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15 / 10 / 2010 | 18 vues
Rémi Aufrere-Privel / Membre
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« Cheminots » : la vie réelle des travailleurs du rail

Sortie nationale le 17 novembre 2010 du film Cheminots. Le documentaire « social » est assurément un art difficile. Mais avec un sujet comme le transport ferroviaire, nul doute que le spectateur curieux trouvera un grand intérêt à regarder sans jamais s’ennuyer le film (80 minutes) réalisé par Luc Joule et Sébastien Jousse, qui a pour titre un mot qui résonne fort à l’oreille de n’importe quel citoyen.

Au moment où d’aucuns accusent cette profession de, au pire, les « prendre en otage » ou, au mieux, d’être des « privilégiés », ce morceau de vie, brut et sans maquillage, est riche d’enseignements pour n’importe quel curieux de voir le monde tel qu’il est et non à travers des médias souvent contrôlés (et commandés) pour nous faire accepter l’air du temps, celui de la résignation.
 
Les cheminots seront bien sûrs intéressés mais l’ouvrage a une vocation plus large que cet auditoire déjà important.

  • The Navigators, réalisé par Ken Loach, avec un scénario écrit par Rob Dawber (cheminot syndicaliste), dépeignait le cauchemar bien réel de la privatisation désastreuse des chemins de fer au Royaume-Uni et le formidable gaspillage humain et financier, encore d’actualité aujourd’hui.

 
Sans scénario, sans comédiens, Cheminots nous dévoile la vie réelle de cheminots sur la région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Ils sont filmés souvent en plan resserré, choix privilégiant l’inclusion du spectateur dans le film. Choix délibéré bien sûr mais qui n’est pas manipulatoire car il n’y a pas là de textes ni de scènes écrits et prescrites.
 
Une seule modeste « préparation » : la présentation du film de Ken Loach à des cheminots travaillant sur les voies. Le passage montre combien la France se rapproche du « modèle britannique » : les visages se ferment, blanchissent et la colère s’affirme devant la réalité de leur situation. Voilà, nous y sommes : il n’y a (presque) plus de différences entre nous et eux !
 
Le film est bien monté car il ne montre pas de signe de faiblesse dans le rythme. Il nous rappelle la naissance des chemins de fer, avec une convention collective commune aux compagnies au début du XXème siècle, et une fraternité ouvrière sans faille. Il est aussi la marque de l’attachement des cheminots au service public ferroviaire républicain.
 
Les travailleurs du rail l’ont bien prouvé. Par une fierté d’agir pour la collectivité nationale, ce qui forme le fond du « service public », au service de l’intérêt général.
 
Leur preuve de républicanisme a aussi été concrétisée par leur engagement dans tous les mouvements politiques et syndicaux progressistes, y compris dans la résistance passive et active durant la période noire de la dictature de Pétain et de l’infâme « État français ».
 
Nonobstant ceux qui aux États-Unis (et aussi en France), pris par leurs intérêts commerciaux (et religieux) assumés, s’attachent à opérer une nouvelle écriture de l’histoire, confinant au révisionnisme abject lorsqu’il conduit à affubler les cheminots et la SNCF de l’ignominieux « crime contre l’Humanité », Raymond Aubrac apporte utilement la marque de son engagement de résistant, et de fervent défenseur des idéaux, principes et programmes formidablement modernes du Conseil National de la Résistance. Principes qui gênent tant les « marchés financiers » et ses flamboyants thuriféraires Alain Minc, Denis Kessler et bien d’autres.
 

  • Mais le film a aussi une autre vertu très actuelle : celle de nous demander quel chemin de fer nous voulons aujourd’hui et demain.

Le film montre des cheminots « du terrain » et à une seule reprise l’expression de la direction (durant une remise de médailles du travail). C’est aussi un choix logique des réalisateurs. La communication d’entreprise est suffisamment habituelle et bien financée pour ne pas trouver ici un nouveau support. Mais cette direction n’est point agressée. On notera toutefois le zèle méprisable de certains dirigeants de la SNCF, comme pour l’établissement de la gare de Montdauphin-Guillestre.

  • Le dirigeant de l’établissement a ordonné aux cheminots de la gare de ne pas répondre aux questions des réalisateurs lors du tournage. Et comme le principe retenu fut celui de filmer les agents sur leurs lieux de travail durant leur temps de travail, le spectateur ne verra que quelques images du quai de cette gare.

 
Il est vrai que la première réaction du service national de communication de la SNCF fut un refus ferme pour toute autorisation de tournage car il y avait des « éléments compromettants » (sur les effets de la libéralisation et les coûts réels). Avant de comprendre (ou plutôt d’accepter à regret) l’objet du film et le partenariat cinématographique avec le comité d’entreprise régional de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui poursuit très utilement son activité d’éducation populaire par la résidence d’artistes qu’il engage chaque année.
 
Méconnaître (ou ne pas percevoir) le rôle des institutions représentatives du personnel montre combien le fossé s’agrandit entre dirigeants et salariés de l’entreprise publique ferroviaire et que la communication interne s’effectue sans la plus grande partie de ses salariés.
 

  • Le film Cheminots intervient d’ailleurs à un moment très propice. La direction de la SNCF s’apprête à diffuser à tout son encadrement un film de « motivation – ouverture du débat » (= propagande), s’affichant pédagogique, sur l’évolution de l’entreprise, la nécessité d’une plus grande compétitivité, d’une mobilité durable multimodale et déployée, et du chiffon rouge de la concurrence, agité fort à propos.

Au-delà du « métier » de cheminot, le film nous montre que le sens du travail est remis en cause par des organisations du travail et des stratégies managériales qui méprisent l'homme et la femme au travail dans les entreprises privées et publiques. Cette impression funeste de n’être devenu qu’un « tourne-bouton », de ne plus connaître le « travail de l’autre » pour l’aider dans le cadre du collectif de travail bien indispensable à l’efficacité du chemin de fer, par la nature « réseau » et « service public », des mots absents du vocabulaire managérial actuel.
 

Libéralisation, cloisonnement, externalisation, privatisation, patrimoine public, partenariat public-privé, solidarité, individualisme : autant de mots qui atteignent souvent le spectateur de Cheminots comme des claques qui frappent de plus en plus fortement.
 
Le film place le spectateur-citoyen au bord du précipice. Là où il faut prendre la décision d’accepter, suivant le fatalisme ambiant, de marcher (en sombrant) ou de réfléchir et de décider de rebondir par le réveil de notre conscience, comme le constat des réalités économiques qui s’opposent à la libéralisation et la privatisation de notre chemin de fer. Et retrouver ainsi l’optimisme des générations en marche…

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