Organisations
Agir pour la prévention des pratiques addictives au travail
Dans le cadre de sa collection de guides AGIR destinés à mieux appréhender les questions de santé et de qualité de vie au travail, Secafi publie une 13e édition à l’attention, entre autres, des représentants du personnel pour repérer le plus tôt possible des situations à risques ou difficiles et pour contribuer à mettre en place des actions susceptibles de préserver la santé et la sécurité des salariés.
Parmi ces situations et alors que se tient la semaine de la qualité de vie au travail sur le thème de la transformation numérique, il nous a semblé intéressant de porter une attention plus particulière à la dépendance numérique, une addiction de plus en plus insidieuse dans les entreprises. Revue de détail avec Christophe Gauthier, contributeur à ce 13e guide AGIR, directeur de mission et coordinateur du centre d’expertise numérique du cabinet Secafi.
Vous consacrez un chapitre entier à la dépendance numérique, ainsi considérée comme une réelle pratique addictive au même titre que l’alcool ou la drogue. Pensez-vous que les entreprises sont en capacité de l’entendre ?Christophe Gauthier : Dans les médias, la question de l’addiction ou de la dépendance numérique est de plus en plus fréquemment évoquée depuis un an. Elle est souvent abordée sous l’angle de trois sujets principaux : les jeux vidéo, les médias sociaux et le smartphone. Les chercheurs estiment que cette dépendance numérique représente entre 1 et 10 % des utilisateurs réguliers. Si la consommation numérique reste raisonnable pour beaucoup, l’on oublie que la dépendance numérique, d’une part, est une addiction au sens classique du terme puisqu’elle se manifeste, à l’instar des autres pratiques addictives décrites dans notre 13eguide AGIR, par la perte de liberté et d’indépendance dans le contrôle d’une pratique donnée et, d’autre part, elle s’inscrit dans une recherche plus vaste d’un comportement compulsif au regard des technologies numériques, comportement explicitement voulu et recherché par les grands acteurs numériques. Ces derniers sont devenus maîtres dans l’art de capter toute l’attention des consommateurs vers leurs services. Les commentateurs y font souvent référence en parlant d’économie de l’attention, celle où tous les acteurs économiques se battent pour dominer la relation avec les consommateurs, qu’ils soient particuliers ou salariés, durant leur période d’éveil. Cette recherche d’un comportement compulsif de la part de ces grands acteurs se double d’un travail méthodique pour rendre l’usage du service extrêmement fluide, ce que l’on appelle l’expérience utilisateur (UX). De pratiques marketing sophistiquées découlent des pratiques comportementales qui peuvent devenir addictives. Les salariés les amènent au bureau avec eux. C’est la première raison pour laquelle nous nous sommes intéressés à la dépendance numérique dans le monde du travail et avons réalisé une analyse spécifique dans ce 13e guide AGIR.
Car les entreprises sont souvent, malgré elles, à l’origine de la création de processus addictifs, sans toujours percevoir leurs conséquences en matière de santé ?
Christophe Gauthier : Les entreprises sont incitées à utiliser les nouveaux outils d’automatisation (algorithmes et intelligence artificielle) et sont contraintes à adapter leur modèle d’organisation en s’inspirant de ces start-ups numériques qui excellent dans la réactivité et l’innovation. Les attentes des directions sont bien connues : détecter de nouvelles sources d’optimisation des coûts, remotiver les salariés et faciliter l’appropriation des nouveaux outils et processus. Courtisées par ces grands acteurs numériques, les entreprises se tournent de plus en plus vers leurs services ou des solutions professionnelles qui copient les mécanismes compulsifs et expérientiels des outils grand public. Ces outils sont en effet devenus une référence commune ; nous les connaissons tous dans notre vie privée. Avec des astuces comme le « like » ou le « glisser-rafraîchir » (« swipe »), les entreprises sont friandes de cette réaction émotionnelle immédiate des salariés et constatent une appropriation souvent inédite, comparée à leurs projets informatiques précédents.
Ces multiples astuces d’utilisation des vulnérabilités psychologiques humaines, bien testées dans la sphère privée, au su et au vu de tous, s’invitent dans le monde du travail qui cherche à s’adapter à un monde en pleine évolution. Pourtant, l’implantation de ces outils dans le monde du travail peut s’avérer décevante sans modification de la manière d’organiser le travail. En effet, les gens ne se comportent pas au travail de la même façon que dans la sphère privée ou dans la société. En revanche, cette ouverture au monde du travail d’outils numériques a introduit un risque supplémentaire pour les salariés les plus fragiles qui peuvent basculer dans l'addiction, s’il n’y a pas une politique de prévention et d’accompagnement. Notre constat est le suivant : les entreprises favorisent involontairement les conditions d’une addiction en cumulant l’implantation dans leurs services d’outils naturellement compulsifs avec des injonctions de réactivité. Dans les environnements professionnels pathogènes ou ceux qui entretiennent un frontière floue entre les temps professionnels et le temps personnel, le risque addictif croît fortement. Là où le bât blesse, c’est qu’il est extrêmement compliqué d’identifier la responsabilité de l’entreprise. Tout s’est déroulé par étapes : la nécessité d’être sur les réseaux sociaux pour ne manquer aucun événement (comme Twitter et Instagram pour les communicants), les attentes de l’entreprise pour que ses cadres deviennent des ambassadeurs numériques ; comme, par exemple, le cas des journalistes pour lesquels il est de bon ton de relayer les papiers importants ou les commerciaux qui doivent l’utiliser pour susciter une relation clients privilégiée ; sans compter l’incitation de développer sa réputation numérique (comme LinkedIn pour les cadres). Vous conjuguez là des enjeux d’employabilité et de reconnaissance professionnelle. Petit à petit, il n’y a plus de frontière. Vous dé-doublonnez des actions personnelles et professionnelles et vous n’avez plus de limites dans vos usages numériques. Dès lors, l’entreprise entretient une relation ambiguë envers une addiction qu’elle utilise ou qu’elle condamne sur la fuite de confidentialité ou la diffamation en ligne.
Avec quelles recommandations pour les représentants du personnel ?
Christophe Gauthier : Plus les outils professionnels sont proches de votre quotidien, sous toutes leurs dimensions, plus les frontières deviennent floues entre ce qui est du domaine d’une bonne conscience professionnelle et ce qui devient du domaine de l’addiction. Face à cela, les instances représentatives du personnel ont autant de mal à pouvoir détecter et aider les gens en difficulté dans leur dépendance numérique que les alcooliques sociaux. Dans les deux cas, il y a une imbrication entre un usage professionnel (utilisation du smartphone ou obligation de repas d’affaires) et une dépendance individuelle. Comment réagir ? Il nous semble important et pertinent de traiter les facteurs de cause collective ou organisationnelle, de réfléchir à la prévention et aux plans d’action, tout en définissant un accompagnement personnalisé et individuel. Comme souvent dans le cas des dépendances, les élus du personnel sont en lien avec d’autres acteurs comme la médecine du travail pour mener ces actions de front. Nous aidons aussi les représentants salariés à mettre l’entreprise devant ses responsabilités, du fait du cumul de facteurs de risque qu’il aurait fallu anticiper et dont elle a rarement pris conscience. Reconnaissons que nous manquons tous de recul sur ces phénomènes et que nous apprenons en marchant, comme les start-ups. Par ailleurs, il importe pour les représentants du personnel de définir une approche de prévention vis-à-vis de certains publics, plus fragiles, et d’ainsi intégrer une démarche de prévention plus globale. Pour Secafi, défendre les droits numériques des salariés fait partie des attributions des représentants des salariés au même titre que les autres droits individuels qu’ils protègent dans le monde du travail.
Retrouvez les 12 premiers numéros de la collection Secafi des guides AGIR pour l’amélioration des conditions de travail.
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