Ces établissements spécialisés qui s’ouvrent au handicap social
« Dans le milieu ordinaire, la productivité était trop forte : je ne pouvais plus suivre ». Lentement, Laurent Maurice répète inlassablement le même geste. Penché sur son atelier, casque et lunettes de protection sur la tête, il travaille le bois, le sourire aux lèvres. Il passe pourtant ses journées dans un vacarme assourdissant. Autour de lui, une trentaine de personnes handicapées effectue les mêmes tâches. Dans cet établissement de service et d’aide par le travail (ESAT) des Ateliers de l’Europe à Tours (Indre-et-Loire), on crée des objets simples. À l’atelier de menuiserie s’entassent les palettes, étagères et autres caisses alimentaires. Dans une autre pièce, de l’autre côté de la rue, les travailleurs sont assis, les uns en face des autres. Tout au long de la journée, ces personnes handicapées plient des prospectus, pour les glisser dans des enveloppes. En France, 1 300 Esat se chargent ainsi d’accompagner des personnes handicapées en leur offrant l’accès au travail.
- Parmi ces travailleurs, Laurent Maurice devrait faire figure d’exception : il est considéré comme un « handicapé social ». Employé dans une entreprise horticole pendant 17 ans, il a intégré les Ateliers de l’Europe, il y a maintenant 6 mois. Malgré un léger problème au dos, son parcours professionnel se déroulait normalement. « J’étais un peu lent mais mes employeurs ne m’en tenaient pas rigueur. Jusqu’au jour où l’entreprise a coulé ». Un nouvel entrepreneur est arrivé et Laurent Maurice a été jugé inefficace, trop peu rentable. Il a été licencié. « Aujourd’hui, il faut toujours être au top, toujours productif. La pression est énorme ».
En situation précaire, il bénéficie d’une réorientation vers un établissement réservé aux handicapés. « Ici, je me sens mieux. Si je n’ai pas fini mon travail hebdomadaire le vendredi soir, je peux le reprendre le lundi. C’est un autre rythme ».
Un besoin de productivité accru
Comme Laurent, des milliers d’handicapés sociaux, travailleurs issus du milieu ordinaire, viennent frapper à la porte des ESAT. Parfois même sous l’impulsion de Pôle Emploi. Dépressifs, jeunes sans formation, licenciés économiques, chômeurs en fin de droits, ces malmenés de la vie bouleversent désormais le quotidien de ces établissements spécialisés. « C’est un phénomène important et qui s’amplifie », déclare ainsi Frédéric Chavelet, directeur de l’ESAT des Ateliers de l’Europe. « Aujourd’hui, le Ministère de la Cohésion sociale estime qu’un sixième des demandes en Esat provient de ces gens qui sont en situation de handicap social. Si ces gens veulent entrer chez nous, c’est que l’ESAT est devenu leur dernière chance ».
« Des personnes déstabilisées, parfois après une longue période de dépression ou de solitude, vont ainsi pouvoir reprendre une vie stable, un emploi fixe, un rythme de vie quasi-normal » - Martine Leblanc
Pour entrer en ESAT, ces gesn issus du monde du travail ordinaire ont obtenu le statut de travailleur handicapé. Un statut totalement différent de ce qu’ils ont pu connaitre dans leur passé. Les travailleurs ne disposent pas de contrat de travail. « C’est un statut bâtard », juge Frédéric Chavelet. Ils effectuent 35 heures par semaine, mais ne sont pas rattachés aux conventions collectives. Ils touchent, selon les Esat, entre 5 % et 20 % du SMIC. Auxquels il faut ajouter diverses allocations : l’aide au poste, l’allocation d'adulte handicapé et, dans certains cas l’aide au logement et les allocations familiales. « Au final, certains travailleurs handicapés touchent des revenus équivalents à un SMIC, voire plus. Revenus sur lesquels ils sont exonérés d’impôts. Aujourd’hui, les ressources en ESAT sont clairement l'un des motifs de ces nouvelles orientations », indique Martine Leblanc, conseillère d’insertion aux Ateliers de l’Europe. Mais pour les personnes en situation de « handicap social », entrer en ESAT constitue avant tout un nouveau tremplin. « Des personnes déstabilisées, parfois après une longue période de dépression ou de solitude, vont ainsi pouvoir reprendre une vie stable, un emploi fixe, un rythme de vie quasi-normal », conclut Martine Leblanc.
Des travailleurs en recherche de stabilité
« Il y a toute une catégorie de personnes dont la place ne devrait pas être ici. On reçoit même des jeunes issus des quartiers difficiles qui n’ont pas de formation et pointent à Pôle Emploi » - Françis Dugay
Mais ces demandeurs d’emploi ont-ils leur place dans ces établissements réservés aux handicapés ? Pour Françis Dugay, directeur de l’ESAT de Larmor Plage (Morbihan), la question se pose : « Il y a toute une catégorie de personnes dont la place ne devrait pas être ici. On reçoit même des jeunes issus des quartiers difficiles qui n’ont pas de formation et pointent à Pôle Emploi ». A l’ESAT de Larmor Plage, une quinzaine de travailleurs est issue du milieu ordinaire.
- Au niveau national, ils seraient entre 4 000 et 5 000 sur plus de 100 000 travailleurs dans ces établissements.
Le phénomène peut s’expliquer par la crise, la pression de plus en plus forte dans le monde du travail, la nécessité grandissante de productivité. « Ce ne sont pas les personnes qui sont plus handicapées, c’est la société qui est devenue plus handicapante. Il y a vingt ans, une partie du personnel qui travaille ici aurait pu être en milieu ordinaire », poursuit Françis Dugay.
L’intégration de ces nouveaux travailleurs pose problème. L’incompréhension est forte entre handicapés physiques ou mentaux lourds et « handicapés sociaux ». Une adaptation difficile que tente d’expliquer Frédéric Chavelet : « Quand vous avez travaillé dans le privé pendant trente ans et que vous débarquez ici pour travailler avec des handicapés, vous êtes forcément déstabilisé ». Cela peut s’exprimer par une remise en question profonde, qui enferme un peu plus dans une spirale. Face à eux, Serge Gerbeau, moniteur d’atelier à l’ESAT de Larmor, ne sait plus comment réagir. « Malheureusement ils arrivent au mauvais endroit au mauvais moment. On n’est pas encore en capacité de leur apporter ce qu’ils attendent, on n’est pas des psychologues. Je me demande vraiment si on est là pour ça ».
Les nouveaux travailleurs viennent saturer le système
Face à l’arrivée de ces nouveaux travailleurs, certains handicapés ressentent une injustice. Les listes d’attente pour intégrer ces établissements sont toujours plus importantes, et il faut parfois des années avant d’être accepté. Difficile alors d’admettre que des personnes issues du « monde extérieur » viennent grossir les rangs des prétendants aux ESAT. C’est ce que dénonce l’Association nationale de défense des malades, invalides et handicapés (AMI), qui voit en ce phénomène un abus. René Magny, président de l’AMI, estime que ces nouveaux travailleurs sont un bon moyen d’accroître la rentabilité de ces établissements de plus en plus soumis à la concurrence. « Il y a trente ans, les Esat avaient pour but de servir de tremplin à l’emploi. Aujourd’hui, on leur demande d’être productifs afin d’attirer les marchés en sous-traitance des entreprises. Ces malmenés de la vie n’ont souvent pas de handicap lourd. Ils sont une aubaine en termes de rentabilité ». Il y a peu, l’association a adressé un courrier aux parlementaires de l’Assemblée nationale leur demandant de mettre un terme à cette injustice. Mais leurs revendications restent lettre morte.
Un accès à la reconnaissance travailleur handicapé remis en question
Pour ces associations mais également pour certains moniteurs d’atelier, le responsable de cette « dérive » n’est autre que la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), l’institution qui délivre la reconnaissance de travailleur handicapé (TH). À la MDPH de Tours, on assure en tout cas qu’il n’y a pas de dérives. « Si on oriente ces personnes, c’est qu’elles ont vraiment un handicap psychique », déclare Monique Le Saux, conseillère à la MDPH. Pour être reconnu comme travailleur handicapé par la MDPH, il faut avoir une capacité de travail inférieure à 30 %. Ce handicap doit être reconnu par un médecin traitant. Puis c’est une équipe pédagogique de la MDPH, constituée de « médecins, ergothérapeutes, partenaires sociaux, personnes extérieures et associations » qui décide ou non d’accorder la reconnaissance en se basant sur le dossier de la personne. Les médecins de la MDPH demandent rarement à rencontrer les individus aspirant à la reconnaissance TH. « En ce moment, nous n’avons plus qu’un médecin en poste à la MDPH », indique Monique Le Saux. « Il ne pourrait pas rencontrer toutes les personnes qui demandent la reconnaissance ».
- L’accès de personnes avec un handicap « faible », et donc plus productives, à la reconnaissance TH est facilité.
Monique Le Saux se défend : « Ce n’est pas notre but. En revanche, les directeurs de ces établissements savent très bien mettre un dossier par-dessus un autre ». Des directeurs présents et très influents dans le conseil pédagogique, qui peuvent donc largement favoriser l’arrivée des handicapés sociaux. L’occasion d’assurer la rentabilité de son établissement ?
Sous couvert d’anonymat, nombreux sont les moniteurs d’atelier qui dénoncent ce cercle vicieux. Pour eux, le gouvernement faciliterait cet engrenage. C’est ce que pense Serge Gerbeau : « La MDPH est sous tutelle de directives qui sont prises au niveau national. Ces nouveaux travailleurs, c’est autant de chômeurs et de situations précaires en moins ». Sur ce point, le Ministère de la Solidarité et de la Cohésion sociale n’a pas souhaité répondre. Le moniteur d’atelier ajoute : « Il y a encore deux ans, dans les réunions, on parlait de social, on parlait d’humain. Maintenant, on parle argent, rentabilité. Les ESAT vont devenir des usines où les handicapés n’auront peut-être plus leur place. Il faut savoir si on les considère comme des personnes qu’on aide ou comme des employés. À ce rythme-là, on n’aura plus que des chômeurs. Les moniteurs d’ateliers seront des chefs d’équipe, on ne s’appellera plus ESAT mais industrie ».
Les ESAT seraient donc aujourd’hui à un tournant de leur histoire. Sous les effets conjugués de la crise économique et d’une société toujours plus oppressante, les ESAT sont de plus en plus demandés et sont désormais saturés. Le nouveau public qui les fréquente remet en question leur rôle d’aide aux handicapés lourds, et les progrès sociaux faits sur le travail des handicapés ces dernières années. Selon Frédéric Chavelet, « le phénomène n’est pas près de prendre fin. Il faudra peut-être songer d’ici peu à repenser notre rôle ».
Vincent Piffeteau et Valentin Cruard, étudiants à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT), ont reçu pour cet article le prix 2012 de l’Association des journalistes de l’information sociale (AJIS), qui récompense chaque année de futurs journalistes s’intéressant au domaine du social. Ils ont mené cette enquête pendant près de quatre mois, dans différents établissements spécialisés dans le travail des personnes handicapées.
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Fred