L'obligation de formation peut difficilement être respectée sans une véritable culture de formation au sein de l'entreprise
L'obligation de former tous les salariés des grandes entreprises (plus de 50 salariés)
En novembre 2018, quelques mois après le vote de la loi réformant la formation, un spécialiste du droit de la formation, Jean Marie Luttringer, publiait l'une de ses chroniques intitulée « L’abondement correctif au CPF, épée de Damoclès pour les entreprises occupant 50 salariés et plus ». Plusieurs fois reportée (juin 2020, décembre 2020 puis juin 2021), cette épée de Damoclès pesant sur les entreprises de plus de 50 salariés sera définitivement installée à compter du vendredi 1er octobre 2021.
Depuis 2014, beaucoup d'entreprises n'ont pas pris la menace d'une sanction de 3 000 € par salarié non formé au sérieux.
Jusqu'à aujourd'hui, les seules formations obligatoires en France relevaient de deux catégories : les formations à l'hygiène et à la sécurité (qui participaient de la politique de prévention des risques professionnels de l'entreprise) et les permis et habilitations (qui conditionnaient la capacité à exercer une activité). Selon le CEREQ, « les formations obligatoires et réglementaires constituent le premier poste de dépense des entreprises en matière de formation. Les entreprises des secteurs traditionnellement les moins formateurs ainsi que les salariés les moins qualifiés sont les plus concernés ».
D'autres formations pourtant fondamentales, comme celles participant de la lutte contre l'illettrisme (et désormais l'illectronisme), ne faisaient pas partie des formations obligatoires (n'obligeant ni l'entreprise ni son salarié illettré à se former).
En dehors de ces formations obligatoires (en l'absence desquelles l'employeur peut être condamné en cas d'accident du travail, par exemple), les employeurs n'avaient que l'obligation de consacrer un montant de dépenses (relativement faible) pour la formation jusquà 2014. Cette cotisation pour formation variait de 0,55 à 1,6 % de la masse salariale en fonction de la taille de l'entreprise.
La loi sur la formation de mars 2014 a renversé la notion d'obligation de formation (pour les plus de 50 salariés) en contraignant les entreprises à désormais former et gérer les parcours professionnels de chacun de leurs salariés (pas seulement les cadres ou les plus qualifiés) sur un laps de temps de six années.
En contrepartie de l'abandon du droit à la formation (DIF) par les employeurs, les pouvoirs publics décrétèrent que ces mêmes employeurs devaient former chacun de leurs salariés sur un cycle de six années (2014-2020 puis 2020-2025). Cette obligation de formation nécessitait de remplir au moins deux conditions (qui ont évolué entre les lois de mars 2014 et celle de septembre 2018) :
1 - avoir organisé un entretien professionnel bisannuel (qui soit distinct de l'entretien annuel d'évaluation), donc tous les deux ans soit au total trois entretiens entre mars 2014 et mars 2020 ;
2 - et avoir formé chaque salarié ou l'avoir promu (ou augmenté individuellement conditions de 2014) ;
2 bis - ou avoir formé chaque salarié sur une formation autre qu'obligatoire.
Pour mener cette obligation à bien, la première difficulté résidait dans les changements opérés entre les réformes de la formation de 2014 et celle de 2018. En 2014, la pénalité formation (appelée « abondement CPF correctif ») était double : une pénalité en heures de CPF (100 heures ou 130 heures de CPF portées au crédit du compte formation du salarié) et le règlement de 3 000 (ou 3 900) euros à l'OPCA pour une éventuelle réalisation de ces 100 ou 130 heures de formation CPF.
En 2018, la pénalité relative à la formation (toujours un abondement CPF correctif), ne pouvant plus être exprimée en heures de formation, l'abondement devenait unique et n'était plus exprimé qu'en euros (soit un abondement unique de 3 000 €). Le versement des 3 000 € n'était plus porté dans un pot commun pour la branche professionnelle (OPCA) mais sur le compte individuel CPF du salarié (s'il disposait de 2 500 euros en 2020, son compte serait crédité de 3 000 € supplémentaires, soit 5 500 € au total fin 2020 ou début 2021).
Cette obligation de formation pourrait entraîner d'innombrables interprétations, questions et contentieux de la part des salariés, des employeurs et des représentants du personnel.
- Les textes de loi de 2014 et de 2018 sont ambigus, imprécis et se contredisent en partie. Pour chaque salarié, les entreprises sont censées pouvoir choisir entre l'application des critères de 2014 et ceux de 2018 (afin d'éviter de sembler avoir créé un droit rétroactif pour les salariés).
- Sur les entretiens professionnels, la réalisation de ces entretiens est souvent complexe à mettre en œuvre : quelle obligation réelle pour les petites entreprises ? Quelles traces de l'entretien professionnel ? Quelles suites à un entretien professionnel ? Qui mène ces entretiens ? Que faire en cas d'entretien manqué ou refusé ? Quelle expertise détiennent les managers ou les services des RH pour mener ces entretiens ? Quels outils SIRH utiliser pour les tracer ? Quelles possibilités de réaliser entretiens annuels et entretiens professionnels coup sur coup ?
- Sur les parcours formation, qu'est-ce qu'une formation non obligatoire (seul critère valable depuis 2020) ? Quelle durée minimale de formation prendre en compte sur six années (2 heures ou 100 heures) ? Les formations doivent-elles obligatoirement être certifiantes ou diplomantes ?
Cette ambitieuse obligation de formation peut difficilement être respectée sans une véritable culture formation au sein de l'entreprise.
L'absence de culture de formation touche environ 90 % de nos entreprises (source le CEREQ et la DARES) en France. L'obligation de gestion des formations cueille donc à froid un monde professionnel à la fois fragilisé par les crises économiques, sociales et environnementales et une société de l'information qui change la donne dans le monde du travail (changements fréquents, environnement professionnel instable, numérisation, globalisation, délocalisation, travail à distance, confinement, pass sanitaire etc.).
Sur les abondements correctifs de la formation, les grandes entreprises pourraient pour la plupart être prises en défaut.
Beaucoup d'entreprises n'ont pas pris les mesures des changements organisationnels et culturels que la nouvelle obligation de formation de 2014 impliquait au sérieux.
Comprendre et intégrer l'obligation de formation nécessite une grande intelligence et une compréhension sociales pour les prochaines années :
- de la part des entreprises et de leurs services de RH qui doivent intégrer que l'obligation de formation n'est ni lointaine (six ans) ni n'a de chance d'être abandonnée ou oubliée à la prochaine réforme ;
- de la part des pouvoirs publics qui, face à un contexte économique mouvant et difficile, des entreprises endettées et peu profitables, devraient donner des instructions de modération et de retenue aux directions régionales du travail (DREETS) ;
- de la part des syndicats qui peuvent certes mettre la plupart des grandes entreprises en difficulté (aucune ou presque n'aura formé chacun de ses salariés pendant une centaine d'heures sur six ans, beaucoup ne pourront prouver la simple tenue des entretiens professionnels) ;
- de la part des salariés eux-mêmes qui pourraient certes exiger le paiement de leur « chèque formation » de 3 000 € mais qui doivent intégrer que, même financé, le CPF serait réalisé sur leur temps libre et qu'il n'est pas un livret de caisse d'épargne (la formation peut et doit se faire avec l'employeur, pas contre lui).
La solution pour éviter la chute de cette épée de Damoclès du bilan de six années passera par un changement de posture face à la formation.
- Pour les directions : s'engager à fortement développer les compétences (sur le temps de travail) de tous les salariés (au moins 20 heures par an, soit 120 heures sur 6 années).
- Pour les managers : faire de la formation un outil de promotion et de développement des compétences et se donner la peine d'accompagner chacun de leurs collaborateurs.
- Pour les syndicats : faire de la formation un outil de dialogue et de promotion afin d'améliorer à la fois le travail, les compétences et la profitabilité des entreprises (sans laquelle aucun progrès social ne sera plus possible).
- Pour les salariés : s'engager dans des efforts durables de formation, y compris hors temps de travail. Passer une partie du temps libéré par les 35 heures à apprendre, s'adapter et changer pour évoluer professionnellement (en lien avec l'employeur et le travail).
- Pour les pouvoirs publics : donner l'exemple en formant bien plus et bien mieux les 6 millions de fonctionnaires qui ne peuvent pour l'instant pas utiliser leurs 150 heures de CPF, restaurer une Éducation nationale qui prépare réellement les jeunes au monde professionnel etc.
Le ratage de la première édition (2014-2020) des parcours professionnels n'augure pas d'un sombre avenir si le monde du travail est capable d'enfin accorder toute sa place à une formation se déroulant « tout au long de la vie ».