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13 / 07 / 2018 | 8 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Échange entre un expert en prévention et son ami DRH au sujet de la fusion des instances représentatives du personnel

Serge, qu’il est loin le temps de nos années lycéennes où nous ne pensions guère à l’avenir, si ce n’est à nous amuser. On n’est pas sérieux à 17 ans. La vie est passée. Belle. Époustouflante parfois. Trop vite, sans doute. Nos folles équipées nocturnes me restent en mémoire. Nous étions alors accompagnés de cette belle femme brune au caractère volcanique, qui est pour finir devenue ton épouse, et de sa petite sœur, cet être magnifique qui hélas nous a quitté l’an passé, après une longue maladie. La pluie dans ce cimetière accompagnait notre peine. Te revoir après tout ce temps lors de ses obsèques a été une joie sans surprise. Tu n’avais pas vraiment changé. Nous allions pouvoir reprendre nos réflexions contradictoires. DRH, d’un grand groupe, ta trajectoire réussie te permettait à l’âge de raison de prendre du recul et d’analyser finement les récentes réformes portées en France par Emmanuel Macron. Pour ma part, ayant refusé les chemins trop définis à l’avance, j’avais dessiné, seul ou presque, par la création de Technologia, mon propre sentier de réalisation et j’abordais sous l’angle de la prévention ce vaste chantier des ordonnances.

Serge, DRH d’un grand groupe de plusieurs milliers de salariés au niveau mondial

Il est encore délicat à ce stade de mesurer les effets de la fusion des institutions représentatives du personnel (IRP) suite aux ordonnances du 22 septembre 2017. Mais elle ne vient pas sans raison. Trop d’IRP existaient en France. Chez moi, par exemple, se trouvent des délégués du personnel, des membres de divers CHSCT, de divers CE, du CCE, et ceux du comité de groupe européen (CGE). Depuis trop longtemps, on se perd dans ces méandres du dialogue social. Trop d’exagérations ont mené à cette nécessaire simplification. Il fallait réformer d’autant que les syndicalistes sont aussi souvent loin de l’entreprise. Chez moi, par exemple, ils ne sont plus assez sur le terrain mais souvent dans d’autres réunions, lesquelles ne manquent d’ailleurs pas : institutions de prévoyance, UNEDic ou encore conseil de prud’hommes. Cette complexité ne pouvait perdurer.

Jean-Claude, expert en prévention

Les représentants du personnel sont sur la plage, ils savent avec certitude qu’un tsunami social va survenir. Tu connais mon analyse mais je tiens à la préciser. Des représentants du personnel en nombre suffisant sont essentiels à la prévention des risques et à un dialogue social de qualité. Cette représentation du personnel demeure en France difficile à porter en raison d’une vision parfois rétrograde du rôle des syndicalistes. Les élus du personnel font souvent preuve d’un grand altruisme, même confrontés à l’ingratitude car ils sacrifient dans les faits une partie de leur carrière à cette fonction qu’ils portent. La représentation du personnel reste un investissement judicieux pour l’entreprise qui n’est pas une « démocratie parfaite » et dont il faut souvent réguler certaines dérives qui peuvent d’ailleurs être onéreuses pour elle. Les organisations syndicales sont indispensables pour assurer une croissance harmonieuse de long terme. Pour autant, les ordonnances du 22 septembre vont drastiquement réduire le nombre d’élus du personnel. On peut prendre une image pour caractériser le moment social actuel. Les représentants du personnel sont sur la plage, ils savent avec certitude qu’un tsunami social va survenir. Ils scrutent l’horizon et ne savent pas encore quand le rouleau dévastateur arrivera ni combien d’entre eux seront emportés. Une véritable sidération tétanise les élus sans qu’ils puissent réagir car ces enjeux ne peuvent guère être partagés avec l’ensemble des salariés, selon eux. Il faudra attendre que les effets se fassent sentir pour que la majorité des salariés puisse comprendre ce qui se joue. Près d’un mandat sur deux va disparaître d’ici 2020. À l’usine de la Hague par exemple, auparavant, 34 élus se relayaient dans cette fonction pour un périmètre très vaste, 17 titulaires et 17 suppléants, désormais ils sont 9 titulaires pour agir car les suppléants ne votent plus dans le nouveau système. Dans les prochaines semaines, les ordonnances vont déboucher sur une modification des équilibres systémiques au sein des entreprises, notamment en matière de prévention. La simplification recherchée par le législateur aura certes des avantages en termes de coûts directs mais aussi beaucoup d’inconvénients en prévention.

Serge, DRH

Aux États-Unis, quand une section syndicale est créée dans une entreprise après le vote majoritaire par référendum des salariés, le DRH est souvent viré. Tu présentes un modèle social qui est celui de l’Europe mais pas celui des Anglo-Saxons ou même de la plupart des pays, Asie comprise. Quoi qu’en pense les dirigeants des organisations syndicales qui subissent cette réforme, le Président Emmanuel Macron a fait le pari du maintien du syndicalisme comme il existe en Europe occidentale. Dans les pays anglo-saxons, le syndicalisme tend à disparaître. D’ailleurs, aux États-Unis, quand une section syndicale est créée dans une entreprise après le vote majoritaire par référendum des salariés, le DRH est souvent viré car cette création signe l'échec d'un mode de management pour les dirigeants et les actionnaires. Il faut bien comprendre que, dans ce pays, le bon DRH est celui qui permet de se passer de syndicat… Heureusement, nous n’en sommes pas là chez nous et les syndicats conservent une vaste influence. Mais il est vrai qu’il y avait trop de complexités et de lourdeurs dans le dialogue social, selon moi.

Jean-Claude, expert en prévention

Avec la rétractation du filet social de proximité que représente le réseau des institutions représentatives du personnel (IRP), certains établissements risquent même de ne plus être dotés de représentants du personnel .

Serge, DRH

Les élus doivent représenter tous les sites et services, un peu comme le faisaient les DP. Oui, c’est un risque qui doit bien être identifié. Dans les négociations en cours pour mettre le CSE en place, il y a deux logiques. Soit on considère que le CSE doit naître dans la continuité du CE et du CCE et on s’éloignera alors de la réalité du terrain, soit on considère que les élus doivent représenter tous les sites et services, un peu comme le faisaient les DP… Les deux options sont possibles. Il est vrai que les négociateurs syndicaux en place sont plutôt des membres de CCE ou CE et qu’ils auront peut-être ce prisme dans les tractations mais si on est dans le prolongement de l’activité des DP, il n’y aura pas trop de problèmes. Je fais confiance aux DIRECCTE pour corriger le tir, si besoin, et imposer une représentation adaptée qui devra tenir compte d’un maillage social de proximité, y compris dans les trois ans, avec le soutien de la jurisprudence du Conseil d'État. Sinon, en attendant, il conviendra d’enrichir le dispositif supplétif. Pour faire face à ce problème, je constate que mes collègues DRH octroient beaucoup d’heures de délégation en sus aux élus au sein des CSE. En revanche, ils sont à l’évidence très réticents à étendre le nombre d’élus protégés par la mise en place de représentants de proximité. Cette alternative n’est pas utilisée.  

Jean-Claude, expert en prévention

La disparition du CHSCT pour les entreprises de 50 à 300 salariés est pour moi un recul en matière de prévention. Le CHSCT avait un rôle essentiel voire contraignant en prévention pour les dirigeants. Cette instance spécialisée a contribué à fortement réduire les accidents mortels en milieu professionnel. On estime que ceux-ci ont été divisés par trois en vingt ans en raison de l’implication des membres des CHSCT.

Serge, DRH

Oui, mais on ne peut pas isoler cette réduction aux seuls CHSCT car les entreprises se sont beaucoup modernisées et elles ont aussi davantage investi en prévention. Le CHSCT a sans doute contribué car les gens investis ont donné d’eux-mêmes et se sont formés. À noter que le choix du gouvernement aurait pu être encore plus tranché puisque certains responsables exigeaient de la part du ministre une possibilité de se passer des syndicats dans les négociations jusqu’à 300 salariés. Mais pour la prévention, je suis d’accord ; c’est un vrai sujet à ne pas négliger.

Jean-Claude, expert en prévention

L’attrition de la spécialisation en prévention des élus du personnel au sein des futurs CSE pourrait mener à une flambée des risques psycho-sociaux. L’attrition de la spécialisation en prévention des élus du personnel au sein des futurs CSE pourrait mener à une flambée des risques psycho-sociaux au niveau national, en raison du recul de la prévention dite primaire et secondaire. Dans un contexte de pression commerciale et concurrentielle accrues, les transformations numériques des organisations du travail génèrent un cortège d’effets sur les métiers et les qualifications. Tu le sais, ces effets déstabilisent le personnel et affaiblissent les collectifs de travail. La déstabilisation numérique touche particulièrement la catégorie des cadres. Cette évolution négative pourrait se trouver renforcée en raison des faiblesses d’animation managériale et d’un manque d’accompagnement dans les changements. Cela sera particulièrement le cas en l’absence d’un changement vraiment concerté ou suffisamment partagé par les directions ou encore en l’absence d’un contrepoids suffisant à un pouvoir décisionnaire trop hâtif ou mal éclairé.

Serge, DRH

Il faut se rassurer, les DRH ne vont pas tomber dans la toute-puissance demain…

Jean-Claude, expert en prévention

Il est à craindre que la faiblesse du contrepoids syndical et la pauvreté du dialogue social ne soient plus en mesure de corriger ces évolutions négatives qui déboucheraient sur de fortes tensions au travail. Il me semble que ces dernières trouveront vraisemblablement dans l’état actuel des rapports de force macroéconomiques et politiques davantage une manifestation individuelle qu’un exutoire collectif, avec très probablement une forte propension à la somatisation pour les individus concernés.

Serge, DRH

Oui, c’est un point à redouter bien entendu pour les victimes et leur famille mais aussi pour les employeurs car il ne faut pas oublier les coûts indirects et les externalités négatives d’une conduite des gens au travail mal adaptée. Les DRH sont là pour éviter cette dérive et ils en sont conscients, comme d’ailleurs les réseaux de prévention. Les contentieux lourds (faute inexcusable au TASS, juridictions pénales etc.) affectent la profitabilité des entreprises ; il importe donc de bien situer les dérives en amont pour éviter les dégradations des ambiances de travail.

Jean-Claude, expert en prévention

Avec les équipes, nous avons réfléchi sur les grands axes de solutions afin de protéger les plus vulnérables dans ces nouvelles conditions. Il semble que les solutions se trouvent à la fois dans une meilleure formation des représentants syndicaux pour les aider dans cette mutation à mieux assurer la défense des intérêts des salariés en maîtrisant notamment les arcanes de la négociation en entreprise. Dans la rénovation de leurs pratiques en utilisant plus les outils de communication et ceux offerts par le numérique. Et par la revalorisation de l’action et des parcours syndicaux de la part des employeurs. Selon moi, les employeurs doivent aussi organiser le changement concerté.

Serge, DRH

Oui mais cela n’est pas toujours simple à faire. Très souvent, le temps nous presse.

 

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