Organisations
Coût du non-management : le signal d’alarme
Dans son article « Définir des règles du jeu en entreprise » (Libération du lundi 16 avril 2012), le sociologue François Dupuy, grand spécialiste des organisations du travail, a bien raison de tirer le signal d’alarme et de rappeler que « le management… est en grande souffrance ».
En titre et sur le papier, de plus en plus de managers (dits de proximité, car ils encadrent d'un à 15 subordonnées, dont ils font l’entretien annuel) exercent cette fonction managériale. Ils représentent parfois 10 % de l’effectif de l’entreprise. Ils sont de plus en plus nombreux car ils encadrent de moins en moins de subordonnées, certes, mais leur pratique managériale est aussi virtuelle que les moyens à leur disposition pour le faire.
En effet, le temps, l’énergie, la disponibilité de la majorité des managers dans l’entreprise sont en fait consacrés à faire autre chose que du management, autre chose que du « people management ». Comme le clament certains, l’actualité est au « business management » qui est au centre de l’activité quotidienne, revendiquée parfois par certains de ces managers.
Que reste-t-il, en temps, en énergie et en disponibilité aux managers de proximité, une fois leur charge de travail d’expertise (non délégable) effectuée, leur participation aux différents projets assurée, les éléments de reporting transmis, pour faire vivre quotidiennement, avec leur équipe, le « pacte de travail » évoqué par F. Dupuy ?
Aujourd'hui, chacun peut constater dans toutes les entreprises de « l’économie réelle », comme disent les journalistes, que le modèle économique et social que constitue l’entreprise se dégrade, se délite et dysfonctionne du fait des carences, absences en matière de management, au niveau microscopique de la relation managériale, dans la proximité d’une relation réduite à la portion congrue. Le modèle de la financiarisation et de la spéculation sur le travail permet seul de générer des gains énormes, en surfant sur la destruction locale de la valeur (délocalisation, fusion-acquisition et restructuration).
François Dupuy a raison de constater que la confiance n’y est plus. La confiance des subordonnées dans leur manager s’étiole, puisqu’il est aussi absent et défaillant dans sa pratique managériale ; la confiance du manager en son équipe et dans sa propre hiérarchie diminue également, se sentant démuni, frustré, désemparé par une organisation qui exige de lui, sur le papier, une responsabilité managériale, tout en ne lui laissant pas la possibilité d’y consacrer l’énergie, le temps et la disponibilité nécessaires. Coincé entre des injonctions paradoxales, des écarts continuels entre ce qui lui est dit, et ce qu’il vit, le manager stressé répercute son état sur son équipe, envahi par l’ACTH (adreno cortico tropin hormon, le stress négatif), est résolument conduit à l’échec et à la perte de confiance en lui-même, en ses compétences et/ou ressources, en sa marge de manœuvre.
Le coût du non-management grève le modèle économique et social, dans l’organisation, placé sous la responsabilité de chaque manager de proximité :
L’addition commence à coûter très cher à l’entreprise.
Les indicateurs de performances économiques de l’entreprise le révèlent avec précision (rentabilité, productivité, taux de service), sauf à modifier continuellement les systèmes de mesure et l’objet des mesures (ce qui est parfois le cas, dans notre période de migration continuelle).
Il est important de tirer le signal d’alarme et de redéfinir effectivement les règles du jeu en entreprise, le contrat social, évoqué hier par Renaud Sainseaulieu. Le constat et la volonté ne peuvent venir que de la gouvernance de l’entreprise, en charge de l’intégrité et de la pérennité du modèle économique de performance, alertée et consciente que les efforts de croissance peuvent être totalement grevés par un coût, une charge qui s’accroissent dangereusement en parallèle. Le dirigeant, cité par F. Dupuy dans son article, exprime avec beaucoup de pertinence « la destruction de valeur » qu’il constate.
Le législateur est paradoxalement en train de l’aider à pointer cette réalité coûteuse : la jurisprudence commence à pointer avec beaucoup de précision (6 familles de facteurs de risques dans le rapport Gollac d’avril 2011) les limites et les manquements du management de proximité. Un rapport de cause à effet est de plus en plus établi, mesurable, visible entre défaillance managériale et dégradation de la santé au travail.
Je ne sais pas si les entreprises sont en train de découvrir la signification du mot éthique, disons, avec beaucoup de cynisme, qu’elles sont en train de faire l’inventaire de nombreux TOCs (troubles organisationnels coûteux).
À lire :
Lost in Management de François Dupuy, Seuil, 2011.
Pourquoi j’irai travailler d’Eric Albert, Frank Bournois, Jérôme Duval-Hamel, Jacques Rojot, Sylvie Rousillon et Renaud Sainsaulieu, Eyrolles (2003).
En titre et sur le papier, de plus en plus de managers (dits de proximité, car ils encadrent d'un à 15 subordonnées, dont ils font l’entretien annuel) exercent cette fonction managériale. Ils représentent parfois 10 % de l’effectif de l’entreprise. Ils sont de plus en plus nombreux car ils encadrent de moins en moins de subordonnées, certes, mais leur pratique managériale est aussi virtuelle que les moyens à leur disposition pour le faire.
En effet, le temps, l’énergie, la disponibilité de la majorité des managers dans l’entreprise sont en fait consacrés à faire autre chose que du management, autre chose que du « people management ». Comme le clament certains, l’actualité est au « business management » qui est au centre de l’activité quotidienne, revendiquée parfois par certains de ces managers.
- Ils ont en charge des dossiers techniques, commerciaux, administratifs qu’ils traitent en propre, sans déléguer quoi que ce soit à qui que ce soit. Chez IBM, par exemple, il faut encadrer plus de 250 personnes pour avoir « droit » à une assistante. Beaucoup de directeurs préparent seuls leurs dossiers, leurs réunions, conventions (logistique, powerpoint etc …). Certes, ils peuvent utilisent tous les outils « worldwide », mais cette charge de travail, de maintenance ou d’expertise (technique, commerciale ou financière) leur prend une bonne partie de leur temps, e leur énergie, et de leur disponibilité.
- L’organisation de la majorité des entreprises, depuis plus de 15 ans, a fortement évolué vers des organisations matricielles, fonctionnant par projets, avec des équipes pluridisciplinaires, dans une logique systémique interne ou orientée « client », parfois nommée « supply chain management ». Cette nouvelle réalité conduit l’ensemble des managers à devoir intervenir dans des projets, stratégiques ou transversaux (en fonction de leur position dans l’entreprise). Ils les animent ou y participent. Cette autre part de leur fonction entame à nouveau leur temps, énergie, disponibilité.
- Enfin, l’exigence financière, marquée par des équipes de contrôle de gestion aux demandes de plus en plus analytiques et fréquentes (journée, semaine parfois) impose aux managers de faire un reporting (celui évoqué par F. Dupuy) en continu. Certes, ce reporting s’effectue au travers d’outils très performants (tableaux de bord de gestion, indicateurs, standards), mais beaucoup de managers consacrent encore une part non négligeable de leur temps, de leur énergie et de leur disponibilité à renseigner, transmettre et synthétiser cette information à caractère économique et financière.
Que reste-t-il, en temps, en énergie et en disponibilité aux managers de proximité, une fois leur charge de travail d’expertise (non délégable) effectuée, leur participation aux différents projets assurée, les éléments de reporting transmis, pour faire vivre quotidiennement, avec leur équipe, le « pacte de travail » évoqué par F. Dupuy ?
Aujourd'hui, chacun peut constater dans toutes les entreprises de « l’économie réelle », comme disent les journalistes, que le modèle économique et social que constitue l’entreprise se dégrade, se délite et dysfonctionne du fait des carences, absences en matière de management, au niveau microscopique de la relation managériale, dans la proximité d’une relation réduite à la portion congrue. Le modèle de la financiarisation et de la spéculation sur le travail permet seul de générer des gains énormes, en surfant sur la destruction locale de la valeur (délocalisation, fusion-acquisition et restructuration).
François Dupuy a raison de constater que la confiance n’y est plus. La confiance des subordonnées dans leur manager s’étiole, puisqu’il est aussi absent et défaillant dans sa pratique managériale ; la confiance du manager en son équipe et dans sa propre hiérarchie diminue également, se sentant démuni, frustré, désemparé par une organisation qui exige de lui, sur le papier, une responsabilité managériale, tout en ne lui laissant pas la possibilité d’y consacrer l’énergie, le temps et la disponibilité nécessaires. Coincé entre des injonctions paradoxales, des écarts continuels entre ce qui lui est dit, et ce qu’il vit, le manager stressé répercute son état sur son équipe, envahi par l’ACTH (adreno cortico tropin hormon, le stress négatif), est résolument conduit à l’échec et à la perte de confiance en lui-même, en ses compétences et/ou ressources, en sa marge de manœuvre.
Le coût du non-management grève le modèle économique et social, dans l’organisation, placé sous la responsabilité de chaque manager de proximité :
- perte de rentabilité, par une érosion lente et systématique de la contribution d’une équipe, démotivée, désengagée, incomprise ;
- perte de productivité, la bonne volonté des membres de l’équipe ne suffisant pas à permettre de compenser une organisation, pensée par des technocrates, imposée aux opérateurs ;
- détérioration du taux de service, la démotivation transformant inexorablement en acrimonie, autisme ou agressivité les relations des membres de l’équipe avec les clients (internes ou externes), les fournisseurs ou les collègues ;
- augmentation de la tension sociale, qui conduit les différentes instances à dénoncer un système et une organisation qui génèrent de la violence et/des souffrances au travail. Sur ce sujet, les IRP trouvent aujourd’hui de plus en plus de recours et de soutiens pour faire constater, par la justice, la responsabilité de l’employeur ;
- augmentation de l’absentéisme et du turn-over car les salariés se retrouvent de moins en moins dans un pacte social qui les contraint. L’écart stress (entre ce qu’ils attendent, ou attendaient d’un travail, d’un emploi, ou d’une vie professionnelle et ce qu’ils vivent en manque de reconnaissance, démotivation, pression journalière) pèse toujours plus lourd sur leur santé ;
- aggravation des risques psychosociaux (RPS) comme stades ultimes d’une dégradation systématique, annoncée, lentement apparue au fil du temps, invisible dans l’indifférence et la déculpabilisation sociale (les effets destructeurs du stress sont trop souvent imputés à la fragilité personnelle du collaborateur ou à une vie privée perturbée).
L’addition commence à coûter très cher à l’entreprise.
Les indicateurs de performances économiques de l’entreprise le révèlent avec précision (rentabilité, productivité, taux de service), sauf à modifier continuellement les systèmes de mesure et l’objet des mesures (ce qui est parfois le cas, dans notre période de migration continuelle).
- En revanche, les indicateurs de performances sociales (tensions sociales, absentéisme, turn-over, RPS) font l’objet de coûts cachés, amalgamés la plupart du temps à un coût social du travail qui permet mal d’isoler, ce qui résulte des carences managériales (TMS, rupture conventionnelle, prud’hommes, échecs de recrutement etc.).
Il est important de tirer le signal d’alarme et de redéfinir effectivement les règles du jeu en entreprise, le contrat social, évoqué hier par Renaud Sainseaulieu. Le constat et la volonté ne peuvent venir que de la gouvernance de l’entreprise, en charge de l’intégrité et de la pérennité du modèle économique de performance, alertée et consciente que les efforts de croissance peuvent être totalement grevés par un coût, une charge qui s’accroissent dangereusement en parallèle. Le dirigeant, cité par F. Dupuy dans son article, exprime avec beaucoup de pertinence « la destruction de valeur » qu’il constate.
Le législateur est paradoxalement en train de l’aider à pointer cette réalité coûteuse : la jurisprudence commence à pointer avec beaucoup de précision (6 familles de facteurs de risques dans le rapport Gollac d’avril 2011) les limites et les manquements du management de proximité. Un rapport de cause à effet est de plus en plus établi, mesurable, visible entre défaillance managériale et dégradation de la santé au travail.
Je ne sais pas si les entreprises sont en train de découvrir la signification du mot éthique, disons, avec beaucoup de cynisme, qu’elles sont en train de faire l’inventaire de nombreux TOCs (troubles organisationnels coûteux).
À lire :
Lost in Management de François Dupuy, Seuil, 2011.
Pourquoi j’irai travailler d’Eric Albert, Frank Bournois, Jérôme Duval-Hamel, Jacques Rojot, Sylvie Rousillon et Renaud Sainsaulieu, Eyrolles (2003).
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