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“L’idée, c’est de glisser un pied dans la porte du client, et de ne plus le laisser la refermer”
Nina (1), 23 ans, est télévendeuse, malgré elle.
Je travaille depuis mon bac littéraire, passé en Algérie. Ma première mission d’intérim dans le téléconseil a débouché sur un CDI de 25 heures, pour gérer des réclamations. Je me faisais insulter à longueur de journée par les clients. Et puis, j’avais trois heures de transports. J’ai fini par démissionner.
Après avoir cherché pendant des mois, j’ai réussi à enchaîner deux missions d’intérim, comme manutentionnaire. Sans suite. C’est dommage, parce que la fatigue physique vaut mieux que la fatigue morale, je trouve : même épuisée physiquement, je peux me motiver, aller au-delà. Alors que, fatiguée moralement, je ne peux plus rien faire.
Le choix d’une « fatigue morale »
J’ai cherché à nouveau un travail, pendant plus d’un an, écumant les agences d’intérim de la région. Alors, le jour où une agence m’a appelée pour m’annoncer que ma candidature était retenue pour une formation suivie d’une mission d’intérim, et sans doute d’un CDI, ça a été un nouveau départ pour moi. Certes, c’était encore dans la télévente, et je m’étais juré de ne plus en faire, mais la formation m’a redonné confiance en moi, après avoir essuyé tant de refus.
Menaces et infantilisation
Le problème, c’est que cette formation géniale ne durait que deux semaines. Et, qu’ensuite, sur la plateforme, chez un sous-traitant d’un opérateur téléphonique, les méthodes de management n’étaient plus du tout les mêmes : si la formatrice cherchait à nous rassurer, à nous montrer que nous avions des compétences, les superviseurs, eux, jouaient à nous faire peur, et à nous menacer si nous n’atteignions pas les objectifs.
Pour nous motiver, ils affichaient la photo du meilleur vendeur, nous demandaient de nous applaudir nous-mêmes à chaque vente, et nous faisaient gagner des tickets à gratter ! Comme si ce n’était pas infantilisant…
300 appels par jour
Il fallait passer près de trois cents appels par jour, pour vendre des forfaits de téléphonie fixe à des gens qui en avaient déjà un, puisqu’on les appelait justement sur un téléphone fixe. Et il fallait les convaincre que nos forfaits étaient les meilleurs, alors même que ce n’était pas toujours le cas. Nous devions par exemple convaincre les petits vieux qui passent peu d’appels que nos forfaits leur feraient économiser quelques euros par an, que ce n’était pas négligeable, et qu’il fallait vraiment y souscrire.
Le tout en un minimum de temps. Car l’ordinateur mesure tout : le nombre d’appels passés, la durée des appels, le temps entre les appels -qui ne devait pas dépasser quinze minutes par jour au total-, le nombre de forfaits vendus, les motifs de refus des prospects, etc. Et si tous nos résultats ne rentraient pas dans les moyennes, nous étions convoqués.
Ne parler qu’au présent, et à l’affirmatif
Pour nous aider, nous avions un script pré-écrit qui défilait à l’écran, à répéter à chaque prospect. L’idée, c’est de glisser un pied dans sa porte, et de ne plus le laisser la refermer, de l’hypnotiser pour le faire souscrire à l’une de nos offres.
Pas seulement au travail, c’est ça le problème.
Pour cela, nous avions des techniques : il ne fallait parler qu’au présent, et à l’affirmatif. Pour ne pas semez le doute dans son esprit, paraît-il. Ne pas dire, par exemple, ”ne vous inquiétez pas”, qui risque de lui faire penser qu’il aurait des raisons de s’inquiéter, mais ”je vous rassure”. Ne pas utiliser de mots négatifs non plus. Par exemple, quand le prospect dit qu’il a déjà eu des problèmes chez nous, il faut lui demander quels genres de ”problèmes” il a eu, sans employer ce mot. On peut lui demander : ”pouvez-vous m’en dire plus ?”. D’ailleurs, c’est une formule très pratique, qui peut s’utiliser pour répondre à n’importe quelle “objection” (c’est le terme consacré pour désigner toute tentative polie de refus, genre “ça ne m’intéresse pas”, “j’ai déjà ce qu’il faut”, etc. ). Ca s’apprend vite, et on finit par changer sa manière de parler, et de penser finalement. Pas seulement au travail, c’est ça le problème.
Un système d’écoutes
Mais impossible d’y échapper : les superviseurs peuvent nous écouter à tout moment, sans nous le dire, pour vérifier que nous répétons bien le script et les réponses toutes faites, tout en adaptant notre ton et notre vocabulaire à chaque interlocuteur. Comme si nous étions de vulgaires animaux, qu’il faut surveiller. Entre être humains, il y a un minimum de confiance normalement, non ?
Au bout de quatre mois, j’ai été remerciée. Comme les trois quarts des collègues qui ont commencé la formation avec moi, et à qui on avait promis un CDI.
Maintenant, je ne veux plus entendre parler de télévente. Mais ma conseillère ANPE me dit que c’est le secteur dans lequel j’ai de l’expérience, et le plus de chance de décrocher un emploi…
(1) Le prénom a été modifié, à la demande de l’intéressée