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« L’invisibilisation du travail se traduit par la dégradation de la relation » - entretien avec Sophie Bernard, sociologue du travail
« J’aspirais à devenir ethnologue ». C’est finalement la sociologie du travail qui l’a emporté. « Très concrète, elle permet de décrire le monde social à travers le travail, central dans nos sociétés », explique aujourd’hui Sophie Bernard, 38 ans. Après un DEUG en sociologie à Caen, puis une licence en ethnologie à Nanterre, elle s'est finalement retournée vers la première discipline en maîtrise. Dans le cadre de son mémoire, elle s’est penchée sur la culture d’entreprise et la rhétorique managériale dans la grande distribution. « J’ai travaillé tout au long de mes études, notamment dans le secteur de la grande distribution. Il était donc pour moi assez pratique de prendre cet objet d’étude et de faire de l’observation participante ». Cela partait également d’un étonnement : « J’y observais une contradiction entre une dénonciation des conditions de travail et d’emploi et un engagement extrêmement important de la part des salariés, moi incluse. Cet emploi étudiant ne me déplaisait pas. Je n’avais pas l’impression d’aller à la mine ». C’est d’ailleurs une question qui apparaît en filigrane dans toutes les recherches de Sophie Bernard : « pourquoi ça tient ? ». Et de reprendre celui du sociologue Michael Burawoy : « pourquoi les salariés en font-ils autant ? ».
« À l’époque des 35h », elle intègre un DEA et s’intéresse de près aux questions relatives au temps de travail. Puis, elle s'attèle à sa thèse. « Je suis retournée sur le terrain de la grande distribution afin d’y étudier la construction des temps de travail, en me focalisant sur les caissières et les chefs de rayon ». Par « temps de travail », il faut entendre « rythme de travail », « temps de l’activité » mais aussi « horaires », « durée du travail » et « organisation du temps de travail ». Pour traiter de ces questions, elle procède à une comparaison entre la France et le Viêtnam. Son goût pour l’ethnologie n’étant visiblement jamais bien loin…
Quels constats avez-vous fait durant votre thèse ?
J’ai mis en évidence le caractère construit du temps de travail, le fait qu’il fasse l’objet de négociations. Du côté des caissières, j’ai montré comment se construisait le temps de leur activité entre logique de productivité industrielle et logique de service. Du point de vue de l’organisation du temps de travail, j'ai ausi mis en avant des « compromis » (au sens de Jean-Daniel Reynaud) entre les contraintes des étudiants salariés et celles des salariés « permanents ». Du côté des chefs de rayon, j’ai montré qu’ils acceptaient des horaires à rallonge en accord avec leurs perspectives de carrière. Mais le plus étonnant était que nous étions dans un environnement où les conditions de travail étaient pénibles, avec des horaires « atypiques », à rallonge, une hiérarchie très présente etc. ; et en même temps, ça n’explosait pas : pas de mouvements sociaux, peu de grèves… Pour reprendre les termes d’Emmanuèle Reynaud, c’était « une poudrière où tout se passe bien ».
En quoi le fait d’avoir été vous-même caissière a pu aider à comprendre ce travail ?
Cela m’a permis de vivre son aspect répétitif et abrutissant… Je me souviens m’être réveillée la nuit et d’avoir passé, dans mon lit, mon oreiller au scanner (rires). Cela me rappelle assez les écrits de Robert Linhart, qui raconte son expérience de travail à la chaîne dans L’Établi. Mais cela m’a aussi permis de constater qu’on y trouve également des formes de satisfaction au travail, par exemple dans les échanges avec certains clients. Cela permet une forme de reconnaissance, même si ces échanges sont limités dans le temps. Il y a aussi la satisfaction de maîtriser son geste. Je racontais récemment à mes étudiants cette fois où je me suis surprise à être enthousiasmée à la vue d’un gros chariot… Parce que j’allais pouvoir aller vite. C’est anodin comme cela mais d’un point de vue sociologique, cela permet de saisir quelque chose du rapport au travail. Cette expérience a donc permis de comprendre un peu mieux le vécu du salarié et aussi de libérer la parole : je n’étais pas l’espionne de la direction.
Le travail des caissières après l’automatisation : « On peut penser qu’elles ne font rien, sauf qu’en fait, comme dans l’industrie, elles attendent l’aléa, le problème, pour intervenir. C’est une sorte d’astreinte ».
Vous avez longtemps poursuivi sur ce terrain jusqu’à mener de nouveau, quelques années plus tard, une recherche sur l’automatisation dans les grandes surfaces. Pourquoi ?
Ce mouvement d’automatisation des services se diffusait dans la grande distribution mais aussi dans le métro, avec les guichets automatiques, dans les fast-foods… Je voyais qu’il se passait quelque chose dans la société et entendais beaucoup parler d’emploi, ce qui est normal parce que ce mouvement impliquait en effet des suppressions de postes, mais je n’entendais rien sur le travail concret. J’ai donc décidé de poursuivre mes recherches dans le domaine, d’autant plus que cela s’inscrivait dans la continuité de ce que je faisais avant. Par ailleurs, on parle souvent des « OS du tertiaire ». Certes, les points communs avec le secteur industriel sont nombreux mais en même temps on ne peut pas plaquer aux services tout ce que l’on a observé dans le secteur industriel. Je me demandais donc ce qu’il advenait de ce travail, transformé par l’automatisation. Alors que l’on pourrait supposer que les caissières n’ont plus grand-chose à faire avec les caisses automatiques, je voyais que l’on assistait en réalité à une intensification du travail. On passait d’un régime temporel séquentiel, à la caisse « classique » où les clients s’enchaînent les uns après les autres, à un régime temporel simultané car les caissières s’occupent de quatre à dix clients en même temps. En fait, il y a un processus d’abstraction, une mise à distance et au final une invisibilisation de leur travail. Les caissières travaillent depuis un écran, le « superviseur », et vérifient qu’il y a bien correspondance entre les produits que le client est en train de passer, et ce qui est vraiment décompté. Elles regardent aussi s’ils ne passent pas d’autres produits en douce. Elles sont aussi, sans cesse, interrompues par les clients qui les appellent pour se faire aider. Il n’y a donc pas moins de travail mais au contraire une intensification de celui-ci. Même lorsqu’on a le sentiment que les caissières ne font rien, elles attendent l’aléa, le problème, pour intervenir. C’est une sorte d’astreinte. C’est aussi un temps très stressant car elles doivent intervenir très vite en cas de problème, au risque de subir le mécontentement des clients et de la hiérarchie. Ce travail est aussi invisibilisé, notamment aux yeux des clients qui sont d’autant plus exigeants qu’ils croient qu’elles sont totalement disponibles. Elles ont ainsi droit, régulièrement, à des remarques du genre : « À quoi vous servez ? C’est moi qui fais votre boulot ». Alors qu’il s’agit en réalité d’une recomposition des tâches entre caissières et leur travail est nié par ceux même qu’elles servent.
Dans votre article « Le travail de l’interaction. Caissières et clients face à l’automatisation des caisses »[1], vous avez aussi fait état de réflexions racistes…
En effet. J’ai fait un terrain dans un supermarché de la Côte d’Azur où ce type de propos était plus fréquent qu’en région parisienne. C’est difficile pour les caissières car elles en attendent beaucoup en matière de reconnaissance par les clients. Même si leur rapport avec eux reste ambivalent : ce sont aussi ceux qui parfois les maltraitent. Elles répètent souvent, même quand elles travaillent en caisse classique : « Moi, je ne travaille pas à l’usine ». C’est important pour elles qui entretiennent parfois de véritables relations de proximité avec les clients. Mais les caisses automatiques transforment et dégradent cette relation de service : ils sont encore plus exigeants et impatients et les rituels de civilité « bonjour/au revoir » disparaissent au profit d’un « hé ! ».
Finalement, c’est paradoxal : les caissières sont davantage dans l’interaction avec le client depuis l’arrivée des caisses automatiques mais elles subissent en même temps beaucoup cette domination symbolique, voire un certain mépris social…
Oui. À savoir que j’ai étudié deux terrains : le premier dans un quartier plutôt favorisé, l’autre dans un quartier populaire. Dans les interactions, comme Yasmine Siblot à propos des guichetiers de La Poste, j'ai observé que s’opérait dans l’interaction un « travail de positionnement social ». Dans le quartier plutôt aisé, les clients les considèrent comme des domestiques mais elles veulent s’en rapprocher parce que c’est valorisant. Alors que sur l’autre terrain, elles tentent de se distancier des « assistés », comme elles les appellent, avec lesquelles elles présentent une forte proximité sociale. J’ai parfois même assisté à des propos racistes de leur part. Au final, l’invisibilisation de leur travail se traduit par la dégradation de la relation de service et à la visibilisation d’une seule partie de leur activité : le contrôle. Elles assurent aussi cette fonction en caisse classique mais de manière plus discrète. Là, elles se déplacent. Les clients voient donc qu’elles les contrôlent et supposent alors que c’est leur tâche principale. Ce qui n’aide pas l’interaction. Les caissières essaient donc de déléguer ce « sale boulot » aux agents de sécurité qui opposent une résistance à l’accroissement de leur charge de travail.
Vous montrez aussi qu’en fonction des clients le travail des caissières n’est pas le même.
En effet, sur la base de cette enquête j’ai essayé d’établir une sorte de typologie de ce qu’est le travail de l’interaction, en énonçant différentes caractéristiques : travailler « avec », travailler « pour », travailler « à l’insu », travailler « contre » et travailler « sous le regard ». Sachant que ces interactions sont enchâssées dans des rapports sociaux de classe, de genre, de « race ». L’idée est de pouvoir utiliser cette typologie pour penser le travail d’interaction dans d’autres secteurs…
Vous évoquez aussi les personnes âgées, des hommes le plus souvent, qui sollicitent beaucoup les caissières pour être aidés. Elles finissent alors par réaliser ce travail à leur place et se font un peu avoir. Le service dérive-t-il vers le « care » ? D’autant plus que c’est un métier majoritairement occupé par des femmes.
Cela renvoie en effet à tout ce que l’on peut observer dans la sphère domestique, avec ces hommes qui se disent incompétents : mieux vaut donc le faire à leur place quand ils n’y arrivent pas, parce que cela va plus vite. Chez les caissières, il y a une négociation permanente sur ce qu’elles doivent faire, sur ce que le client doit faire, à quel moment elles se font avoir, à quel moment elles peuvent être rejetées par certains clients… Ce travail est totalement enchâssé dans les rapports de classe, de genre et de « race ».
Toujours dans ce même secteur de la grande distribution, vous vous êtes intéressée à l’épargne salariale. Quel lien avec le travail ?
En fait, lors de mon enquête sur l’automatisation, une chose m’a étonnée : quand je questionnais les caissières sur le contrôle, je les provoquais en leur demandant pourquoi elles le faisaient parce qu’il n’aurait pas été si dramatique qu’un client passe un article ou deux en douce…
L’épargne salariale : partager les bénéfices et les risques. Elles me répondaient : « Non, je dois le faire correctement. C’est mon argent ». En fait, elles m’expliquaient qu’elles étaient actionnaires et cela m’a travaillée. Je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire sur l’actionnariat salarié. Le fait est que les rémunérations sont peu étudiées par les sociologues, en dehors des travaux d’Olivier Godechot sur les traders. C’est souvent laissé à l’économie. Mais là, au travers d’un dispositif de rémunération, on me parlait d’un rapport au travail. Cela avait un effet sur les pratiques professionnelles. Nous avons alors travaillé sur ces questions avec Elise Penalva-Icher, qui s'intéresse plutôt à la sociologie économique. À l’aide aussi de terrains complémentaires, j'ai remarqué que l’évolution des modes de rémunération impliquait également une évolution des modes de subordination au travail. Les différents dispositifs de rémunération variable deviennent en fait des dispositifs managériaux : on donne aux salariés le sentiment qu’ils sont un peu comme des travailleurs indépendants… Ce qui m’intéressait était donc cette sorte d’instrumentalisation du déni du rapport salarial, du lien de subordination, pour favoriser un engagement au travail intensif. Cela vient entretenir une certaine porosité dans les statuts d’emploi. En fait, j’ai étudié trois terrains, trois dispositifs et trois figures de salariés correspondantes : l’actionnariat salarié dans la grande distribution donc, avec la figure du « salarié associé », les primes sur objectif dans le secteur bancaire, avec « le salarié méritant », et enfin les commissions dans le secteur commercial, avec la figure du « salarié entrepreneur ». Ces trois figures salariales correspondent à différents modes de subordination.
Avec, au final, des implications sur le travail ?
Oui, cela a vraiment des effets sur les pratiques… Dans la grande distribution, il y a parfois une adhésion totale, un rapport affectif des salariés à leur entreprise et une intériorisation du contrôle : ils se vivent comme propriétaires. En tout cas, les salariés les plus anciens. Par ailleurs, ce complément de revenu est important pour les salariés au SMIC et c’est un excellent argument pour casser tout mouvement syndical. Un délégué m’expliquait d’ailleurs que cela permettait une sorte de convergence entre les intérêts de l’employeur et ceux de l’employé. L’annonce de la valeur de part intervenait d’ailleurs une semaine avant les négociations annuelles. Cela rendait donc difficile toute possibilité de négociation des salaires et donc, de fait, le salaire des employés reste proche du SMIC.
Ce sont donc ces recherches qui vont ont menée à dernièrement travailler sur les frontières entre salariat et travail indépendant, thème sur lequel vous avez organisé un cycle de séminaires, avec Sarah Abdelnour et Julien Gros. Quelles observations en avez-vous tirées ?
En effet, l’entrée par les rémunérations m’a menée à explorer cette question-là : par quels moyens les employeurs tentent-ils de donner le sentiment aux salariés qu’ils sont comme des travailleurs indépendants ? Qu’ils doivent pour cette raison s’engager tout autant, de ne pas compter leurs heures de travail etc. ? C’est ainsi qu’avec Sarah Abdelnour, qui travaille sur les auto-entrepreneurs, et Julien Gros qui travaille lui sur les bûcherons, nous avons organisé ce cycle de séminaires (« travail salarié, travail indépendant : les frontières en question », NDLR). Dans ce cadre, nous avons remarqué que la question du genre méritait d’être davantage explorée. Nous avons donc organisé une journée d’études, et proposé un numéro thématique à une revue. Puis Uber pop est arrivé. Nous avons donc monté une importante équipe au sein de l’IRISSO, essentiellement pour travailler sur l’économie de plate-forme (Uber, Air’bnb, La Rûche qui dit oui, Etsy etc.). On parle beaucoup d’économie collaborative mais personne n’a encore fait de terrain sérieux sur la question. Nous souhaitons étudier les conséquences de cette « économie de plate-forme » sur les conditions de travail et d’emploi, ainsi que sur les modes de régulations politiques et juridiques à l’œuvre.
Vous êtes donc aussi au bureau du DIM Gestes. Selon vous, qu’apporte-t-il à la recherche sur le travail ?
Plusieurs choses. Un certain nombre d’actions menées par le DIM Gestes permettent de vulgariser nos disciplines auprès du grand public. Je trouve cela positif. Nous ne faisons pas que discuter entre nous. Cela pose aussi la question de l’utilité de nos recherches parce que cet espace, que l’on ne retrouve pas ailleurs, a permis d’établir un lien avec la société civile. Comme le projet actuellement mené dans les collèges. C’est aussi un espace qui permet de discuter entre disciplines alors qu’en temps normal on ne se côtoie pas forcément. Dans un contexte de pénurie, cela a aussi permis de financer des doctorants et post-doctorants. Un moyen aussi, finalement, de réduire un peu la précarité de nos jeunes collègues. C’est important.