Qu'est-ce que l'ADN d'une entreprise ?
Y a-t-il plus étonnant que l'affirmation des entreprises que « ceci ou cela » est dans leur ADN ?
Parce que tout de même, l'ADN est l'archétype du destin imposé par une programmation insensible à l'environnement. C’est inscrit en dur et donc un obstacle infranchissable à l'adaptation au marché dont elles se vantent par ailleurs. Mieux, de cette inflexible programmation les entreprises « à ADN » ne nous en disent rien de plus que « ceci ou cela » s'y trouve, nous laissant pour le reste tout imaginer, y compris le pire. Pourtant le message veut bien sûr rassurer et semble souvent y arriver. Il faut alors supposer l'existence d'un sens moins apparent qui rassure et le contenu réel et la raison du choix de cette formule.
- Que ce message soit plus particulièrement émis par les entreprises qui veulent avoir une image forte, une personnalité, confirme que le message caché est « nous ne faisons qu'un seul corps, sans contradiction interne, qui agit et pense comme un seul homme ».
Un message rassurant à la fois sur l'organisation interne puisque dans tout être vivant, fonctions et organes coopèrent « naturellement » et efficacement au bien de l'entité globale, et sur l'avenir puisque l'entreprise possédant avec « ceci et cela » un avantage adaptatif puissant est armée pour affronter avec succès la pression de sélection exercé par le marché.
Cette métaphore, l'entreprise est un organisme vivant, simple et évidente, au pouvoir opérant attendu, est-elle fondée ?
Non. Le parallèle entre entreprise et organisme, aussi séduisant qu'il soit, est tout simplement une erreur. Mais puisqu'il s'impose souvent, au moins comme guide, et que ce n'est pas sans conséquence concrètes sur la vie des salariés, reprenons les deux sujets pointés, organisation interne et avenir, pour tenter de déterminer pour chacun ce qui peut ainsi séduire et esquisser les conséquences négatives qui peuvent en découler.
Quel responsable ne souhaiterait pas que l’entreprise ait la capacité de conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des fréquentes et changeantes contraintes auxquelles elle est soumise ?
Ainsi fréquemment, voir sans trop s’en inquiéter, se mettre en place nouvelles organisations ou nouvelles conditions de travail puisque l’entreprise saura toute seule retrouver son équilibre naturel ? Cette capacité n'est rien d'autre que celle que Claude Bernard prêtait à tout organisme vivant, l'« homéostasie ». C'est oublier que dans l'entreprise, il n'y a pas de bon fonctionnement naturel. Les règles sont toujours surajoutées et l'état spontané d'une entreprise est peut-être le désordre.
- De plus, assimiler l'entreprise à un organisme, c'est assimiler les dysfonctionnements à des pathologies. Quelle simplification du dialogue social, si c'était vrai !
Car si, en étendant les propos de Canguilhem, ce qui fait débat dans une pathologie, c'est la nature des maux et pas le but à atteindre (la santé), dans l'entreprise la réalité est inverse : les problèmes sont en général clairement exprimés mais souvent sans accord de tous les acteurs sur ce qu'est un fonctionnement sain. Conclusion, cette métaphore peut encourager faux sentiment d’innocuité à propos des secousses, même brutales, imposées à l'entreprise et médiocre dialogue.
- Il est aussi très confortable de comparer la concurrence entre entreprises sur un marché à celle des organismes dans la nature.
L'abus du motto « nous devons nous adapter » en témoigne. Sans se poser des questions sur le mécanisme de sélection qui s'exerce dans l'entreprise pour l’obtention des promotions ou la valeur des contributions individuelles. Car l’ADN vainqueur est à l’entreprise donc à personne. Croire à un avantage adaptatif de l'entreprise face à la sélection effectuée par les clients, c'est oublier les principes énoncés par Darwin : pour paraphraser Williams, les adaptations liées à l'entreprise n'existent pas, la sélection ne s'exerce au contraire qu'au niveau des individus, pas à celui des groupes d'individus. Les meilleurs quitteront l'entreprise s'ils n'y sont pas bien.
Il existe néanmoins une possibilité reconnue des biologistes que la sélection s'exerce effectivement au niveau du groupe (comme tous semblent le souhaiter) et non seulement au niveau individuel : lorsque les membres du groupe sont solidaires ou, en d'autres termes, pratiquent l'altruisme.
- Dans ces situations qui nous éloignent du fonctionnement actuel des entreprises, le groupe réellement le plus fort n'est pas celui qui inclut les individus les plus performants mais celui qui sait sommer les contributions par l’altruisme.
L’altruisme, pas la coopération qui ne donne aucun avantage durable dans un contexte de sélection. Nous pourrions donc devoir à cette métaphore non seulement fausse mais aussi issue d'une incompréhension de la théorie de la sélection naturelle, ignorance des stratégies personnelles qui existent car c’est là que s’effectue en réalité la sélection et bien pauvres collectifs.
En conclusion qui, exceptés les actionnaires qui ne connaissent et ne s'intéressent peut-être pas au fonctionnement réel des entreprises, peut recevoir positivement le message « ceci ou cela » est dans l'ADN d'une entreprise ? Certainement pas les salariés qui payent au prix fort les dysfonctionnements parfois nécessaires pour maintenir l'illusion que l'entreprise peut être comme un organisme. L'expression continue pourtant à être employée avec succès, non seulement par les entreprises mais aussi par les partis politiques etc. Mais c'est une autre histoire.