Droit à l’information scientifique : comment limiter les conflits d’intérêts et les manipulations ?
L’instauration du confinement le 17 mars 2020 à midi, a été l’occasion d’une expérience de communication inédite au niveau national pour la population française. Tous les médias se sont attachés à rendre compte en permanence de la progression de l’épidémie Covid-19. Ainsi, a été imposé le rituel de l'annonce quotidienne du nombre de ceux qui avaient succombé à la maladie et de ceux qui étaient hospitalisés, tous réduits au strict décompte de chiffres égrenés chaque soir.
En bref, les médias ont répondu à une forte attente de la population en matière d’information. En effet, la population confrontée à la mort et aux risques de contamination avait besoin de comprendre et de mesurer grâce à l’information fournie les avancées scientifiques pour constituer des parades au virus.
Les télévisions ont plus particulièrement mis en avant des médecins, le plus souvent confirmés et bénéficiant d’une large expérience dans leur domaine. Ces professeurs en médecine, médecins, biologistes, virologues, infectiologues, pneumologues etc. se sont succédés sur les chaînes de télévision à l’heure des grandes écoutes s’évertuant à apporter des éclairages en complément de l’information officielle délivrée par les pouvoirs publics.
Aussi, la population confinée a eu tout loisir pendant des semaines de se plonger dans les informations tant sur les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux. L’information scientifique étant sans cesse en évolution très rapide, ce qui était jugé vrai la veille pouvant être conforté ou disqualifié dès le lendemain. Jamais la communauté scientifique ne s’est autant mobilisée pour endiguer et éradiquer un tel fléau. Ainsi à l’été 2020 plus de 70 000 articles scientifiques ont fleuri au sein des laboratoires de recherche au niveau mondial et se trouvent d’ores et déjà disponibles sur la maladie et le corona virus.
- Pour bien comprendre l’importance fondamentale dans la régulation de nos démocraties, de l’action des médias et l’influence de ces derniers sur nos croyances, notre état d’esprit et nos raisonnements examinons 2 exemples (1) A Détroit aux USA, en 1968 une grève dure et complète des journalistes a bloqué la sortie de tout organe de presse pendant deux cents jours environ. A la suite de ce mouvement social une étude a démontré que le nombre des suicides sur l’année dans cette région a fortement diminué. Ce constat ne signifie pas qu’il ne faut pas aborder dans les médias la délicate question des suicides. Il nous dit simplement que la manière d’aborder les passages à l’acte suicidaire est essentielle. Comme nous l’avons montré avec Michel Debout la communication doit se tourner vers la prévention des suicides (2). Autre pays et autre époque, en Inde, dans les années 1980 et 1990, le nombre de jeunes entre 15 et 25 ans incarcérés pour crimes a été multiplié par 5. Quand une enquête a demandé aux jeunes ce qui avait pu les pousser à commettre ces actes, 60% d’entre eux ont répondu : « Vu à la télé, ou au cinéma » …Et de fait depuis une dizaine d’années la télévision et les vidéos s’étaient fortement répandues dans les villages et les familles où ces jeunes avaient vécu. Les médias possèdent un fort pouvoir d’influence même si la population n’y prend pas toujours garde. Cette recherche d’influence explique l’investissement massif de grands groupes dans la sphère des médias en dépit souvent d’une rentabilité erratique.
Cette influence des médias peut donc servir ou jouer contre la démocratie et la vérité scientifique. Au cours de cette période d’intense communication sur des sujets ardus, diverses controverses virulentes sur le plan scientifique ont surgi. Ces débats contradictoires sur le port du masque, sur l’importance des tests n’ont pas épargné la crédibilité des pouvoirs publics. Nombre de procès sont d’ailleurs en cours. Ces débats ont porté aussi sur les modalités à retenir en état d’urgence pour conduire des études scientifiques afin de parvenir à des vaccins ou des modes de traitement efficaces.
Débats et controverses
Ces débats ont très vite dépassé la seule sphère de la recherche et ont envahi les réseaux sociaux et les médias plus traditionnels.
Ces controverses ont fait naître aussi une forte suspicion vis-à-vis des médias et en particulier des chaînes d’information en continue. Celles-ci constituent pourtant selon moi, un grand progrès des dernières années, car ainsi que l’a souligné à plusieurs reprises le philosophe Michel Onfray « Elles ouvrent l’accès à d’autres catégories d’intervenants ; elles élargissent le spectre des gens qui peuvent contribuer à la réflexion du grand public ».
- Le débat s’est cristallisé et a opposé ainsi pendant des semaines un courant de pensée favorable au traitement proposé par le professeur Didier Raoult, patron de l’IHU Méditerranée, spécialiste en microbiologie et maladies infectieuses et un courant fortementhostile à son approche. Le professeur Raoult soutenu par une petite partie de la communauté scientifique et très largement par les réseaux sociaux a avancé la solution de l’hydroxychloroquine (+ azithromycine) contre le Covid 19. Cette solution a été rejetée par une majorité des scientifiques et des laboratoires. D’autres traitements ont prévalu. En particulier le Remdesivir des laboratoires Gilead. La Commission européenne a récemment tranché en faveur de ce dernier médicament à la fin juillet 2020 en investissant 63 millions d’euros pour son achat pour le compte des Etats membres.
Que le débat se focalise sur l’intérêt ou l’absence d’intérêt pour la prévention et le traitement du Covid 19 des solutions avancées par le professeur Raoult n’est pas vraiment le cœur du problème. Même si ces polémiques sont parfois allées très loin par exemple avec les menaces reçues par Karine Lacombe chef de service de la technologie de l’hôpital de Saint-Antoine à Paris qui était opposée à l’usage de l’hydroxychloroquine. Même si on doit aussi regretter et rejeter les critiques extrêmement virulentes à l’encontre du professeur Raoult qui est reconnu mondialement pour ses travaux, qui s’est construit avec ses propos parfois iconoclastes, une image d’antisystème contre les « élites parisiennes ». Positionnement approuvé par une large partie de la population.
Quoiqu’il en soit, que les français aient suivi ces débats scientifiques de haut niveau pour se forger une opinion doit être jugé positivement. Le débat s'étant porté aussi sur la qualité des études du professeur Raoult qui ont été remises en cause. L’argument souvent répété par Didier Raoult : il n’est pas éthique de pratiquer des essais randomisés en double aveugle dans une période d’épidémie ou il faut prendre avant tout en charge les malades, n’étant pas accepté voire contesté par les autres scientifiques.
En revanche, la gestion de la multiplication des interventions parfois contradictoires au niveau médical sur les différentes chaînes de télévision pose questions. Les Français, chacun le sait, sont un peuple curieux pour ne pas dire soupçonneux considère souvent que des enjeux et de sombres intérêts se sont noués en coulisses.
Et de fait, on constate que la transparence de l’information n’a pas toujours été au rendez-vous dans les débats télévisuels. Comme il est dit en sociologie, les français auraient apprécié savoir de « quelle fenêtre parlaient les experts médicaux de toute sorte qui se sont exprimés à horaire de grande écoute comme lors des messes cathodiques du 20 heures ».
Pour développer leurs produits, les entreprises sont amenées à nouer des relations avec des experts, des journalistes et des acteurs publics. Il faut bien entendu conserver et développer cette complémentarité, qui fait avancer la science et permet le progrès thérapeutique. De même, il est traditionnel pour les chercheurs, pour les médecins des diverses disciplines d’avoir recours à des financements du privé pour accomplir leur recherche. Ce financement en soit ne pose pas un problème s’il est connu et s’il ne donne pas lieu à manipulation ou conflit d’intérêt.
Il est donc indispensable de préciser pour chaque intervention médiatique particulièrement à heure de grande écoute, les liens d’intérêts entre le médecin intervenant et les industries pharmaceutiques. En bref, quand un patron d’une société connue vient parler à la télévision c’est évident pour chacun qu’il parle aussi pour les intérêts particuliers de sa société qui ne coïncident pas forcément avec l’intérêt général (sans pour autant y être forcément opposés). En revanche, cette transparence disparait avec les interventions des chercheurs et des médecins qui peuvent sous leur aura scientifique parfois défendre des intérêts insoupçonnés par le grand public puisque non déclarés.
En préliminaire de chaque intervention les médias devraient pouvoir indiquer précisément aux téléspectateurs et auditeurs les clefs d’analyse, à savoir le contexte de l’intervention des scientifiques. Quand un professeur par exemple se prononce contre l’utilisation de tel médicament produit par tel laboratoire ses liens avec un (ou des) laboratoire(s) porteur(s) de solution(s) alternative(s) au dit médicament devraient être précisés. En effet, il est évident que cette information doit être connue de ceux qui l’écoutent car elle peut influencer ses prises de position, ce qui est loin d’être anodin. En bref celui qui reçoit l’information doit pouvoir se faire sa propre opinion et décrypter à partir de cette clef de l’appartenance ou du lien économique, les facteurs d’adhésion ou d’opposition à l’usage de la formule médicamenteuse. Le savoir scientifique n’est pas neutre sur le plan économique…
Pour avancer dans la transparence aucune nouvelle loi n’est utile. En effet la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé garantit l'indépendance et l'impartialité des décisions prises en matière de santé. Elle impose la transparence des liens entre les industries de santé et les autres acteurs du champ de la santé, professionnels de santé, étudiants, sociétés savantes, associations, médias, etc.
« Conventions », « avantages » et « rémunérations » : trois types de liens d'intérêts
Ces liens, ces relations entre les entreprises et ces acteurs peuvent prendre la forme d'accords (appelés « conventions »), d'avantages (« en nature » ou « en espèce ») ou encore de rémunérations.
Les conventions entre les entreprises et les acteurs de la santé sont des accords impliquant des obligations de part et d'autre. Il s'agit, par exemple, de la participation à un congrès en tant qu'orateur (obligation remplie par le professionnel), avec prise en charge du transport et de l'hébergement (obligation remplie par l'entreprise). Les conventions peuvent aussi avoir pour objet une activité de recherche ou des essais cliniques sur un produit de santé, la participation à un congrès scientifique, une action de formation, etc.
Les avantages pris en compte dans la base de données Transparence - Santé recouvrent tout ce qui est alloué ou versé sans contrepartie par une entreprise à un acteur de la santé (don de matériel, repas, transport, hébergement, etc.).
Les rémunérations sont les sommes versées par les entreprises à un acteur de la santé (professionnel de santé ou personne morale) en contrepartie de la réalisation d'un travail ou d'une prestation.
Dans le cadre de cette loi, ces trois types de liens d'intérêts sont clairement distingués dans la base de données publiques « Transparence – Santé ».
Que contient la base de données publique Transparence - Santé ?
Cette base de données publique précise, pour chaque type de lien d'intérêts, les informations suivantes :
Pour les conventions : l'identité des parties concernées, la date de la convention, son objet précis, le montant et l'organisateur, le nom, la date et le lieu de la manifestation le cas échéant.
Pour les avantages en nature et en espèce, directs ou indirects : l'identité des parties concernées, le montant, la nature et la date de chaque avantage dès lors que le montant de chaque avantage est supérieur ou égal à 10 euros TTC.
Pour les rémunérations : l'identité des parties, la date du versement, le montant dès lors qu'il est supérieur ou égal à 10 euros. Le cas échéant, le bénéficiaire final de la rémunération ou de l'avantage est renseigné par l'entreprise.
Les informations contenues dans la base de données publique Transparence - Santé sont issues de déclarations réalisées par les entreprises. Elles sont mises à jour sur le site deux fois par an et y restent accessibles pendant cinq ans. Les entreprises sont responsables de l'exactitude des contenus publiés.
Ces liens doivent être connus des téléspectateurs d’autant plus qu’ils sont accessibles aisément par les journalistes.
En révélant l'existence de ces liens, la base de données publique « Transparence - Santé » permet à chaque rédaction, et donc aux journalistes qui en font partie, de garantir cette qualité de l’information. C’est cette qualité de l’information qui demeure la source du débat démocratique. La validation de ces informations par les journalistes permet aux citoyens d'apprécier en sécurité et en objectivité la nature des propos tenus. Le débat démocratique suppose la contradiction. La division oblige à la discussion et à la clarification. Le débat démocratique favorise la distinction entre les malentendus et les divergences. Dans ce cadre les relations qui lient les industries de santé aux intervenants scientifiques pressentis doivent être connues. Ces liens sont tout à fait acceptables à la condition que les citoyens puissent en être informés et en tenir compte dans la réception de l’information en vue de la formation de leur propre jugement en évitant les manipulations.
- Prenons un dernier exemple pour lever les doutes et saisir l’importance de cette information : un téléspectateur apprend dans un journal télévisé que telle personnalité est résolument contre l’exploitation des peaux animales pour la fabrique de fourrures. La personnalité est très engagée en particulier contre l’abattage des hermines et des phoques. Elle mène une campagne mobilisatrice et diverses opérations coup de poing. « Très bien se dira, le fervent défenseur de la nature et des animaux ». Et par la même il créditera la personne d’un satisfecit pour son action désintéressée. Quelques jours plus tard il apprend par une autre source sur les réseaux sociaux que ladite personnalité a investi massivement et depuis quelques années dans une fabrique de fourrures synthétiques. Que doit alors penser le fervent défenseur de la nature et des animaux ? Il aurait aimé sans aucun doute avoir connaissance du contexte de l’action de la personnalité dès le premier journal télévisé. En toute hypothèse on peut considérer que cette information sera de nature à modifier sa vision de la personnalité engagée.
La remontée des cas de Covid-19, nécessitera dans les prochaines semaines une forte mobilisation des acteurs scientifiques dans les médias. Dès lors la transparence sera de nature à rassurer les citoyens téléspectateurs avertis. Exemple d’un progrès qui pourrait s’engager : l’affichage en sous-titre lors de l’interview « le professeur X est en contrat avec le laboratoire Y »
Cette exigence de clarté permettrait par ailleurs de limiter les tensions dans les débats car la tromperie et la manipulation conduisent à la perte de confiance et à l’escalade de la violence.
(1) Voir l’excellent ouvrage de Jacques Vignes « Soigner son âme » chez Albin Michel collection « Espaces Libres » Page 381
(2 ) Voir le livre « Le suicide un cri silencieux » publié en février 2020 aux Editions du Cavalier bleu. Auteur Michel Debout Professeur de médecine légale, psychiatre et Jean Claude Delgenes Economiste du travail Fondateur du cabinet Technologia