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22 / 03 / 2013 | 10 vues
Eric Yahia / Membre
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« De l’ANI à la loi » : vers une américanisation du droit social français ?

L’ANI, dont on parle ici, est l’accord dit « de sécurisation de l’emploi » signé par des syndicats professionnels le 11 janvier dernier (2013 et non 2008, c’était alors l’ANI de « la modernisation du marché du travail » : 5 ans après avoir modernisé, on sécurise !).

On pourra polémiquer longtemps sur le fait de savoir si l’ANI est ou non un bon accord. Il y a suffisamment de matière pour cela… Toutefois, lorsqu’il s’agit d’un accord, d’une convention ou même d’un contrat l’erreur est permise. En cas d’effet pervers par rapport au fonctionnement attendu, il est facile aux parties signataires de venir corriger ou  modifier leur convention. C’est la souplesse de l’activité contractuelle. Mais en matière de loi ?
Une loi peut-elle être aussi souple, disons même aussi « légère » qu’un accord ?

L’État n’est plus acteur, il est suiveur

  • Il semblerait que l’on attende désormais du Parlement qu’il cristallise en loi cet accord, cette convention conçue par des groupes d’intérêts qui se sont rencontrés à un moment précis. Le fait que ces groupes d’intérêts soient déclarés « représentatifs » ou qu’ils fussent censés être majoritaires dans leur secteur, légitime-t-il le processus ? Car la loi, dans la tradition française, est l’expression de la volonté générale. Elle est censée représenter la satisfaction de l’intérêt général ; celui-ci devrait-il avoir la nature d’une girouette ? La loi devrait-elle être, désormais dans notre pays, issue d’un équilibre conjoncturel obtenu par la confrontation de quelques groupes d’intérêts ?


À mon sens, ces questions méritent d’être posées. Elles sont empruntes de tradition républicaine française. Cette fameuse exception française, toujours montrée du doigt, car elle veut se doter d’une force dérangeante pour les groupes d’intérêts désormais mondialisés. Cette force, c’est l’État. L’État-serviteur qui, en démocratie, est garant de l’égalité des droits malgré les diversités du monde réel qui font la « loi » dans les conventions entre parties aux forces déséquilibrées…

Pour qu’il puisse remplir ce rôle, il a besoin d’être pleinement acteur dans l’élaboration des lois et non seulement, comme chez les Anglo-Saxons, simplement régulateur d’un processus commandé par une main invisible. Or, avec « de l’ANI à la loi », l’État n’est plus acteur il est suiveur. Nous changeons de modèle démocratique. Est-ce vraiment le moment de la faire, y sommes nous obligés ?

  • En effet, pourquoi s’interroger, si comme l’indique le communiqué de presse de l’UNSA du 6 mars 2013, « une très large majorité de législateurs comprendra qu’une loi respectant les compromis négociés entre les partenaires sociaux est un gage d’efficacité en matière sociale et d’emploi ».

De l’ANI à la loi, nous sommes en pleine démarche lobbyiste d’écriture de la loi.

Pourquoi ? Parce que voilà bien un argument de lobbyiste ! Ayons confiance dans l’équilibre obtenu après confrontation des groupes de pression entre eux [on dit aussi « la société civile »]. Ce serait un gage d’efficacité dans l’application de la loi. Ce sont des experts en leurs domaines et ils seront parmi les premiers à en faciliter l’application à en tirer bénéfice, vu qu’ils en sont les créateurs.

Lobbying qui ne dit pas son nom

À trop parler des finalités, on oublie la méthode. Mais le mot a été lâché : lobbying. De l’ANI à la loi, nous sommes en pleine démarche lobbyiste d’écriture de la loi. Le fait que cette démarche ait été parrainée par l’exécutif et suivie par des « représentants d’intérêts », dits « représentatifs », ne doit pas tromper l’observateur. C’est une pratique de lobbying qui prévaut « de l’ANI à la loi » car elle en a toutes les caractéristiques. Cette démarche repose sur de nombreux présupposés.

  • Le législateur (sous mandat populaire) n’est plus assez compétent. Les enjeux sont devenus trop complexes pour lui. Il n’a plus pour vocation de s’informer et de réfléchir par lui-même. En période de restriction budgétaire, il n’a d’ailleurs plus l’argent pour le faire (mais qui a financé la négociation de l’ANI ? Plusieurs mois de travail, cela n’a pas été gratuit..). Il faut désormais apporter au législateur un texte bien mâché qu’il lui restera à valider et retranscrire, tel quel, parce que « les Français pensent que… ».

Tous les français ? Non, juste un groupe d’irréductibles signataires qui résistent envers et contre tout au caractère minoritaire de leur accord (cf l’article de Benjamin Coriat : « ANI, un accord minoritaire peut-il faire une bonne loi ? »,  qui réfute d’ailleurs le fameux « gage d’efficacité » de la méthode suivie).

Mais, nous dit le lobbyiste, c’est toujours le législateur qui décide et qui vote à la fin. Suprême argument à vocation péremptoire. Encore faut-il que le législateur soit libre de décider. L’indépendance et la liberté nécessitent des moyens, du temps et la liberté...de réfléchir. Qu’en sera-t-il pour les transcripteurs de cet ANI qui devrait devenir loi avant la fin du premier semestre 2013 parce que l’exécutif l’aurait déjà décidé ?

Ce changement de modèle est évidemment de source anglo-saxonne.À trop batailler sur les intentions, on ne prend pas assez garde au processus. Celui qui nous est présenté, par cet accord de sécurisation de l’emploi pour les uns et de sécurisation juridique des licenciements pour les autres, participe au changement de modèle démocratique que l’on voudrait voir réalisé en France : un modèle tocquevillien plutôt que rousseauiste, un État diminué plutôt qu’un État fort, parce que le danger est supposé être chez le serviteur, plutôt que chez celui qui se sert.

Ce changement de modèle est évidemment de source anglo-saxonne. Il s’accompagne d’une américanisation progressive du droit (fatalité ou opportunité ?) qui ne dit pas toujours son nom. Ce modèle vit par et pour la confrontation des groupes d’intérêt. Il fonctionne par influence et lobbying, dont les inconvénients et les dangers sont désormais bien connus outre-Atlantique.

  • Certes, « de l’ANI à la loi », ce ne sont pas des agences commerciales de lobbying qui ont fait (directement) le travail (on dit le « job » quand on est déjà « aligné » au nouveau modèle). Nul besoin de s’introduire auprès des parlementaires ou auprès des ministères, ni de chercher à les influencer : il suffit d’utiliser la bonne vieille méthode de la « communication par la bande ». En l’espèce, la bande, ce sont les syndicats professionnels représentatifs qui vont à leur tour relayer les messages, les textes précis vers leurs véritables cibles : les parlementaires, parrainés par un exécutif qui voit dans ce dialogue social intelligent et subtil, l’expression du must démocratique.


« De l’ANI à la loi », une nouvelle de méthode de lobbying dans le droit social français ? Car d’aucuns diront que la pratique du lobbying a toujours existé en France et qu’il était secret, sournois, mal vu. Les syndicats professionnels auraient toujours représenté une forme de lobbying ou appliqué d’eux-mêmes les techniques du lobbying. Certes, mais il n’était pas exposé aussi ouvertement que dorénavant le législateur devrait respecter «  les compromis négociés par ailleurs, gage d’efficacité en matière... » législative.

À quand une nouvelle loi sur la santé transposée de l’accord négocié par l’ordre des médecins et l’industrie pharmaceutique ? À quand une nouvelle loi sur la santé transposée de l’accord négocié par l’Ordre des médecins et l’industrie pharmaceutique ? À quand une prochaine loi de sécurité routière négociée par les automobiles clubs, les compagnies d’assurance et les associations des victimes de la route ? Ne nous méprenons pas. S’il est évident, et pour les meilleures raisons, que  la « société civile » doit être écoutée, entendue et respectée, il ne faudrait pas que nous tombions dans les affres de la nouvelle démocratie que l’on prétend participative.

Si, nous allons y tomber ! Car cela s’appelle désormais le socialisme : « le socialisme est une volonté de confier aux acteurs sociaux la responsabilité de négocier et de trouver des compromis sur les sujets qui les concernent.. ». Vous trouverez cette nouvelle définition du socialisme par Michel Sapin dans l’interview faite par Emmanuelle Heidsieck sur Miroir Social. Ce socialisme-là mérite d’être comparé à l’expression du pluralisme à l’américaine, fondé sur le premier amendement du Bill of Rights des États-Unis (1). Approfondissons, l’enjeu est de taille.

Bill of Rights

C’est cet amendement qui a constitutionnalisé le droit au lobbying aux États-Unis. Là-bas, nous dit Edward B Arroyo, le lobbying est « fondé sur le droit bien établi des citoyens de réclamer au gouvernement que les torts subis soient redressés » (2). Ce droit étant posé, on réclame, puis on anticipe et on effectue finalement un lobbying normatif qui va tout naturellement conduire le législateur là où les groupes d’intérêt veulent qu’il aille ; à lui ensuite de rendre des comptes à son électorat. En France, depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, tout projet de loi doit être précédé par une étude d’impact. Il est évident qu’une opportunité immense est ainsi ouverte aux lobbies pour se faire entendre des parlementaires. Elle reste cependant noyée dans le processus législatif.

Mais aujourd’hui, avec « de l’ANI à la loi », la méthode s’adapte, elle s’ouvre au public, en passant pas des syndicats « représentatifs », mais l’esprit est le même : il ne faut plus faire confiance au législateur. La « société civile » en sait plus que lui. La loi est devenue une affaire d’expertise, que l’élection ne garantit pas. Fini le règne des sages élus, bienvenue au règne des « sachants » civils. Mais en quoi sont-ils légitimes, ces « sachants » ?
Il y a dix ans aux États-Unis, un sondage interrogeant sur ce qu’il y avait de plus dérangeant dans la vie politique américaine faisait ressortir en troisième position : « qu’on en finisse avec le lobbying et les groupes d’intérêts ». Ainsi, 71 % des sondés pensaient que les groupes d’intérêt avaient trop de pouvoir. Au  Canada, les institutions essaient de maîtriser le processus. En France, nous y entrons progressivement mais sans garde-fou. Le premier garde-fou serait de laisser aux législateurs le temps de se faire une idée indépendante, en allant consulter, qui il veut (son électorat, par exemple)…
Pourquoi les retraités n’auraient-ils pas le droit de s’exprimer sur la sécurisation de l’emploi qu’ils ont connu (ou pas) en leurs temps ?
Les parlementaires le feront-ils en France pour l’ANI ?

1- « Le Congrès ne peut faire de loi pour limiter la liberté de parole ou le droit des citoyens d’intervenir auprès du gouvernement pour obtenir le redressement des torts »
2- Edward B. Arroyo, « Les lobbies dans la démocratie », enseignant à Georgetown Article du CERAS 2 mars 2004 (cf ressources).

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