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18 / 11 / 2013 | 6 vues
Jacky Lesueur / Abonné
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La partie d'échecs des clauses de désignation : suite des ANI... croches

Me Thierry Guillois, avocat associé chez Fidal (spécialiste de la fiscalité des mutuelles et des associations), avait fait part il y a quelques semaines de son analyse sur le dossier désormais récurrent des clauses de désignation et dont on ne sait plus trop comment tout cela va se terminer. 

Nous reprenons ci-dessous la suite de ses réflexions et commentaires, avec l'aimable autorisation d'Espace Social Européen

« Dans une partie d'échecs, le cavalier arrive parfois où on ne l'attend pas. Dans la partie qui se joue entre le gouvernement et les complémentaires de santé, l'institution judiciaire tient le rôle de celui-ci et vient de jouer un coup de maître dont le raffinement n'échappera pas aux joueurs avertis.

Le 5 octobre dernier, le tribunal de grande instance d'Aurillac est venu compléter la jurisprudence, maintenant abondante, qui oppose l'AG2R aux professionnels de la boulangerie.
 
Prenant à rebours la majorité des décisions internes précédemment rendues, il a débouté l'institution ayant assigné une boulangerie « réfractaire » en vue  de la voir condamner, sous astreinte, à régulariser son adhésion auprès d'elle.
 
À l'appui de sa demande, l'AG2R invoquait l'avenant n° 83 à la convention nationale étendue de la boulangerie, rendant obligatoire l'adhésion de toutes les entreprises de ce secteur. Elle invoquait également une décision du Conseil d'État du 19 mai 2008, et surtout celle de la CJUE du 3 mars 2011, en ce qu'elle avait jugé que les dispositions du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ne s'opposaient pas à ce que les pouvoirs publics investissent un organisme de prévoyance du droit exclusif de gérer un régime complémentaire, sans aucune possibilité pour les entreprises du secteur couvert par l'accord de branche étendu, d'être dispensées de s'affilier audit régime dès lors que celui-ci se caractérisait par un degré élevé de solidarité.
 
La messe semblait donc être dite d'avance et l'on ne voyait pas très bien comment le boulanger pourrait longtemps échapper à son obligation de rejoindre l'institution de prévoyance.
 
C'était sans compter sur le talent du président du tribunal de grande instance d'Aurillac. Loin de contredire les juges de Luxembourg, il a reprend chacun des points de l'arrêt du 3 mars 2011 pour les appliquer à l'affaire qui lui est soumise : AG2R est bien une entreprise économique au sens du TFUE et les clauses de l'accord national étendu ne sont pas contraires aux articles 101,102 et 106 du traité.
 
Il relève toutefois qu'est contraire à l'article 102, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur un marché. Lorsqu'il parvient aux paragraphes 64 et 65 de la décision de la CJUE qui l'invitent à examiner les circonstances dans lesquelles AG2R a été désignée par l'avenant n° 83, il s'engouffre dans la brèche et applique à la lettre la jurisprudence communautaire en relevant : « qu'AG2R n'apporte aucune démonstration du fait que sa désignation en qualité « d'organisme assureur » est intervenue après appel à la concurrence, sous quelque forme que ce soit, (…) », sous-entendu, pour avoir été désigné en dehors de tout appel à la concurrence.
 
Il ne place donc pas le débat en aval de la désignation, sur le point de savoir si l'abus de position dominante est justifié, ou non, par un degré  élevé de solidarité, mais, suivant en cela l'avis de l'autorité de la concurrence, en amont de celle-ci, sur celui de savoir si, à tout le moins, le choix de l'assureur est consécutif à un minimum de mise en concurrence.
 
Le juge en conclut qu'« à l'évidence, il doit être jugé qu'AG2R prévoyance, qui dispose, en sens du traité européen, d'un monopole institué par l'arrêté ministériel d'extension du 16 octobre 2006, se trouve placé en situation abusive de position dominante (…) ».
 
Le président du tribunal d'Aurillac en vient ensuite à examiner le litige qui lui est soumis au regard du droit interne et en particulier à la situation née de l'avis de l'autorité de la concurrence du 29 mars 2013 et surtout de la décision du Conseil constitutionnel du 13 juin 2013 que la Cour de Cassation ne « pourra ignorer longtemps ».

Après avoir rappelé que le Conseil constitutionnel ne pouvait déclarer inconstitutionnels que des éléments de nature législative à l'exclusion des contrats en cours dont le contentieux relève du juge judiciaire à qui il revient de s'interroger, dans le cadre du respect de la hiérarchie des normes, sur la constitutionnalité d'actes non législatifs, il conclut « que les clauses de désignation et de migration (…) sont contraires à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle en ce qu'elles prétendent imposer aux entreprises de la branche en cause, l'obligation sans exception possible, de souscrire à un contrat prédéfini, auprès d'un organisme unique (et) que de lesdites clauses, contraires à la Constitution, ne peuvent, en dépit de l'arrêté ministériel d'extension, être opposables aux entreprises de la branche concernée ».

L'AG2R est déboutée.
 
D'aucun ont déjà dit que cette décision serait infirmée en appel, a fortiori si l'amendement, destiné à légaliser les clauses de « recommandations impératives », qui vient d'être approuvé par l'Assemblée, est approuvé dans les mêmes termes par le Sénat.
 
Rien n'est moins sûr ! Rarement, sur un sujet aussi complexe, un jugement aura été aussi bien ciselé et il convient de saluer le professionnalisme du président du tribunal de grande instance d'Aurillac.
 
Par ailleurs, quelle que soit la décision que rendra le Conseil constitutionnel (qui sera vraisemblablement saisi du nouvel article L912-1, une fois voté par le Parlement), toutes les clauses de désignation et de migration incluses dans des accords déjà conclus demeureront inconstitutionnelles, soit par l'effet de la décision du 13 juin, soit à la faveur de l'appréciation par un juge judiciaire de leur constitutionnalité.
 
La partie d'échecs est donc loin d'être terminée... »
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