Organisations
Comment SAP France pousse ses cadres supérieurs à la sortie
Cette 51ème semaine de l’année 2013 a été pour moi particulièrement révélatrice d’un processus tristement extravagant mais malheureusement existant chez SAP France. Ce mécanisme conduit la société à se séparer de ses cadres supérieurs (d’autres diraient à les gaspiller) sans scrupule. Le processus est certes assez commun. Il se retrouvera également dans bien d’autres entreprises. Il n’a rien d’innovant et n’apporte aucun avantage compétitif clef.
Mais SAP France l’applique à sa manière. Démonter le processus permet de trouver des parades de bon sens, si tant est que l’on soit décidé à agir.
Tout d’abord il faut garder quelques chiffres en tête.
- Depuis l’année 2000, SAP France a consommé 11 directeurs des ressources humaines, 7 directeurs généraux, 1 directeur administratif et financier…
- Depuis la création de la fonction en 2007, SAP France a connu 5 responsables des relations sociales (avec ou non un titre de directeur). à part 1 DRH et 1 DG, les postes ont tous été pourvus par recrutement externe.
SAP est connu pour être un champion du processus. Sur les cadres supérieurs, les opérations pourraient se résumer à ceci : augmentation de la charge, pression par les contraintes (de reporting etc.), constatation des erreurs, culpabilisation du cadre, fragilisation, sanction, évacuation. Cette démarche n’est pas sans conséquence sur la santé psychologique et physique de salariés. Les CE/DP/CHSCT de l’UES SAP France s’insurgent fort et portent le verbe haut. Mais ils rendent simultanément et après « consultation » des avis aussi impuissants et ignorés les uns que les autres.
Lundi, j’accompagne Stefanie (1) en entretien préalable à licenciement. Cadre Syntec, position 3.2, issue d’une grande école de commerce, elle a plus de 18 ans d’ancienneté. En ce moment, elle est chargée de l’intégration de son équipe dans la restructuration en cours. Son responsable hiérarchique direct (N+1) est aux États-Unis. Ça valse pas mal là-bas en ce moment. Stefanie est cadre en mission avec autonomie complète. Puis un jour arrive la catastrophe. Elle oublie de saisir 9 jours de congés dans le système informatique SAP. Un HR-BP (2) (human ressource-business partner, interlocuteur RH d’un service opérationnel) le découvre un an plus tard et lui reproche cet oubli. Elle aurait ainsi « escroqué » SAP car elle aurait violé une procédure interne ; elle mériterait un licenciement pour faute grave ! Or, au même moment, Stéfanie subit un drame familial et cruel ; elle est effondrée. Son HR-BP le sait et l’ignore. Stéfanie finit tout de même par se confier à la CGT@SAP. Les délégués interviennent auprès de la direction. Celle-ci se refuse pourtant, même après avoir reconnu l’absurdité de la situation, à annuler l’entretien de licenciement. Affaire à suivre…
Mardi, je discute avec Anne (1) pendant une heure au téléphone. C’est une senior vice-présidente EMEA de machin-chose SAP ; elle est diplômée des Mines. Elle avait eu, dans le passé, une très belle expérience commerciale chez SAP. Elle m’explique comment elle a été débauchée, en début d’année 2013, d'une autre société florissante pour s’occuper du machin-chose chez SAP. Elle a été licenciée en 15 jours. Son évacuation brutale est décrétée suite à un coup de tête de son manager direct, en poste à l'étranger, qui lui reproche d’avoir gardé, malgré son interdiction, des contacts avec un client qu’elle gérait depuis plusieurs semaines. Anne est abasourdie par ce coup dans le dos. Elle fait jouer ses relations internes. Peine perdue, celles-ci se dégonflent les unes après les autres tellement elles craignent pour elles-mêmes et pour leur propre poste.
Mercredi, c’est Gino (1) qui m’appelle. Gino est lui aussi cadre avec une très grande ancienneté chez SAP France. Titulaire d’un MBA dont il est très fier, il en a gardé un esprit d’entreprise anglo-saxon à couper au couteau tellement il est dense. Tous les salariés de plus de 15 ans d’ancienneté chez SAP France le connaissent. Il s’est engagé sans compter pour cette boîte. Aussi, quand il me dit qu’il a oublié de prendre 150 jours de congés ces dernières années, je le crois. Or, Gino est en arrêt maladie et c’est grave. Il a même fait l’objet d’une réunion extraordinaire du CHSCT. Il a des pertes de mémoire, de concentration. Il en vient à pleurer pour un rien. Gino a la cinquantaine. Son responsable hiérarchique direct depuis 3 ans, un jeune loup d’une trentaine d’années, considère qu’il ne sait pas travailler en équipe. Il ne l’a donc pas augmenté. Ce « hiérarchique » a le soutien du HR-BP du service qui partage avec lui son manque d’ancienneté. Gino avait pourtant alerté les RH et tous les HR-BP qu’il avait pu croiser de son cas et des pressions psychologiques qu’il subissait. Peine perdue, Gino est « burn-outé », mais il veut conserver son élégance ; celle qui ne fait pas de vagues. SAP France le mérite-t-il vraiment ?
Jeudi matin, j’ai la visite de Cédric (1). Il revient de la visite médicale qui a prolongé son arrêt maladie. Cela fait déjà plus de 60 jours qu’il est en arrêt. Il m’explique qu’il est en découvert bancaire depuis plusieurs mois, n’ayant pas reçu de revenus tout en conservant ses charges. C’est bizarre car le régime de prévoyance chez SAP est sur le papier très avantageux. Mais plusieurs cadres sont déjà venus me signaler qu’ils avaient été mal indemnisés : il y a toujours un dysfonctionnement, semble-t-il, entre les RH et les assureurs. Cédric était directeur de projet sur une mission particulièrement stratégique chez un client qui faisait l’objet d’un programme (faisceau de projets) stratégique. Au final, tout le monde en interne en avait stratégiquement entendu parler et beaucoup stratégiquement souffert dans ses activités. Cédric s’était donné à fond. Mais son manager n’avait pas reconnu ses efforts. Il lui avait au contraire imputé quelques erreurs stratégiques et diminué sa rémunération variable. Cédric s’est vite trouvé en état d’épuisement. Comme Gino, il a eu des pertes de mémoire et de concentration importantes. Il n’arrivait plus à réfléchir. Se sentant diminué, il a cherché à quitter SAP et s’est adressé à son HR-BP pour engager une démarche de rupture conventionnelle. Mais c’est un bon élément, SAP ne l'a pas cru et n'a pas voulu le voir partir. Cédric est libre de démissionner… Depuis Cédric est en arrêt de longue maladie, suivi par un neurologue, il récupère lentement. Quand il sera déclaré inapte, il sera sans doute licencié mais son allocation chômage ne sera pas élevée.
Ces exemples de processus de séparation des cadres chez SAP sont révélateurs d’une pratique de management usante et attentatoire à la santé des individus alors que la communication sociale interne proclame le respect et la reconnaissance des ressources humaines. Le triptyque charge de travail, individualisation, responsabilisation crée une forte pression chez les cadres supérieurs exécutants. Quand l’un faiblit, on constate de la part de son management une attaque, une culpabilisation, un éventuel pourrissement de la situation et au final, c’est l’évacuation.
Jeudi soir, j'ai lu dans la revue de presse de SAP un entrefilet extrait du Frankfurter Allgemeine. Il indique que le co-dirigeant Jim Haguemann Snabe quitte en fin d’année son poste opérationnel. Il pourrait recevoir 15 millions d’euros pour ses 3 ans d’activité et il serait nommé au conseil de surveillance de SAP. Comme quoi, SAP sait se séparer de ses cadres avec ou sans ancienneté.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Une fonction qui mériterait une étude particulière et approfondie.
- Santé au travail parrainé par Groupe Technologia
Afficher les commentaires