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06 / 02 / 2025 | 30 vues
Adelphe De Taxis Du Poet / Membre
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En finir avec la gouvernance par les nombres : pour une autre conception de la valeur

L’Economie sociale et solidaire, fille de la nécessité et force d’innovation

 

L’ESS a le vent en poupe au niveau international, l’ONU nous le rappelle. Plus qu’en France, où elle pèse pourtant plus de 10 % du PIB et plus de 2,5 millions d’emplois, contribuant notamment à la cohésion sociale, si fragilisée aujourd’hui.


Rien d’étonnant à cela car en période de crise, et celle que nous traversons est structurelle, les régularités antérieures n’assurant plus leur rôle, notamment celles sur lesquelles repose l’économie, de nouvelles formes institutionnelles se cherchent, rouvrent le champ des possibles et redonnent force et vigueur à la dimension politique de l’action publique, citoyenne, des modes de consommation, de production,… l’ESS est, dit-on, fille de la nécessité et force d’innovation.


C’est un trait partagé avec le capitalisme que sa logique pousse à investir sans relâche de nouveaux domaines des relations humaines pour les transformer en opportunités de profit, quand l’ESS promeut, elle, une innovation répondant à des besoins sociaux, visant l’émancipation des personnes.


Relativement antagonistes, ces dynamiques renvoient aussi à des tensions entre forces sociales, intérêts économiques et régulation politique, notamment par l’Etat, censément garant de la cohésion de la société. ESS et capitalisme ont ainsi partie liée, tant ce dernier s’articule à des économies qu’il domine (économies domestique, d’extraction et des pays dits périphériques, sociale et solidaire,…) lesquelles en retour influent, dans le temps et dans l’espace, sur ses formes d’existence. S’agissant de l’ESS, l’histoire en témoigne amplement.

 

Elle pose la question non pas tant de la capacité de l’ESS à constituer un mode de régulation se substituant au mode actuel, ni de savoir ce que les économistes en « pensent », mais plutôt de tenter de cerner ce qui dans les innovations aujourd’hui portées par l’ESS peut constituer - dans ses relations avec les mouvements citoyens, voire les forces « progressistes », mais aussi avec l’Etat et l’économie capitaliste - des embryons de ces formes institutionnelles à inventer, pour voir émerger un nouveau mode de régulation durable au sein duquel elle jouera son rôle. En effet, ces innovations ne peuvent être comprises hors du mode de régulation qui les surdétermine et qu’elles soutiennent, tout en conservant, plus ou moins, leur spécificité.

 

Une réponse humaniste au capitalisme

 

Ainsi, la IIIème République a vu se créer les premières réalisations et les cadres juridiques de l’économie sociale (associations, mutuelles, coopératives,..), en réaction aux conditions de vie misérables de la classe ouvrière et à l’hubris d’un capitalisme industriel encore loin d’être instable, dans des alliances ambivalentes avec les forces progressistes. Le Front populaire, sous l’impulsion des lois sociales (40 h/semaine ; congés payés), avec le concours actif des partis et syndicats ouvriers, voit exploser le nombre d’associations culturelles, sportives et de tourisme social dont certaines perdurent aujourd’hui.

 

Cela préfigure les « trente glorieuses » qui ont reposé sur une régulation largement nationale et sur un « rapport salarial » stable. Elles ont à la fois constitué l’acmé de l’ESS dans de nombreux domaines, notamment associatifs (éducation et éducation populaire, médico-social, tourisme social,…), mais également sa subordination à un Etat social très présent, qu’il s’agisse de la protection sociale – désormais étendue et obligatoire, au grand dam des mutuelles -, de la régulation des relations de travail, du soutien à la consommation de masse,… grâce à un « compromis salarial » passé avec les organisations syndicales et largement piloté par l’Etat.

 

L’avènement progressif d’un individualisme consumériste, porté par le fordisme, puis la transformation de l’appareil de production avec la crise systémique ouverte en 1973 (désindustrialisation, explosion des services, chômage structurel,…) fragilise le caractère « collectif » de l’ESS et marque la fin d’un âge d’or de cette économie de plus en plus concurrencée par des entreprises valorisant cet individualisme remettant en cause les solidarités antérieures.

 

Des logiques financières qui impactent l’ESS

 

Car succède peu à peu au fordisme un régime d’accumulation dominé, non plus par le « rapport salarial » mais par une finance internationale où la « valeur actionnariale » l’emporte sur toute considération et impacte l’ESS de plus en plus soumise à des formes de concurrence interne, mais aussi d’entreprises capitalistes affichant une « modernité » dont l’ESS serait dépourvue.

 

Ce « grand remplacement », légitimé par la victoire idéologique d’un néo-libéralisme promu par l’école de Chicago, passe par une transformation des capacités régulatrices de l’Etat. Soumis au new public management, l’Etat de droit devient acteur du « démontage » des arrangements institutionnels antérieurs, organisant la marchandisation de nombreux services publics ou d’intérêt général, au profit du « marché », de la « gouvernance par les nombres », d’un « économisme triomphant » qui prennent une dimension politique prépondérante.

 

L’invention de l’insertion par l’économique à la fin des années 1970, introduisant des formes juridiques commerciales, SA, SAS, dédiées à la lutte contre un chômage devenu structurel et massif marque une première rupture au sein d’une économie sociale définie, entre autres valeurs, par sa non lucrativité ou par une lucrativité limitée, par une démocratie interne et incarnée dans des statuts spécifiques. L’intégration de ces entreprises à statut commercial comme nouvelle famille d’une économie sociale et désormais solidaire – après d’âpres débats internes - marque une rupture dans les représentations car désormais des entreprises « traditionnelles » se revendiquant du « marché » comme vecteur d’insertion professionnelle rejoignent l’ESS

 

Un peu plus tard, en écho à l’attrition des capacités de l’Etat et à la prévalence de la logique financière, s’organise la montée en puissance du rôle des entreprises capitalistes en matière d’intérêt général avec la création des fondations et fonds de dotation, sans but lucratif, reconnues elles-aussi comme famille de l’ESS.


Corrélativement, une nouvelle dynamique émerge, portée par de nouvelles générations d’entrepreneurs, souvent individuels, s’inscrivant explicitement dans une logique de marché - et dans les formes juridiques conventionnelles de l’entreprise – qui font de la lutte contre le changement climatique, les phénomènes d’exclusion, l’objet social de leur entreprise tout en fixant des règles strictes de partage de la valeur.


Également intégrées à l’ESS, ces entreprises sociales offrent des opportunités d’investissement à la finance solidaire, autre innovation née de la crise du fordisme et de la montée en puissance de cette régulation financière en réaction à la perte de puissance de l’Etat. Car une finance solidaire se développe (épargne salariale solidaire, outils dédiés,…), avec l’appui déterminant des organisations syndicales, qui voit des formes d’auto-régulation se créer ( FAIR, CIES).

 

Ambivalente et diverse, cette finance contribue de façon significative à la croissance de l’ESS par l’affectation d’une fraction de l’épargne à des sujets d’utilité sociale et non plus seulement en réponse aux besoins du capitalisme.


Mais elle contribue aussi à son ancrage dans les modes de financement marqués par cette « gouvernance par les nombres » et la logique du « modèle économique » traditionnel. Portée par des institutions dédiées ( foncières solidaires, fonds d’investissement,…), cette finance est aussi investie par les banques commerciales y voyant un nouveau marché, mobilisant leur expertise financière (qui s’enrichit de ces approches nouvelles) et répondant aux aspirations d’une fraction de la population à donner « du sens » à son épargne – autre que la seule rentabilité financière.

 

Une gouvernance par les nombres ?

 

L’une des conséquences les plus notables de ces évolutions est le développement de la mesure des impacts, souvent réduits à des indicateurs quantitatifs, outil aussi bien de pilotage interne, stratégique - légitime - de l’activité que de contrôle externe par les financeurs – plus discutable si le projet initial est soumis à des injonctions financières qui le remodèlent- mais pratiques en l’absence de débat collectif sur leur pertinence.

 

Tout ceci concourt, en écho aux politiques publiques, à la diffusion de la culture de l’efficience financière, dominée par cette « gouvernance par les nombres », à la réduction de l’ESS à une vision purement quantitative, à la mise en concurrence de ses acteurs tout en favorisant, malgré tout, sa croissance. Une nouvelle étape est franchie avec la création des « contrats à impact social » (CIS) où les investisseurs institutionnels décident du choix des projets, de la prise de risque, l’Etat, partenaire second, étant garant, ironiquement, de la privatisation des pertes !

 

Marquant l’effacement du rôle de l’Etat et l’abandon de toute politique publique ambitieuse, évitant de traiter les sujets les plus difficiles, standardisant par la réduction de l’ambition et du risque, ces contrats ne sont qu’une forme dégradée de l’action sociale ou collective, qui plus est lourde et coûteuse à mettre en place.

 

Aujourd’hui, où en est-on ?

 

L’ESS devenue très plurielle s’est adaptée au mode de régulation dominant et bénéficie d’une actualité que justifie amplement l’urgence à trouver un autre mode de développement. Or, cette situation porte une série de traits qui mènent à s’interroger sur un mouvement de « ré-encastrement de l'économie dans la société », dépassant l’ESS où elle peut jouer un rôle précurseur si une bifurcation s'engage.


Cela est loin d'être acquis avec le retour en force des populismes partout dans le monde et les résistances d’un capitalisme “extractif” et financier de plus en plus agressif. De surcroît, ces traits sont complémentaires, esquissant la possibilité d’une limitation ( d’un dépassement ?) de la régulation économique par la valeur actionnariale ou le seul marché, sans pour autant en dessiner une cohérence systémique.

 

L’ESS dans les territoires, une évidence

 

En premier lieu, le retour du territoire, terrain de prédilection de l’ESS et niveau de régulation mésoéconomique intégrant d’autres critères que la seule rentabilité financière. Ce retour se traduit par des formes d'institutionnalisation de dynamiques territoriales très diverses, qu’il s’agisse des SCIC, des PTCE, mais aussi des différents “programmes” ou “plans” ( PAT, PTS, TZCLD,…) qui associent, par nature, de très nombreuses parties prenantes, dont souvent les collectivités locales, les entreprises de l’ESS, mais aussi le “tissu économique “ local, les organisations de la société civile pour prendre en charge de façon collective des enjeux territoriaux spécifiques.


Ce retour, et c’est la deuxième tendance, ouvre la possibilité d'invention de formes de démocratie en acte, sans angélisme – le pouvoir n’est pas également distribué ! -, ancrées dans la réponse aux besoins ou problèmes locaux.


Ainsi apparaissent de nouvelles formes de démocratie participative face à une démocratie représentative en panne : les conventions citoyennes nationales, telle la convention citoyenne sur le climat (CCC) ou locales, les budgets participatifs, pour limités qu'ils soient, les mouvements citoyens, mais aussi la recherche de la démocratie en entreprise, voire l’émancipation des salariés ( SCIC, SCOP, CAE, TZCLD,…) illustrent ce mouvement.

 

Quelle mesure de la place de l’ESS : qui, quoi, pourquoi, comment ... ?

 

Liées à ces deux évolutions - et en dépit des forts vents contraires des réalités alternatives – apparait la nécessité d'un appareil scientifique de production de données pour étayer les choix démocratiques ; cela a été criant lors de la Convention Citoyenne sur le Climat où le débat a été organisé entre experts et citoyens, débouchant sur des propositions qui auraient dû faire l’objet d’un débat national et parlementaire, articulant ainsi démocraties représentative – qui en serait enrichie - et participative. Il en est de même des conventions locales qui s’appuient sur des données scientifiques locales.

 

La mise à disposition de "data" publiques va dans le même sens. La mise en place d’une comptabilité micro-économique, balbutiante, non seulement en partie double mais de double matérialité, intégrant le coût de régénération de la nature et de la force de travail, requiert également la mise à disposition d’outils scientifiques, accessibles à tous.

 

Par ailleurs, audelà de la mesure des impacts encore à développer comme outil de pilotage stratégique - qui nécessitent aussi un appareil scientifique ET des démarches démocratiques - se posent les questions de "ce qui a de la valeur", de “par qui et comment elle est définie et mesurée”, de “comment elle se traduit de façon opérationnelle et quelle place occupe-t-elle dans le pilotage de toute activité”.

 

Au niveau macro-économique, le débat sur la valeur est déjà ancien, N. Sarkozy luimême s’en était saisi.

 

La montée en puissance de régulations méso-économiques rouvre différemment le sujet, introduisant une pluralité d’acteurs et de mesures, au-delà de la seule dimension quantitative, approches que, notamment, le monde associatif – tout au moins une fraction – pratique, au niveau micro… Ainsi, par exemple, les systèmes d’échange de savoirs ou les accorderies, dispositifs d’échanges de services ou de temps construisent des modes d’appréhension non marchands de la valeur fondés sur le respect, la réciprocité et des règles de régulation démocratiques.

 

Savoir évoluer dans un monde en mutation Dès lors, prendre à bras le corps le chantier de la valeur, déjà entr’ouvert (cf. par ex, les travaux de la Fonda, du Labo et de l’AVISE) aurait l’intérêt, par ailleurs, et ce ne serait pas le moindre de ses mérites, d’introduire la possibilité d’un autre regard social sur ce qui fait la richesse des nations et l’ambition d’une société, en sus de la recherche du changement d’échelle d’une part, et de la diffusion des innovations sociales, d’autre part.

 

Y associer une réflexion sur la “valeur” des services publics, comptablement mesurés par leur coût, ou, dit autrement, dont la valeur ajoutée est égale à leur coût, articulant prise en compte des attentes citoyennes et approches scientifiques, illustrerait les convergences, sinon naturelles du moins structurelles entre ESS et économie publique.

 

Enfin, jeter un coup d’œil aux entreprises qui s'engagent confusément et marginalement dans ces voies sous injonctions politiques et tâtonnements pratiques prudents - car le capitalisme n'est pas non plus homogène, traversé par ses propres contradictions (cf la CSRD, les “entreprises à mission”,..)- , pourrait offrir un utile contrepoint conceptuel… et l’opportunité d’alliances territoriales concrètes au profit d’une société d’un ré-encastrement de l’économie s’éloignant de cette gouvernance par les nombres et la ”valeur actionnariale”…

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