Les mobiles de la transition professionnelle des professionnels de la santé et de la sécurité au travail
La santé et sécurité au travail (SST) est devenue une nouvelle catégorie sociale de l’action publique au sein de la fonction publique française en se construisant au fil des négociations entre partenaires sociaux (Garnier, Masse. 2014). Cette évolution concerne à la fois des thématiques d’action : évaluation des risques, risques psychosociaux et des publics, par exemple, dans la fonction publique d'État les assistants et conseillers de prévention (AP/CP) et les inspecteurs de santé et de sécurité (ISST).
Des professionnels s’engagent dans ces nouvelles activités et ils proviennent d’horizons très différents et assument une forme de rupture dans leur parcours.
On peut parler a minima d’une transition professionnelle au regard des changements institutionnels, sociaux, territoriaux et identitaires occasionnés. C’est pourquoi la sécurisation pour la réussite de cette évolution doit être anticipée et garantie, que les finalités du processus doivent être expliquées et que des ressources singulières doivent être mobilisées pour l’assurer.
Quelques déterminants de cette transition professionnelle et les enjeux qui en découlent en termes de construction individuelle et collective de compétences sont ici passés en revue.
Transition et réappartenance professionnelle
Des fonctionnaires choisissent donc, à un moment donné, de quitter le parcours plus ou moins linéaire de leur carrière pour s’engager dans une activité professionnelle consacrée à la SST. Issus de tous les ministères et établissements publics, pour devenir officiellement AP/CP ou et les ISST, ils bénéficient d’une formation préalable à la prise de poste qui a pour objectif explicite de développer leurs compétences en matière de SST. Cette dernière possède toutefois un enjeu implicite : la facilitation de leurs transitions professionnelles et identitaires et la construction d’une nouvelle professionnalité enrichie de leurs expériences antérieures.
Nous ne nous situons donc ni dans un cas de mobilité fonctionnelle, ni dans ceux de reconversion professionnelle, de plan social ou de publics en difficulté auquel le concept de transition professionnelle peut être habituellement associé.
Toutefois, selon les personnes concernées, on peut parler de réorientation professionnelle, de reprise d’études (pour les semaines de face à face pédagogiques puis pour les divers apprentissages théoriques et pratiques) ou encore d’insertion dans un nouvel univers professionnel.
Au cœur de la transition professionnelle
La transition connaît une grande variété et une variabilité de déclinaisons pour devenir politique, culturelle, économique, énergétique, urbaine, territoriale, sociale, démographique, gestionnaire, psychologique, événementielle ou encore le marché transitionnel du travail. La notion de « transition professionnelle » n’en constitue pas l'une des moindres au regard des très nombreux auteurs et publications dont elle a fait l’objet ces dernières années.
De nombreux auteurs estiment que c’est un terme multiréférencé, un mot valise et un vocable ambigu voire problématique ; toutefois, c’est un concept attractif.
D’un point de vue étymologique, le préfixe trans signifie en latin en particulier au-delà de, avec ou sans mouvement. La transition est à la fois un passage graduel, une action de passer de l’autre côté mais également un état intermédiaire alors qu’au figuré, elle désigne « le passage dans un ordre social » mais aussi la contagion et la défection : le passage à « l’ennemi ». Les rhétoriciens la considèrent comme « une manière de passer de l’expression d’une idée à une autre, de lier les parties d’un discours ». La transition est aussi le passage d’un équilibre dynamique initial à un nouvel équilibre dynamique qui se caractérise par des développements rapides et lents résultant de nombreuses interactions et implique des innovations dans d’importantes parties des sous-systèmes sociétaux.
Une transposition de ces concepts à la transition professionnelle des AP/CP et des ISST permet de considérer simultanément les mouvements de placement et de dépassement individuel et collectif. L’espace et le temps sont ici imbriqués et donnent de la transition professionnelle une vision complexe et complète dans des sphères qui relèvent, en particulier de dimension :
- anthropologique : rituel ministériel et interministériel de socialisation ;
- psychanalytique : processus et dispositif assurant le passage d’un métier-objet à un autre ;
- symbolique : intégration d’une autorité de conseil ou de contrôle ;
- éthique : obligations de responsabilité, confidentialité et équité.
Une transition intégrative
Dans un va-et-vient entre déconstruction et reconstruction identitaire, les AP/CP et les ISST ont à cheminer en s’appuyant sur leurs anciens modèles de référence (comme ancrage social rassurant), tout en s’appropriant de nouveaux modes d’agir professionnels propres à l’appropriation imaginaire de nouveaux rôles professionnels et propres à la déqualification subie qui font paradoxalement contrepoids aux forces qui s’exercent sur elle. Ils étaient reconnus comme ingénieur, inspecteur responsable juridique, budget ou ressources humaines, enseignant, gendarme etc. et ils auront également pu être formateurs, sapeurs-pompiers etc. Ils sont face à un vide plus ou moins important de connaissances, de méthodes et de savoir-faire relationnels.
Ici réside un paradoxe supplémentaire : les AP/CP et les ISST du fait de leur évolution professionnelle se retrouvent en injonction d’acculturation au cœur de leur propre environnement culturel et professionnel. Ils quittent leur collectif de travail pour en rejoindre un autre qui à la fois les isole en termes d’activités (SST) mais les place en première ligne de professionnalisme sur l’ensemble du collectif sur lequel ils doivent exercer leur activité.
Ils alternent entre la volonté de maintien de leur culture et de leur identité professionnelle d’origine et l’obligation d’avoir des contacts avec les membres de leur nouvel environnement d’accueil. Autrement dit, à partir d’une forme de désappartenance de professionnalité choisie mais non maîtrisée dans ses processus et ses conséquences, les AP/CP et les ISST vont progresser vers la réappartenance souhaitée et nécessaire pour reconfigurer cette professionnalité en vue de leur nouvelles fonctions et de l’intégration de leur nouveau groupe professionnel.
Grâce à ces deux processus complémentaires et interdépendants, ils ont, d’une part, à se disjoindre et s’émanciper de leur domaine culturel, social, épistémique de référence et chercher à s’autonomiser en vue de leur futur cadre d’action au temps et au sein de l’espace protégé de leur groupe en formation.
Une assistance technique et symbolique
Ils doivent donc se former une image pour eux-mêmes, pour leur structure d’affectation et pour leur propre groupe professionnel AP/CP ou ISST, c’est-à-dire une nouvelle identité professionnelle. C’est pour ce faire qu’il appartient au dispositif de formation ou de professionnalisation de proposer aux AP/CP et aux ISST (adultes exigeants, autonomes, anticipateurs et comptables de ces deux processus) une alliance andragogique identitaire, cognitive et institutionnelle au risque du procès en infantilisation (cf post du 4 février 2016).
Si l'on retient l’exemple des actions en matière de prévention des risques psychosociaux, on constate que les AP/CP sont placés en première ligne (guides, plans, circulaires…) alors que les ISST n’ont pour ainsi dire aucune préconisation institutionnelle (circulaires Premier Ministre et DGAFP) et de très rares pour les circulaires et plan d’action ministériels.
En formation, chacun d’entre eux doit pouvoir apprendre ici et maintenant avec plaisir, tout en se projetant sur les occasions de mises en œuvre de leurs apprentissages en cours dans leurs environnements et contextes futurs. Pour ce faire, ils ont moins besoin d’accompagnement que d’assistance c’est-à-dire d’une action qui associe présence physique et matérielle, une aide technique et symbolique pour favoriser leur transition professionnelles et une capacité permanente d’explication des processus en cours et en jeu.
C’est en réalité la capacité de conceptualiser, concevoir et réaliser les dispositifs, les programmes, les travaux et les échanges qui les rendent possible le déplacement. Au risque de surprendre et contrairement à une pensée très répandue (notamment chez les apprenants et les formateurs) ce ne sont donc pas les contenus et les intervenants qui favorisent la transition mais la manière dont les AP/CP et les ISST eux-mêmes apprennent seuls et ensemble à comprendre les intérêts à agir, mobiliser les contenus et engager les parties prenantes dans l’action à mener ou à ne pas mener (comme dans le cas des risques psychosociaux).
Conclusion
Pour les aider à mettre en œuvre des stratégies d’adaptation et pour mieux gérer les éléments de rupture et de (re-)construction de continuités auxquels ils seront inévitablement confrontés, les dispositifs devraient s’inscrire dans un temps chronologique singulier tenant compte des parcours de vie professionnelle des AP/CP et des ISST autant que de la courte amplitude temporelle offerte pour permettre leur transition professionnelle.
Dans ces conditions, on peut alors penser la transition professionnelle des AP/CP et des ISST au travail comme en formation comme un dispositif transitoire et transitionnel de trans-ministérialités et de trans-professionnalités individuelles et collectives qui est capable de faire référence à des cultures, des histoires professionnelles, des compétences susceptibles d’être très éloignées les unes des autres.
Elle nécessite, d’une part, que les gens qui apprennent acceptent de prendre en compte leurs réalités, leurs peurs, leurs incertitudes, leurs désirs, leurs contraintes etc. et celles des autres et d’en faire un levier d’interaction. D’autre part, elle a besoin que les aidants (commanditaires, services RH, professionnels de terrain, organismes de formation et intervenants) fassent à la fois preuve de modestie, de pragmatisme et d’écoute.
Dans la transition professionnelle et sa guidance s’incarne un certain rapport à soi-même et à l’altérité au cœur d’un projet de partage de professionnalités pour (re-)faire son métier.
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