Agilité organisationnelle : une leçon de management signée Colbert
Pour convaincre le roi Louis XIV d’investir autant dans la marine que dans l’armée de terre, Colbert imagine un grand coup, à propos duquel un écrivain a laissé une description émerveillée. En voici quelques extraits, dont la langue a été actualisée.
« (Le 14 juillet 1679) il s’est passé un miracle extraordinaire au port de Toulon: un bateau de cent trois pieds de longueur avec deux ponts et un gaillard qui peut porter jusqu’à quarante canons, et d’une propreté qui n’a jamais eu de pareille, a été construit en sept heures.
« L’ardeur des ouvriers était si grande que ceux qui devaient les relayer […] rejoignirent d’eux-mêmes leur équipe pour avoir au moins une part à la gloire de leurs camarades. Ce zèle extraordinaire était cependant conduit d’une manière telle que le travail s’acheva sans qu’il se rompît aucune pièce et sans qu’aucun ouvrier se fasse le moindre mal alors qu’il y en eut près de sept cents employés dans ce travail, tant il y eut de précautions dans son organisation. D’une part, il a été partagé entre quatre maîtres bâtisseurs qui avaient sous leurs ordres deux sous-maîtres, de sorte qu’il y avait huit escouades commandées chacune par un chef. Il eût cependant été bien difficile d’empêcher la confusion entre tous ces hommes si on ne les avait habillés différemment, chaque équipe ayant sa couleur.
« On pouvait craindre un grand embarras dans l’exécution à cause des deux-mille cordages et cinq-cents poulies, mais elle s’est déroulée de façon si facile et si surprenante qu’elle servira dans la suite de modèle dans semblable cas ».
Explication:
L’exploit a surpris, mais il fut préparé de longue date par Colbert, comme le montre l’historienne Hélène Vérin[1]. Il a d’abord convaincu les arsenaux que cet exploit était possible, en leur laissant entendre qu’il ne lésinerait pas sur les moyens.
Lorsqu’il leur a dit qu’il fallait privilégier la vitesse par rapport à la solidité, il a piqué au vif les acteurs concernés qui répondirent que leur métier était de construire des bateaux de qualité et pas de produire du spectacle.
La préparation de l’événement a été marquée par nombre de controverses.
Sur l’utilisation des matières, faut-il faire les pièces d’un seul arbre ou peut-on faire des assemblages ?
Sur la manière d’aller vite, plutôt que de faire des répétitions pour entraîner les ouvriers, construire un vaisseau à l’ordinaire afin de ranger les ouvriers et leur apprendre le poste et de faire comprendre aux maîtres comment s’y prendre (du prétaylorisme, en sorte).
Ces échanges montrent des préoccupations avancées de management et des réflexions sur la manière d’utiliser au mieux les matières, d’assurer la sécurité des ouvriers, etc.
Commentaire......
Le management consiste, entre autres, à dissocier des tâches, des fonctions et des ressources pour les réassocier ou les coordonner autrement, ailleurs (parallélisation) ou plus tard (désynchronisation) pour obtenir des caractéristiques impossibles à réaliser autrement (transformation), ou produire moins cher, plus rapidement, de manière moins risquée, voire moins polluante, plus participative etc.
Avec cette démonstration, Colbert montre qu’il était déjà sur la piste de l’ingénierie concourante, de la construction modulaire, de l’agilité organisationnelle, mais aussi de la gestion par la valeur (générosité budgétaire pour un projet stratégique).
Finalement, Louis XIV n’est pas venu à Toulon, mais ces préparatifs témoignent de l’apparition d’une conception fonctionnelle de la gestion : faire la preuve, dans des conditions certes artificielles, qu’une organisation du travail conçue selon une autre idée est possible, ce qu’a inlassablement voulu obtenir Colbert en faisant preuve d’un grand sens politique.
[1] Hélène Vérin, « L’espreuve du vaisseau qui a esté faite à Toulon en sept heures », Gérer et Comprendre n°42, février 1996.