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26 / 02 / 2015 | 167 vues
Audrey Minart / Membre
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Travail et modernité : de la souffrance à la justice sociale

Nicolas Chaignot Delage est l’un des lauréats 2012 du DIM Gestes.

Attaché à l’interdisciplinarité, il a pour principaux objets de recherche le travail l’esclavage et la question de la modernité. Il est actuellement chercheur associé au Laboratoire de psychodynamique du travail et de l’action du CNAM–Paris V, enseignant en philosophie au lycée et intervenant au titre de la formation professionnelle auprès des salariés, des syndicats et des administrations publiques.

« Il y a quelque chose d’arbitraire, il me semble, à ranger la science par disciplines » : voilà qui résume bien le positionnement de Nicolas Chaignot Delage, 36 ans et lauréat en 2012 du DIM Gestes. Celui-ci lui a attribué une allocation post-doctorale pour son projet de recherche « à l’épreuve de la justice sociale : de la clinique du travail à l’évolution du droit », réalisé sous la direction de Christophe Dejours (CNAM). L’ambition : faire se rencontrer science juridique et psychodynamique du travail, en s’interrogeant sur la manière dont la clinique du travail peut contribuer à élaborer un droit en faveur d’une plus grande justice sociale.

Une approche interdisciplinaire

Ce projet, à la frontière de plusieurs disciplines, s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans le parcours du chercheur, qui mobilise le droit, la philosophie, la sociologie, l’économie et la psychanalyse, entre autres pour étudier les problématiques relatives au travail et à l’esclavage. Une panoplie qu’il a pu compléter au fur et à mesure de son parcours. En effet, après des études de droit et de sciences politiques, Nicolas Chaignot Delage a poursuivi avec un master de recherche en philosophie, puis un doctorat en « sciences sociales et politiques », à l’Institut Universitaire Européen à Florence. Sa connaissance de la psychanalyse, elle, s’est nourrie en parallèle en intégrant le laboratoire de psychologie du travail et de l’action (LPTA) du CNAM de Paris, dirigé par Christophe Dejours. Ce sont tout particulièrement les travaux de Sigmund Freud et son actualité sur la notion de civilisation qui semblent avoir inspiré le chercheur. « La manière dont l’être humain doit renoncer à sa satisfaction pulsionnelle pour faire société. C’est l’idée du vivre-ensemble, de l’acceptation de l’altérité ».

Du côté des sciences de la société, Nicolas Chaignot Delage regarde vers Karl Marx et son analyse de la modernité capitaliste, avec la centralité du travail salarié et l’aliénation dont celui-ci fait l’objet. Ainsi, ce sont les « sciences sociales », économie comprise, et l’analyse du capitalisme dans ses dimensions matérielles et discursives (avec notamment la notion d’esprit du capitalisme de Max Weber, renouvelée par Luc Boltanski et Eve Chiapello) qui guident les lectures, et les travaux, du chercheur. Il reproche cependant, parfois, à l’approche sociologique, « sa manière de concevoir l’être humain dans sa liberté. La question de la subjectivité n’est pas suffisamment prise en compte dans sa capacité à renverser l’ordre social des choses » ».

Pour creuser ces questions, celui qui se qualifie de « penseur contemporain », insiste sur l’importance de réfléchir grâce à une multitude d’outils et de disciplines. « Je crains que, pour accéder à la connaissance, se cantonner à une seule discipline revienne parfois à se mettre des ornières. Il faut avoir plusieurs lunettes d’approche ». Mais comment articuler autant de disciplines, tout en visant la justesse des connaissances ? « C’est difficile. Le point de départ n’est pas le même… C’est la raison pour laquelle, selon moi, il faut construire une conception de l’homme et, à partir de là, faire dialoguer les disciplines, les confronter pour savoir sur quels points elles sont en accord et sur lesquels elles ne le sont pas. Il faut ensuite passer par la transdisciplinarité, c’est-à-dire intégrer un savoir qui lève les contradictions. » Celles-ci pouvant alors se transformer en « nuances ».

Le travail, une « œuvre de soi »

« Mon objet de recherche est notamment de comprendre le travail subjectif et ce, dans le contexte de la modernité contemporaine marquée par la domination d’une tyrannie inédite ». Tout l’intérêt, lors de son post-doctorat, de se rapprocher de la psychodynamique du travail, discipline scientifique représentée par Christophe Dejours, et mettant la subjectivité au premier rang. « Le travail engage toute la subjectivité de l’être humain… Il est beaucoup plus déterminant qu’on ne le croit. C’est l’œuvre de soi ». Et quand tout dérape ? « Là, c’est alors le droit qui intervient pour préserver la personne ».

Il serait donc nécessaire de prendre en compte cette subjectivité qui appartient, par ailleurs, à un ensemble politico-juridique ». En effet, le droit, formation première de Nicolas Chaignot Delage, est systématiquement évoqué dans ses articles. « Je relie toujours mes analyses à la question juridique car c’est aussi la question de l’action. Et donc une question politique en toile de fond. Aujourd’hui, passer par le droit est nécessaire car c’est ce qui peut neutraliser la violence et redonner à chacun une dignité, dans le respect de la confrontation démocratique. C’est aussi un repère : le droit n’est pas qu’un instrument, il est aussi une manière d’indiquer ce qui devrait être, dans un idéal philosophique jamais complètement atteignable ».

Dans ses travaux, le droit occupe donc une place importante. « Et fondamentalement anthropologique. J’ai par ailleurs une conviction : le droit peut également constituer un soutien psychologique très important. Il permet de résister et de prendre conscience que l’on est un citoyen à part entière, que la loi peut nous protéger et nous libérer de l’oppression. Elle peut aussi nous faire prendre conscience que nous pouvons nous fourvoyer dans des servitudes innommables… Ainsi, le droit du travail rappelle un nécessaire rééquilibrage, la nécessaire équité des rapports sociaux. Il est aussi rappelé en substance que l’on ne peut pas rendre responsable celui qui n’a pas la possibilité concrète d’exercer sa liberté. Il ne faut pas confondre la servitude et le salariat, lié à la nécessité de trouver un moyen de vivre en société ».

La servitude volontaire comme fil conducteur

Justement : si Nicolas Chaignot Delage n’avait qu’un livre de chevet, ce serait bien Le discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie, « sociologue post-moderne avant l’heure ». Des travaux qu’il relie aujourd’hui à la lumière de la modernité. « La servitude volontaire, telle que l’envisageait La Boétie et telle que je la vois moi-même, c’est la volonté d’asservir l’autre. C’est cette volonté de domination d’un autre qui nous permet d’atteindre un objectif, cette position de pouvoir qui engendre ensuite la servitude… Tout un paradoxe ». Et d’ajouter : « Selon moi, le capitalisme est aujourd’hui l’expression d’une exigence de servitude volontaire ».

Selon Nicolas Chaignot Delage, une part non négligeable du management contemporain consiste en un « ensemble de stratégies et de techniques visant à susciter la part « mauvaise » de l’être humain ». « L’évaluation individualisée des performances » en est le symbole le plus éloquent. La mise en compétition systématique affaiblit le sens moral, la capacité d’entrer en solidarité et, in fine, la résistance psychologique ». « Elle peut engendrer une « souffrance éthique » qui exprime une forme de pâtir d’avoir agi à l’encontre de ses propres valeurs morales. Cette souffrance traduit une contrainte à mal travailler, à faire fi de son propre ethos professionnel. Elle génère de la honte, déprécie l’image de soi et fait plonger le sujet dans la solitude du pâtir jusqu’à son effondrement ».

Le management actuel pousserait ainsi, selon lui, l’individu à se mobiliser sur tous les fronts de la guerre économique. « Surcharge, chantage, objectifs élevés voire impossibles à atteindre… Tout cela constitue un poids énorme pour la vie psychique, qui atteint notre intimité. Il est faux de dire que nous sommes une personne au travail et une autre chez soi. Nous ramenons la subjectivité du travail à la maison ». Cette individualisation des travailleurs aurait même tendance, selon Nicolas Chaignot Delage, à détruire le travail. « C’est une vision à très court terme où la qualité du travail est au fond sacrifiée. Le problème est que tant que la majorité des gens accepteront, le processus continuera. Mais jusqu’à quel point ? Sans même compter les conditions d’emploi et la peur du chômage, qui n’incitent pas à s’élever contre ces méthodes et qui participent donc de cette injonction à consentir à la servitude volontaire ».

L’engagement de la recherche pour l’émancipation collective

« Nous jouissons encore aujourd’hui d’une assez grande liberté, certes inégale, et d’un espace commun de droit en principe. Mais malgré tout, il semblerait que nous préférions le confort de la servitude… Avec, pour risque, le choix du totalitarisme. Ce qui me fait prendre conscience que notre société moderne peut s’anéantir d’elle-même ». Et de se référer au nazisme, époque « où les peuples ont délibérément choisi de renoncer à leur liberté et donc à leur responsabilité de sujets humains ». « Il faut toujours se rappeler que le régime nazi et son idéologie ont été vaincus, non par la force de la raison mais uniquement par la raison de la force… Malheureusement, nos sociétés contemporaines sont tout à fait capables de faire renaître ce genre de monstruosité, sous d’autres formes. La banalisation du racisme et la persistance d’un esclavage transnational sont les expressions d’un phénomène latent que nos sociétés auront peut-être bien du mal à conjurer à l’avenir ». Un discours qui peut paraître « engagé », voire en décalage avec le principe de la neutralité axiologique de la recherche scientifique. « Penser la modernité contemporaine et ses contradictions de cette manière est une façon, parmi d’autres, d’interpréter notre réalité contemporaine et, bien sûr, de se confronter sur le plan des idées. Je n’ai toutefois pas une démarche militante. Je suis pour le « doute libérateur » et j’adopte une position entre engagement et distanciation pour reprendre le titre d’un ouvrage d’épistémologie de Norbert Elias ».

Mais pourquoi donc, au juste, le travail, la santé mentale et la justice sociale comme objets d’étude ? « Le grand enseignement de la psychodynamique du travail est la reconnaissance de la centralité du travail, non seulement pour la vie du sujet mais aussi du point de vue politique pour notre société. L’accroissement et l’aggravation des maladies mentales et psychosomatiques en situation de travail sont symptomatiques d’une évolution sociétale négative majeure. Il faut que la société opère un travail critique sur elle-même, sur ses fondements et ses finalités. La recherche, en tant qu’œuvre de la culture humaine, doit susciter la prise de conscience collective et contribuer à trouver de nouveaux vecteurs d’émancipation ».

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