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11 / 12 / 2012 | 11783 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Travail en « horaires atypiques » et vie de famille : toutes les questions que vous vous posez

Depuis une vingtaine d’années, les emplois du temps décalés sont en forte croissance.  Une récente enquête de la DARES du Ministère du Travail, révèle que seulement 37 % des salariés français bénéficient d'horaires dits « normaux ». Les salariés en horaires atypiques sont donc désormais majoritaires. Cet indicateur est essentiel car il balaie les perceptions habituelles sur l’organisation horaire du travail salarié.




Qu’entendre pas travail en « horaires atypiques » ?


Aujourd’hui, on estime donc que près de deux salariés sur trois œuvrent selon des horaires dits « atypiques ». Par horaires atypiques il faut entendre les horaires qui ne sont pas « classiques ». Ainsi, 19 % des salariés travaillent de nuit ou le week-end de façon habituelle et 10 % de façon occasionnelle. Par ailleurs, 10 % encore ont des horaires avec une amplitude très longue et 17,5 % (en grande majorité des femmes) travaillent à temps partiel.

Les situations de travail en horaires décalés concernent donc : 
  • le travail du soir : les prises de premier poste d’après-midi de 17h00 à 22h00, 23h00 ou 0h00 ;
  • le travail de nuit de 21h00 à 6h00 du matin ;
  • le travail du matin avec des prises de poste qui débutent  à partir de 4h00 (il est précisé que les plages horaires peuvent glisser de quelques heures).


Ce type de travail à horaires dit atypiques concerne aussi souvent des horaires entrecoupés, comme pour les femmes de ménage qui commencent tôt puis reprennent souvent leur travail tard en fin de journée.

Les horaires de travail durant les jours fériés, les week-ends avec des rotations jours travaillées-jours de récupération (comme dans les hôpitaux avec souvent des rotations de 3 jours de travail et 2 jours de pause) sont aussi considérés comme horaires atypiques.
Il est à noter que ce type d’horaires n’est pas toujours figé. Les rythmes au sein d’une même équipe sont souvent décalés, ils tournent parce qu’il faut satisfaire tout le monde. Être d’après-midi et finir vers 23h00, c’est assez soutenable, mais être de nuit ou du matin comporte plus de difficultés pour la santé. La dette de sommeil demeure plus élevée. La volonté de gérer le quotidien de la journée s’oppose au sommeil réparateur qui ne peut pas se faire suffisamment.

Ce type de travail est-il plus pénible ?

 
De toute évidence, la pénibilité du travail n’est pas la même pour les différents types d’horaires atypiques. Ainsi, le travail de nuit (21h00 à 6h00 en équipe bloquée de 270 heures sur 12 mois) doit être considéré comme générant une pénibilité lourde. De même que le travail en équipes successives alternées (2X8, 3X8, 2X12) expose la santé des salariés à des rythmes physiologiques érodants. Il est difficile de satisfaire à la fois les contraintes physiques et physiologiques du salarié et ses contraintes sociales.

Autre évidence, les trois quarts des travailleurs de nuit sont des hommes. Pourtant, depuis le début des années 1990 le travail de nuit des femmes progresse plus vite que celui des hommes. Sous la contrainte à la fois de l’Europe et des aspirations à l’égalité hommes-femmes, le travail de nuit dee ces dernières a été autorisé. Depuis, le développement des cancers chez celles-ci progresse (voir en cela l’excellent papier de Patricia Mouysset sur Miroir Social), ce qui rend compte de l’étude de l’INSERM sur cette progression. Traiter tout le monde à égalité a sans doute constitué un recul social. Les femmes salariées ou non salariées travaillent dans les faits plus que les hommes en raisons des tâches domestiques et d’une prise en charge des enfants plus effective. Le travail de nuit ne gomme pas vraiment ces différences entre les sexes. Ce qui rend la pénibilité pour les femmes astreignante.


Le travail en horaire atypique est-il récent ?

Le travail en horaires atypiques existe de longue date. Que l’on songe aux services de sécurité et d’incendie, les pompiers ou encore aux services de soin et d’intervention en urgence. Ce qui est nouveau depuis une vingtaine d’années ce sont les évolutions structurantes de la production privée ou encore celles de la distribution commerciale. La tentation demeure bien présente pour les activités marchandes de cannibaliser tous les espaces-temps.  

  • L’accélération du temps


On peut distinguer plusieurs formes dans cette accélération du temps.

  • L’accélération technique : par exemple la rapidité accrue des transports, ou la vitesse de transmission des données.
  • L’accélération du changement social : en particulier dans les modes de vie.
  • Enfin, l’accélération des rythmes de vie. Pour l’individu, il s’agit d’une augmentation du nombre d’événements qui surviennent au cours d’une unité temps. Ainsi, les Français dorment moins et mangent plus vite.

Logiquement, l’accélération technique devrait accroître le temps libre. Ce dernier devrait, là encore en bonne logique, déboucher sur un ralentissement du rythme de vie en raison de l’abondance dégagée par les progrès techniques…

Mais la logique ne fait rien à l’affaire : chacun comprend que les progrès techniques favorisent en fait les accélérations sociales sans forcément soulager les personnes.

Plusieurs facteurs expliquent cette inversion de la norme. Notre société méconnaît désormais les grandes pauses de repos que sont les nuits et les jours fériés ou de week-end. L’activité économique s’étale de plus en plus sur les 24 heures. Cette mutation culturelle est loin d’être anodine. Les activités marchandes se structurent quasiment en flux tendu perpétuel que ce soit pour rentabiliser des emplacements fonciers onéreux (il faut capter des flux de clients y compris les week-end ) ou pour optimiser l’utilisation des chaînes de production appelées à fonctionner 24h/24h pour mieux en amortir l’investissement. Les résultats de cette évolution combinée à celle de la montée des loisirs conduisent l’être humain à dormir une heure de moins depuis 50 ans.

Les questions posées par cette évolution sont nombreuses en ce qui concerne la vie de famille. En effet, les salariés qui cumulent déjà le plus des contraintes au travail doivent s’organiser au mieux pour tenter de satisfaire aux contraintes d’ordre familial.

Dans ce contexte, comment s’organise la vie de famille ? La garde des plus jeunes ? Les conduites à la crèche ou à l’école ? Comment les enfants s’adaptent-ils aux contraintes de leurs parents ? Quels sont les inconvénients (mais aussi les avantages) de ces rythmes professionnels ?

Le travail en horaire décalé se vit-il mieux quand il est choisi ?

Il y a deux façons de vivre le travail en horaires décalés. Cela dépend de si c’est un choix ou si ces horaires sont imposés.

Un concept sociologique est en cela important pour comprendre ce qui est à l’œuvre : il  s’agit de la prévisibilité du travail. Ce concept renvoie à l’ensemble des informations pertinentes et utiles sur les changements dans l’organisation du travail.

Plus la personne peut anticiper, mieux elle se trouve à gérer des situations changeantes.

Quand on fait le choix de travailler selon ces horaires atypiques, on s’organise en conséquence et on y réfléchit avant. Ce n’est pas la même chose, pas la même stratégie de défense, quand ces horaires sont imposés et subis.
 
Pour certains employés, travailler en décalé apporte des avantages notamment au niveau des conditions de travail. Dans les hôpitaux par exemple, il y a souvent des options prises par le personnel médical de travailler de nuit parce que la pression est moindre, les patients sont plus calmes, le confort est différent, les relations humaines plus faciles. Le personnel ressent moins de pression hiérarchique. Et quand on discute avec salariés, les gens s’en arrangent bien.

Comment récupère-t-on la dette de sommeil ?

Il faut savoir que, même en travaillant de nuit et en dormant la journée, cela ne provoque pas l’inversion totale des rythmes biologiques. On est toujours un peu en contradiction avec soi-même.

Même si l'on a plaisir à travailler de nuit, il faut pouvoir récupérer la journée sinon il y a risques de troubles du sommeil. Il est important de s’astreindre à une récupération avec autant sommeil que si on était en diurne. Malgré tout, certaines personnes vont cumuler une dette de sommeil importante qui peut provoquer une prise de sédatifs (par exemple, d’excitants, médicaments…) ou qui vont déboucher sur des dépendances pour tenir la pression (alcool, café, autres drogues…). Les mères de famille, par exemple, qui travaillent de nuit et qui doivent se rendre disponibles la journée pour leurs enfants. Ces derniers ne comprenant pas toujours que leur mère présente physiquement ne le soit pas « affectivement » auprès d’eux puisqu’elle dort. Voir en cela la grande étude réalisée par Technologia au printemps sur les conséquences de la vie professionnelle sur la vie sociale, la vie privée et la vie intime des couples.
 
Ce qu’on oublie de dire, c’est que le travail en horaires atypiques est souvent mieux rémunéré, à l’exception notable des hommes et femmes de ménage. La famille aura donc  un meilleur niveau de vie et c’est tout le débat avec les horaires du dimanche, par exemple, on comprend que certains salariés veuillent travailler ces jours-là parce que sans, ils perdent du pouvoir d’achat. Les horaires atypiques rapportent plus d’argent et comme les rémunérations en général stagnent, tout ce qui permet d’avoir une meilleure rémunération et plus facilement envisageable. Mais on comprend aussi les dérives que pourraient occasionner la généralisation de ce type d’horaires. À terme, il est d'ailleures probable que, s’ils étaient généralisés et donc banalisés, plus aucune sur-rémunération ne s’y attacherait.

Le travail en horaires décalés est-il le plus souvent choisi en début de carrière ?


Plus facilement acceptable en début de carrière (jeune sans enfant). Après 40 ans, les horaires atypiques sont souvent délaissés car l’activité devient plus pénible. Le corps accepte moins les distorsions du sommeil.

Au sein de la famille, quelle organisation ? Comment est-ce vécu ? Comme décrit plus haut, il y a souvent une pression de la famille vis-à-vis de la personne qui travaille en horaires décalés car étant présente la journée la famille considère qu’elle doit être disponible pour s’occuper des enfants alors qu’elle devrait se reposer ou encore pour vaquer aux travaux ménagers. Le travail en horaires atypiques bouleverse les répartitions des tâches, même si la contribution féminine reste plus importante.

Certains vivent mieux que d'autres le travail de nuit et parviennent à bien s’organiser la journée. Chacun peut trouver son équilibre et il y a aussi des stratégies d’adaptation : soit tout va bien (le travail est fait dans un vrai confort, on le continue et quand les enfants sont plus âgés cela devient plus facile), soit c’est la fuite (on change de poste par fatigue, mais ça peut aussi être la rupture familiale, la séparation).

La vie sociale doit être importante, les salariés en horaires décalés doivent continuer à sortir, voir des amis. Mais les gens qui travaillent de nuit ont une espérance de vie plus courte, cela a été prouvé par plusieurs études. Cette perte d’espérance de vie peut aller jusqu’à 7 ans pour ceux qui ont travaillé la majeure partie de leur vie la nuit. De plus, il a été observé que les personnes travaillant de nuit sont plus sujettes aux addictions.


Comment le couple vit-il les horaires décales  ?


Souvent, les gens optent pour de tels horaires, ils savent gérer ne serait-ce que pour l’utilisation des transports. Quand on est en horaires décalés, on voyage plus vite et mieux parce qu’il y a moins de monde, on évite les heures de pointe. On a aussi du temps pour les enfants puisqu’on s’organise mais la famille ne se réunit que par rapport au rôle parental et non par rapport au couple. Les horaires atypiques peuvent être un bénéfice pour les enfants qui ne sont jamais seuls, mais le couple peut aussi être réduit dans ce cas au seul rôle parental… Le couple peut ne pas en sortir indemne.

Une grande partie de la population vie comme cela. Obligatoirement, il y a des gens qui sont amenés à vivre ensemble et donc concernés tous les deux par les horaires décalés. Dans certaines professions, on peut s’arranger pour les gardes, il faut trouver un rythme personnel et se donner des phases de récupération du couple. Il faut en parler ensemble en évitant l’aspect routinier. Vivre en couple de cette façon peut fonctionner, cela dépend des individus, mais si l’un vit selon des horaires classiques et l’autre en décalé, ou si les deux sont en décalé mais n’ont pas les mêmes horaires, ils n’auront pas forcément les mêmes envies en même temps. On peut avoir besoin du soutien de son conjoint quand celui-ci n’est pas forcément disponible.

En devenant parents, les salariés ont-ils tendance à revenir à des horaires plus classiques pour leur famille ? Les femmes font-elles le plus souvent ce choix ?

Il est vrai que, souvent, un certain nombre de femmes se replie sur l’auto-entreprenariat qui leur permet de mieux gérer leur temps et leur priorité. Mais il ne faut pas oublier que dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui cessent, parfois définitivement, une activité professionnelle pour gérer leur famille quand elles ont des enfants (naissance ou adoption d’ailleurs).

Les femmes essaient souvent de s’adapter. Ce sont souvent les femmes qui trouvent les solutions parce que les femmes ont d’autres centres d’intérêts que le travail. Il n’y a pas que le travail qui compte, elles donnent la vie et veulent assumer les enfants.


La société sait-elle s’adapter pour faciliter le quotidien des Français qui travaillent en horaires décalés ?


Plusieurs choses jouent : la concentration du travail dans certaines zones géographiques (comme en région parisienne). Le travail est concentré et avec le prix des logements, les gens s’expatrient de plus en plus loin. En zone urbaine, quand on est en horaires atypiques, et que l’on  commence à 4h00 du matin, c’est encore plus compliqué s’il y a carence des transports en commun. Si on prend le cas des infirmières de nuit, il est évident qu’il n’y a pas assez de logements près des hôpitaux. Pour la garde des enfants, c’est encore plus compliqué que pour les gens en travail administratif. Souvent, il n’y a pas de structure adaptée, même pour le week-end, c’est très injuste. Donc, l’organisation relève de la bricole du quotidien pour faire en sorte que ça fonctionne. Souvent, les grands-parents ou les voisins aident. Mais si cela dure, alors ils finissent inévitablement par changer de travail. S’organiser avec le premier enfant, puis deux enfants, c’est dur. Mais à partir du troisième, c’est plus facile parce qu’on a déjà pensé une organisation depuis un moment. Une organisation qui ne repose pas que sur les parents : on élargit le rôle parental avec les grands-parents, les amis, les voisins.


Comment les enfants s’adaptent-ils aux horaires de leurs parents ? Sont-ils eux aussi décalés ?


Nous n’avons pas étudié ce point précis dans nos études mais pour l’enfant, il est évident que les horaires décalés sont un peu perturbants en ce qui concerne les rythmes de sommeil ou l’adaptation scolaire. Mais il faut savoir qu'un enfant possède des capacités d’adaptation extraordinaires : si la famille le vit bien, il le vivra bien aussi. Si les parents sont heureux, il parviendra, moyennant certaines dispositions, à faire avec. Encore faut-il qu’il puisse dormir suffisamment : à 8 ans, un enfant doit dormir 11 heures par nuit donc il faut y réfléchir. C’est une contrainte supplémentaire à prendre en compte.

Je pousse toujours pour que l’on ait des crèches dans les entreprises (comme chez Renault techno centre où 2 crèches ont été installées depuis les crises de 2007). Les femmes sont plus heureuses parce qu’elles arrêtent de courir contre le temps. En effet, on demande beaucoup aux femmes d’êtres de bonnes mères, de bonnes professionnelles, de bonnes amies et de bonnes amantes…

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