratie perd son caractère substantiel (comme progrès social) pour devenir toujours plus procédurale : au nom d’une conception dévoyée de la démocratie (prétendument directe et participative) et d’une philosophie utilitariste et « pragmatique » qui ne dit pas son nom, la source du droit social repose de plus en plus exclusivement sur l’entreprise, en affaiblissant les niveaux supérieurs. On dissocie ainsi le lien structurel entre droit social et république sociale. Ce faisant, c’est la citoyenneté sociale que l’on touche au cœur : chaque salarié ou travailleur devra, toujours plus par ses propres ressources, « construire » (ou pas) son parcours « professionnel » et son parcours tout court.
Avec l’explosion des inégalités, un chômage de masse qui ne recule pas (qui aura même toutes les chances d’augmenter avec les progrès de l’intelligence artificielle) et une « sécurisation » des gens toujours plus hypothétique, car de moins en moins étatique et conventionnelle parce que non rattachée à un statut (notamment collectif et défendu par le collectif), la citoyenneté sociale ne deviendra plus qu’une coquille vide pour bon nombre de citoyens, au nom de la « citoyenneté d’entreprise ». Alors que la notion même d’entreprise n’a jamais été aussi insaisissable !
Quant au paritarisme, nous nous rappelons les mots du Président Emmanuel Macron lors de sa compagne pour les élections présidentielles. Celui-ci condamnait la « gestion partiaire de la formation professionnelle jugée corporatiste, opaque et inefficace », en s’appuyant notamment pour cela sur la publication de l’institut Montaigne (« think-tank » très libéral).
De fait, avec la nouvelle « réforme » sur la formation professionnelle, loin de « réformer », même radicalement, son mode de gestion, cette dernière en organise le « déclin » (nous y reviendrons lors d'un prochain article). Nous pouvons en dire autant pour les autres domaines du paritarisme. Comme le rappelait récemment Angélique Negroni, sans le dire, le Président Emmanuel Macron « le libéral » étatise la santé petit à petit.
En effet, la santé est de moins en moins assurée par les charges sociales, la part de l’impôt (via la CSG notamment) ayant petit à petit grossi pour finir par remplacer complètement les cotisations salariales. Moins de cotisations, plus d’impôts : « la santé s’éloigne avec Emmanuel Macron un peu plus du modèle « bismarckien » assurantiel fondé sur le travail, pour se rapprocher du modèle assistanciel « beveridgien » à l’anglaise, piloté par l’État ».
Selon un auteur, ancien proche du MEDEF, les « partenaires sociaux », faute d’avoir accepté l’ouverture au marché (à l’allemande), auraient préféré demeurer dans une « zone de confort qui leur évitait, à court terme, des remises en cause difficiles ».
En bref, à trop vouloir échapper aux règles de la concurrence, « les partenaires sociaux » auraient fourni le meilleur argument à l’Union européenne (Maastricht oblige !) pour que celle-ci brise le paritarisme à la française car, conclut l’auteur, « contrairement à la croyance naïve de certains partenaires sociaux, l’Union européenne n’offre que deux voies : soit la solidarité qui relève du service public, soit la concurrence. L’espérance qu’une troisième voie mêlant structures de droit privé et monopoles est un leurre, qui a préparé le terrain à l’étatisation ».
Existe-t-il une troisième voie ? Oui, pensons-nous, et une troisième voie qui fasse taire la « fatalité ». La fatalité qui consiste à vouloir déposséder les travailleurs de leur autonomie, laquelle fatalité consiste à briser les « corps intermédiaires » ou les instantes d’intermédiation entre l’individu (de plus en plus isolé) et les forces du marché appuyées par un État qui se veut toujours plus « assistanciel ».
Il est plus que temps de puiser dans notre grande tradition en redonnant vie à une nouvelle forme de « paritarisme », qui empêchera que le capital n’absorbe tout sur son passage. Il en va de notre survie même.